- Edward - Chapitre 4 :  L’homme-tempête

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- Edward -

Chapitre 4 : L’homme-tempête

J’ai devant moi une tempête faite homme. Le bleu de ses yeux me glace et me transperce. Il exprime un tourbillon de sentiments que je ne peux saisir et où je pourrais me noyer. Puis il y a cette chevelure de feu, ce rouge dompté par un ruban de soie. La couleur m’accapare et me terrifie. Si bien que je ne parviens pas à saisir le sens des mots que cette bouche libère. Cette colère. Qu’elle me soit destinée ou non n’a pas d’importance. J’ai devant moi une tempête faite homme. Si je ne fais rien, si je me laisse prendre, qu’adviendra-t-il de moi ?

— Antonio ?

L’homme qui m’a bousculé et moi avons prononcé ensemble le nom de l’italien. Celui-ci nous rejoint un grand sourire aux lèvres. Mais son expression, comme son corps se figent en me voyant assit par terre.

Il lâche, incrédule :

Dio mio ! Edward ? Tu vas bien ? Tu n’as rien de cassé ?

Cependant, Antonio détourne très vite son attention de moi pour sermonner ce que je devine être le fameux Arthur.

— C’est comme ça que tu traites les amis de tes amis ? Et en utilisant mes mots fleuris, en plus ?

Arthur fronce des sourcils, l’air plus agacé que fautif. Il chasse l’air de sa main gantée de blanc, comme si une mouche l’importunait.

— Cesse donc avec tes fichues fleurs, c’était un accident, Antonio. Tu ne vas pas en faire une tragédie.

Je me mure dans le silence. Cet homme m’inspire un mélange de crainte et d’antipathie. Qu’Antonio puisse être proche d’un tel malotru m’échappe. Je me relève avec précaution, étire doucement chacun de mes bras et de mes jambes. Je n’ai rien. Je n’ai rien du tout.

— Je vais vous laisser.

Je dois partir maintenant, avant que je ne prenne plus de risques inconsidérés. C’était une erreur d’accepter cette invitation alors que j’ai refusé toutes les autres. Je n’ai rien.

— Je t’en prie ne part pas, Edward ! Antonio capture mon bras. Nous sommes ici pour passer une bonne soirée. Et Arthur va te présenter ses excuses, n’est-ce pas, Arthur ?

Antonio glisse sur l’intéressé un regard insistant.

— Je voulais rattraper un voleur qui m’a détroussé de ma montre, fait Arthur d’une voix dure. Ton ami m’en a empêché.

Il m’accable encore alors que je n’y suis pour rien. Cet homme est un rustre de la pire espèce.

— Ta montre ? Tu es dans tous tes états à cause de ta montre ? s’insurge Antonio en haussant le ton.

Se rendant compte de son éclat, je vois mon ami soupirer en pinçant l’arête de son nez.

— Messieurs, messieurs, messieurs, faites preuve de maturité, reprend l’italien. Il est déjà tard, vous êtes ici, au rendez-vous pour passer la plus agréable des soirées en la compagnie du plus illustre acteur et médecin de ce siècle.

— Le plus modeste, aussi.

Le commentaire d’Arthur, au lieu de me détendre, me crispe davantage. Le personnage fait naître chez moi une réaction épidermique.

— Voilà ! Puisque nous sommes d’accord, allons-y.

Antonio ouvre la marche. J’ai un temps d’arrêt. Arthur n’a pas bougé non plus. Il m’adresse un regard froid, que je lui retourne sans sourciller. Une inspiration soudaine me donne l’impertinence de lui jeter, en le dépassant :

— Si le temps est si précieux pour vous. Je me ferai un plaisir de vous rappeler qu’il file, et que chaque seconde passée en votre compagnie m’importune.


Après avoir salué le robuste gardien de l’entrée avec beaucoup d’effusion et des baisers sonores sur chaque joues, Antonio nous entraîne à l’intérieur des lieux.

— Alors, n’est-ce pas l’endroit le plus merveilleux au monde ?

Il l’est, à ma grande surprise. Rien n’avait laissé présagé un tel joyau. Surtout si l’on s’est référé à son écrin. L’extérieur m’a laissé une bien mauvaise impression, avec sa devanture toute bancale et son fauve à la peinture écaillée. Mais le Lion’s Gate se révèle à moi par mille autres nuances.

Des dizaines de tableaux se révèlent. Portraits et paysages paraissent si vivants, si réels que je ne peux m’empêcher de m’arrêter pour les contempler. Je respire à pleins poumons, l’odeur caractéristique de la térébenthine. Brièvement, c’est mon père que je crois voir sur un des tableaux, un sourire radieux aux lèvres, la figure et ses habits tout éclaboussés de minuscules points de toutes les couleurs. Le rouge, ce rouge odieux est éclipsé à la faveur d’un bleu magnifique qui me réconforte. Cette nuance-ci, je la chérie tant qu’un sourire flotte sur mes lèvres.

Or, un autre commentaire désagréable d’Arthur me tire de ma vision du passé, et d’un père que je ne parviens pas à oublier.

— Tu devrais revoir ta définition du mot « merveilleux ».

En lui décrochant un coup d’œil assassin, nos regards se croisent encore. Ce bleu. Il confronte des souvenirs que je veux effacer et qui me hantent sans cesse.

— Je vous ai fait la promesse d’une soirée in-ou-bli-able, messieurs, nous assure Antonio. Et elle le sera. Oh, oh, vite ! Le spectacle va commencer !

Il noue ses bras autour du mien et celui d’Arthur. Puérilement, je ne détourne pas les yeux. Je toise cet homme comme l’ont fait les lords de ma promotion, à l’école de médecine. J’agis comme eux, lassé de leur outrecuidance et les jugements qu’ils me portent sans cesse. Ma rébellion échoit sur ce gentilhomme si attaché à sa montre. Je sais que mon comportement est ridicule. Je n’ignore pas que ma conduite n'entraînera qu’un cercle infernal impossible à briser. Mais je hais cet homme au-delà de toute raison. Mon jugement, ma sentence envers lui, dépassent les frontières de l’absurdité. C’est mon cœur qui hurle. Il concentre toutes les injustices sur cet homme-tempête. Quitte à en faire une victime. Mon châtiment intérieur m’effraie, si bien que je ne discerne pas tout de suite les notes harmonieuses d’une soprano.

Arthur se détourne de moi le premier, m’arrachant un rictus. La sensation grisante de l’avoir emporté sur un adversaire me traverse. Cependant, la surprise, puis l’inconfort que je détaille chez ce dernier, m’interpelle.

Mama mia… quelle splendeur, susurre la voix plus rauque d’Antonio tandis que j’accorde enfin mon attention au moment présent.

La chanteuse est en effet d’une incroyable beauté. Grande, élancée, elle a des yeux noisettes qui pétillent et ensorcèlent, une chevelure qui ruisselle et ondule comme de l’eau. Une véritable sirène évolue sur une scène, terrible tant dans sa sensualité, que par sa nudité qu’elle affiche avec insolence. Son corps brille à la faveur des bougies. Lumières et ombres dansent en rythme avec elle, sur elle, derrière elle. Elles forment une trinité redoutable qui me fascine autant qu’elle me pétrifie. Car je revois, à travers cette incarnation de la Vie, le cadavre alanguit sur la table d’examen du professeur Pratt.

Je titube. C’est Arthur qui se dégage et nous repousse sans ménagement.

— Arthur ? Où t’échappes-tu encore ?

L’italien n’obtient pas de réponse. Puis il se tourne vers moi, alors que j’initie une retraite stratégique.

— Toi aussi, Edward ?

— Je vais faire un tour.

J’abandonne mon ami. Prit comme il l’est dans les filet de cette créature à la voix enchanteresse, nul doute qu’il ne m’en voudra pas longtemps.


J’ai décidé de me perdre dans les profondeurs du Lion’s Gate. J’apprends, au détour des conversations, que les lieux ont été réaménagés selon les plans d’une ancienne auberge. Le rez-de-chaussée est composé d’un couloir par-lequel nous sommes entrés, Antonio, Arthur et moi. Une vaste salle de spectacle que j’ai quittée, a été aménagée spécialement pour les représentations de toutes sortes, que la sirène impudique investie tous les soirs pour le plus grand plaisir de ces messieurs. Il semble qu’elle ai une certaine notoriété, et qu’elle serve de modèle aux artistes des lieux.

Beaucoup s’extasie devant leurs œuvres et défende, avec la verve que le vin libère, le talent qui est le leur. Si en effet certaines d’entre elles témoignent un véritable don pour représenter la chanteuse et son sourire angélique, d’autres ont rendu vivante les charmes de son corps voluptueux. Je détourne les yeux et repense à la tuberculeuse.

Je ne sais pas combien de temps je me perds dans l’observation des peintures. J’ai la tête pleine de couleurs, de souvenirs éparpillés par ma mémoire. Ils me tourmentent. J’ai besoin d’air.

Je traverse à nouveau la salle de spectacle en ignorant le brouhaha des applaudissements et emprunte un escalier. À l’étage, je découvre un autre couloir qui se prolonge sur plusieurs mètres. Le silence se fait à mesure que je progresse dans cette pénombre. Du moins, pour un bref instant. Car tout à coup, j’entends des bruits de meubles déplacés, le son d’un verre qui se brise.

Alerté, je me précipite vers la source de cette cacophonie. Une appréhension me gagne sans que je puisse me l’expliquer. Mais avant que je n’atteigne la porte, quelqu’un la repousse si violemment, que je suis projeté en arrière.

Je relève la tête et ma mâchoire se crispe. À contrejour, je ne peux pas vraiment discerner son visage. Je ne vois que le rouge de sa chevelure libérée de son carcan de soie. Je n’arrive pas à y croire. Lui. Encore lui ! Je m’apprête à le houspiller, ma colère prête à affronter l’homme-tempête. Mais soudain je le vois s’effondrer à mes pieds une main plaquée contre sa gorge.

— Monsieur ? Que vous arrive-t-il ? Monsieur !

Je constate, avec horreur, qu’il étouffe.


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