Word Trade Center

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 Saul n'avait pas de quoi, donc Saul restait coi. Il était dans le cas de tous ces pauvres clients qui, à court de lettres, ne pouvaient formuler leur demande aux vendeurs. Mimer ? À quoi bon. Il se retrouverait bien bête au moment du paiement : toutes les cartes bancaires demandaient une reconnaissance vocale, et il n'y avait plus aucun argent liquide sur Terre. Surtout pas aux États-Unis : les millions de "In God we Trust" avaient coûté trop cher.

 Il demeurait silencieux, perdu au milieu des longs rayons qui exhibaient des lettres du A jusqu'au Z. Une vendeuse l'accosta, lui parla sur un ton éloquent. « Puis-je vous renseigner ?

 — Mmh, grommela Saul.

 — Monsieur, vous allez bien ?

 — Mmh !

 — Oh, je vois. Vous êtes en panne de lettres. C'est bien dommage pour vous.

 — Mmh...

 — Je crains ne rien pouvoir faire. Quelqu'un pourrait peut-être vous en prêter ?

 — Mmh ?

 — Oh non, je regrette. Il est interdit aux vendeurs de vous en donner gratuitement. Vous n'avez pas un ami ? Je connais une association qui...

 — MMH.

 — Vous n'aimez pas la charité ?

 — Mmh, mmh.

 — Enfin, vous n'allez tout de même pas grogner toute votre vie ! Il vous faut des lettres, et des bonnes. Le Word Trade Center excelle en la matière. Vous êtes à la bonne adresse, sans toutefois pouvoir vous adresser à personne. C'est fâcheux, bien fâcheux. Écoutez...

 — Mmh ?

 — Revenez plus tard. Je vous trouverai quelques invendues. Ce serait dommage de les jeter. », ajouta-t-elle enfin avec un clin d'œil.

 Saul maugréa de reconnaissance. Dans sa pensée confuse et privée de mots, il forma une sorte d'idée de joie. À défaut de lettres, il lui restait les images, et son esprit peignit un bouquet qu'il s'imaginait remettre à la jolie vendeuse.

 Il patienta jusqu'au soir, traînant près de la devanture du Word Trade Center. Il attrapa de-ci de-là des bribes, des histoires, des souhaits. Tous ces passants qui jacassaient. Tous ceux-là qui crachaient leurs lettres sans compter. Saul se dit qu'il n'y avait sûrement pas assez de C, de O et de N pour les qualifier tous.

 Il jeta un œil à la grande horloge dans la rue. Dix-sept heures passées. Le grand magasin fermait ses portes à vingt heures, parfois à minuit les soirs de match, au cas où de fervents supporters manquaient de mots. Il n'y avait aucun match ce soir-là, donc c'était vingt heures. Il avait trois heures à attendre, il décida donc de s'assoupir sur un banc.

 Des rêves sans paroles peuplaient son sommeil. Tout ce qu'il voyait, c'était des formes, des gens, des sons du quotidien, mais pas de mots. D'une certaine manière, il est bon de se taire, dans la mesure où nous nous privons de ce sixième sens qu'est la locution au profit des cinq autres. Comme un aveugle qui goûte mieux, entend mieux, sent mieux, touche mieux, Saul goûtait mieux, entendait mieux, sentait mieux, touchait mieux, et voyait mieux. Tout était mieux sans ces mots, bien mieux sans ces mauvais mots qui nous privent du reste.

 Mais il se réveilla bien vite, secoué par un policier qui lui rouspétait dessus. Saul regarda l'horloge : il était vingt heures trente. Le magasin de lettres était encore tout allumé, et il aperçut derrière la vitre la jolie vendeuse qui balayait des B et des D. Leurs regards se croisèrent, Saul blêmit. Elle lui fit signe de contourner le bâtiment pour qu'ils puissent se retrouver à l'arrière. « Je ne suis pas sensée vous donner les reliquats, lui murmura-t-elle d'un air coupable. Qu'importe. J'ai envie de vous aider.

 — Mmh !

 — De rien. »

 Elle sortit de son tablier une poignée de lettres. Elle les étala sur la paume de sa main pour les trier. « C'est quoi votre nom ? Ah, c'est vrai. » Saul lui tendit son portefeuille où figurait sa carte d'identité. « Saul Bevote ? C'est... un joli nom. Vous avez de la chance. La reconnaissance vocale de votre CB pourra fonctionner. Tenez. »

 Elle lui remit les lettres S, A, U, L, B, V, O, T ainsi que deux E. Saul les ingéra sans prendre la peine de les mâcher. « Alors ? D'humeur loquace, à présent ?

 — Vous aite bel », dit-il d'un trait.

Puis il se tut, et le visage de la jolie vendeuse s'empourpra.

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