Attaches-Parisiennes

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A quel âge avez vous commencé à écrire ?


 Vers 5 où 6 ans. Je ne savais encore ni lire ni écrire ; je dictais à ma mère des histoires dont je dessinais les illustrations. Nous relions ensuite les feuillets entre eux avec des... mince ! Avec des quoi déjà ?! J'ai oublié comment ça s'appelle... Mais si ! vous voyez ? Ces petites pièces de métal dorées, avec une tête en forme de clou, et deux sortes de broches qui se plient vers l'extérieur... Ca alors... Comment j'ai pu oublier ça ?... Des attaches-parisiennes ! Voilà je l'ai ! Nous relions les feuillets avec des attaches-parisiennes pour un faire un petit livre.


 Attaches-parisiennes... En écrivant ce mot que j'avais utilisé pour la dernière fois il y a plus de quinze ans, je me rends compte du temps écoulé, et de l'implacable cruauté du progrès qui efface ce qu'il remplace. Qui sait encore de quoi je parle en lisant le mot attache-parisienne ? Existe-t-il encore seulement ? J'imagine déjà la tête de l'employé de supermarché me regardant avec des yeux comme des soucoupes et une expression d'incompréhension le jour où j'irais lui demander où je puis trouver des attaches-parisiennes. L'objet lui-même aurait-il disparu en même temps que son nom ? Ce qu'on ne nomme pas n'existe pas ; ce qu'on ne nomme plus n'existe plus. Cet objet indispensable dans le domaine des travaux manuels durant des décennies, voire des siècles, madeleine de Proust de générations d'écoliers (à l'école, nous apprenions l'heure sur une fausse horloge en carton dont les aiguilles étaient faites d'une grosse attache-parisienne que la maîtresse faisaient tourner à sa guise ; je suppose qu'aujourd'hui on apprend à lire l'heure sur des écrans, comme à peu près tout le reste d'ailleurs), cet objet du quotidien que nous pensions éternel pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait pas de raison d'imaginer qu'il soit amené à disparaître un jour, a pourtant disparu sans que personne ne s'en rende compte, jeté dans la même oubliette que tous les autres symboles de ce temps révolu qu'hélas peu de gens semblent regretter, cette époque bénie où l'on fabriquait des livres, des albums photo où des cartes de Noël pour mamie plutôt que de les télécharger sur internet et de les envoyer numériquement en pièce jointe d'un mail groupé. Une époque qui prenait plus de temps, mais qui était aussi plus savoureuse ; l'ère analogique contre l'ère numérique, comme une choucroute qu'on met deux jours à préparer contre un bol de nouilles instantanées. Le second est bien plus pratique... mais...


 Je suis une attache-parisienne. D'ici peu, je serais désuet – ne le suis-je pas déjà ? Je serais remplacé par du plus moderne, du plus rapide, du plus efficace, et lorsqu'on aura oublié jusqu'à mon nom, lorsque tous ceux qui m'ont connu auront été effacés à leur tour, alors j'aurais disparu complètement. J'aurais disparu du présent, mais je ne resterais même pas présent dans le passé. N'est-ce pas aussi un peu pour ça qu'on écrit ? Pour ne pas finir comme des attaches-parisiennes ? Pour gagner un peu d'éternité ? pour s'immortaliser soi-même comme on tente d'immortaliser un amour d'enfance en gravant nos noms sur l'écorce d'un arbre ?


 Avec mes copains d'immeuble, les frères V., Vincent et Valentin, nous jouions parfois aux marchands. Nous montions des étals avec de gros cartons et y achalandions toutes sortes de babioles que nous aimions et que nous aurions voulu vendre si nous avions un jour notre boutique à nous. J'y « vendais », entre autres choses, des albums Panini, des VHS des grands classiques du cinéma d'auteur (Star Trek, Godzilla, Les Visiteurs...), des fossiles de coquillages trouvés dans une carrière non loin de chez moi, des morceaux de métal rouillés que je pensais être des reliques de la seconde guerre mondiale, et mes livres, qui je dois le dire, n'étaient pas franchement des best-sellers. A mon grand soulagement d'ailleurs, car je rechignais à me séparer de ce qui représentais de longues heures de travail, et aussi parce que j'en avais un peu honte. Quel piètre libraire je faisais ! Il me faudra plus de vingt ans pour enfin assumer ce que j'écris et me laisser lire par vous, camarades.


 N'y avait-il pas quelque chose de prémonitoire dans ces jeux un peu étranges pour des enfants de cet âge ? 20 ans plus tard, je travaille sur un marché, et je continue d'écrire ce qui j'espère aura un jour l'honneur de s'appeler un livre.

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