Un Après Midi de Septembre
Avec quel personnage ce fiction où historique aimeriez-vous vous battre ?
J'aurais éprouvé une joie immense si j'avais pu être le marines qui fit sauter la porte du clapier de Ben Laden à grands coups de rangers, et qui eut l'honneur d'appuyer sur la détente en voyant ce fils à personne s'aligner dans son viseur. Même dans la fiction, on ne saurait trouver pire « méchant » que quelqu'un qui a remis les attentats à la mode, et déclenché une troisième guerre mondiale, la plus longue de l'histoire, puisqu'elle dure depuis maintenant près de vingt ans. Une mode qui tends à s'éterniser. On peut ainsi lui imputer la responsabilité de l'intégralité des actes terroristes commis jusqu'à ce jour – et même ceux à venir, ainsi que la naissance de l'Etat Islamique. Un joli score qu'aucun méchant de James Bond n'a encore réussit à égaler.
***
J'avais à peine 10 ans lorsque par une fin d'après-midi de Septembre chaude et ensoleillée, mon père vint me chercher à la sortie de l'école, arborant une mine étrange. Il parla peu et quelque chose de mystérieux se dégageait de son attitude. « Il faut que je te montre quelque chose à la télé, lâcha-t-il. Qu'est-ce que c'est ? Tu verras. »
Je n'avais pas insisté. Mon père avait toujours de bonnes raisons. Nous sommes rentrés en silence, ce qui était assez inhabituel. A la maison, mon père m'assit sur le canapé, bien au milieu, et alluma cérémonieusement la télévision, restant debout à côté de moi. L'image hallucinante de deux tours baignées de soleil et drapées de fumée me sauta au visage. Je ne savais pas qui étaient les Twin Towers. Je faisais leur connaissance quelques minutes avant leur mort. Je m'offusquais d'abord qu'on interrompe les Minikeums pour un ridicule incendie dans un gratte-ciel new-yorkais. C'était avant que l'hélicoptère de la télévision ne passe de l'autre côté de la tour pour montrer la plaie noire et béante dans la façade. Qu'est-ce qui a bien pu faire ça ?! PPD, cet « ami de la famille », répétait avec incrédulité ces mots, qu'il semblait lui-même avoir du mal à croire. « Un Boeing 767 semble avoir percuté la tour nord du World Trade Center ». A ce moment-là, personne ne veut croire qu'il s'agit d'une attaque. Tout le monde prie pour que ce ne soit qu'un accident. Mais au fond, on sait tous que quelque chose ne tourne pas rond. On voit très clairement que l'avion se dirige volontairement sur la tour, sans même décélérer ni tenter de l'esquiver.
Nous sortions tout juste d'une décennie des plus paisibles, et la guerre n'était plus pour nous qu'un thème de fiction ; c'était un spectacle qu'on allait voir au cinéma. Nous venions de basculer dans le troisième millénaire, dans un nouveau siècle plein de promesses. L'euro arrivait à grands pas, et avec lui l'illusion d'une Europe comme un gigantesque parc d'attraction, plein de touristes allemands en claquettes-chaussettes, où l'on pourrait aller manger dans tous les Mcdos à 6 000 bornes sans avoir à changer sa monnaie, et où l'on pourrait aller fricoter avec les pétulantes petites espagnoles sans s'être au préalable fait mettre un doigt ganté dans le cul par un douanier moustachu. Internet, les téléphones portables, la Playstation 2... Le futur, c'était maintenant ! On ne voulait pas croire qu'une bande de barbus enturbannés tout droit sortis du Moyen-Age revenaient pour nous renvoyer tous à l'âge de pierre. Dans Les Visiteurs, ça pouvait être marrant. Là, moins.
Mon père restait debout à côté du canapé, figé dans son bleu de travail, son regard impassible rivé sur la télé. Son expression me donnait l'impression qu'il en savait plus sur ce qui était en train de se passer, et je crois qu'il avait deviné depuis le début qui était derrière tout ça. Il était né en Algérie, et ses premiers cris furent noyés dans les détonations des attentats qui frappaient sa ville natale ; il connaissait la chanson. Il avait un air d'oxymore : son inquiétude coexistait sur son visage avec une sorte d'excitation triomphante. Enfin ! La haine qui couvait depuis des décennies venait d'éclater au grand jour ! Ses sombres prédictions sur une future guerre de religion, qui lui avaient valu d'être traité de raciste et de nazi dans les repas en famille où entre amis, sous les yeux de sa femme et de son fils, devenaient des réalités concrètes. Enfin, on allait pouvoir en découdre pour de bon, et peut-être, venger la défaite de l'Algérie, où sa petite sœur avait été tuée alors qu'elle ne savait pas encore marcher, et sa tombe profanée.
Ma naïveté d'enfant me retenait de prendre ce que je voyais au sérieux, et mon cerveau de gamin travaillait dur pour trouver une explication acceptable à ce que je voyais. Beaucoup de choses changeait à ce moment-là dans le domaine de « l'entertainment » : l'arrivée du DVD et l'utilisation des effets numériques avaient fait basculer le cinéma dans l'ère du grand spectacle à outrance. C'était la surenchère dans le spectaculaire, et une étrange idée fixe s'était emparée des cinéastes hollywoodiens : détruire les métropoles américaines. C'était à celui qui allait détruire une grande ville de la manière la plus époustouflante. Roland Emmerich était passé maître en la matière. Après avoir fait pulvériser Los Angeles par le rayon surpuissant d'un vaisseau extraterrestre titanesque dans Independance Day, il avait infligé à New York le séjour d'un turbulent iguane géant dopé aux particules radioactives. Le réalisateur de Volcano avait repoussé les limites de l'imagination jusqu'à faire pousser une montagne en plein centre ville de San Francisco et la faire entrer en éruption, avant d'envoyer Morgan Freeman l'éteindre en soufflant dessus. Un Michael Bay encore jeune et timoré avait bien essayé de niquer la Terre en lui envoyant un « astéroïde tueur » dans Armageddon, mais en avait été empêché par le sacrifice héroïque de Bruce Willis, qui avait fait d'un astéroïde deux coups, en permettant par la même occasion à Ben Affleck de revenir sur Terre pour poursuivre sa sainte mission de ravir le monde de sa beaugossitude. Tout un tas de petites révolutions dans les moyens de communication, mêlé à la modernisation des contenus télévisuels, avait permis aux productions cinématographiques de faire la promotion de leur films de manière toujours plus grandiose.
Aussi, en voyant les image de New York, j'ai pensé qu'il s'agissait d'une bande-annonce d'un genre totalement révolutionnaire pour le prochain grand film catastrophe de Roland Emmerich. J'avais entendu parlé quelques temps plus tôt du canular incroyable d'Orson Welles qui, pour lancer son adaptation radiophonique de La Guerre des Mondes, avait fait croire à la radio que des extraterrestres attaquaient la Terre, semant ainsi la panique dans les villes américaines qui voyaient des milliers de gens sauter dans leur voiture et se jeter sur les routes pour fuir l'invasion. Mon cerveau, pour échapper à l'horreur de la réalité, avait conçu en quelques secondes ce scénario ubuesque dans lequel les rédactions des journaux TV du monde entier s'étaient fait les complices d'une superproduction américaine pour faire la promo d'un film énorme, un truc « never seen before », qui allait marquer l'entrée tonitruante du cinéma dans ce nouveau siècle à couper le souffle. Il faut dire que cette scène, qui passait en boucle, des deux pompiers qui se retournent pour voir le premier avion percuter la tour était franchement saisissante. Le mouvement de camera qui part du niveau de la rue et qui monte sur la tour donne de l'énergie au plan, le mouvement ascendant de la camera qui rencontre le mouvement de l'avion qui surgit de la droite ajoute encore à cette dynamique visuelle. La composition de l'image est parfaite, avec les façades sombres des immeubles aux deux extrémités de l'image qui forment une sorte de cadre autour des tours en arrière-plan, et qui dirigent le regard vers elles. Deux niveaux d'action se répondent dans la même image : les pompiers qui travaillent sur la conduite de gaz, et le surgissement de l'inimaginable au milieu de la banalité du quotidien avec l'avion qui s'écrase, créant un contraste saisissant. On a cette contre-plongée qui rend le tout extrêmement impressionnant, et la symbolique des pompiers, premiers spectateurs du chaos dans lequel ils vont devoir se jeter. Tout cela me semblait très cinégénique.
On eut tous le souffle coupé ce jour là, mais pas de la manière dont je l'entendais. Je n'arrivais pas à concevoir que pour la première fois de l'Histoire récente, la réalité dépassait la fiction. Je ne me doutais pas à quel point la réalité allait dépasser la fiction au cours des heures à venir. Il faut leur rendre ça : ces sauvages avaient été bien plus imaginatifs que tous les scénaristes d'Hollywood réunis, et avaient fait preuve d'un sens du spectacle à faire pâlir Steven Spielberg.
« Waaah ! Il a l'air dingue ce film ! Il sort quand ? » Mon père esquissa un demi-sourire en réponse à mon trait d'humour noir involontaire, à la fois amusé et peiné de savoir que son gamin allait tomber de quelques étages d'ici une poignée de secondes. Il ne répondit pas, et se contenta de pointer son menton en direction de l'écran pour m'enjoindre de continuer à regarder. D'aucuns diraient que mon père s'est montré irresponsable de me mettre face à cela sans rien m'expliquer, mais je persiste à penser que c'était la meilleur attitude a adopter à ce moment-là. J'aurais été bien plus paniqué s'il m'avait dit, dès ma sortie de l'école, que quelque chose de terrible était arrivé, que New York, la « capitale du monde libre » était en état de siège, que des centaines de personnes venaient déjà d'être tuées, que personne ne savait comment ça allait finir, et que tout ce qu'on savait, c'était que rien ne serait plus jamais comme avant. Comment on explique à un gosse qui vient de sortir de l'école que ça y'est, c'est la guerre ? Il m'a laissé comprendre ce qui se passait par moi-même, à mon rythme, et je crois que c'était très bien comme ça.
15H03. Un avion surgit de nulle part et s'abat sur la tour sud.
Une boule de feu envahit l'écran.
Mon cœur s'arrête, l'espace de quelques secondes.
Le monde entier s'arrête de tourner.
Près de 500 vies viennent de partir en fumée en l'espace d'une seconde, sous mes yeux.
PPD essaye de garder sa contenance, mais sa voix le trahit. Faut dire que moi non plus, j'aurais pas su quoi dire à sa place.
Un voile sombre vient de passer sur le visage de mon père. L'inquiétude mêlée de curiosité a laissé place à la sidération et la haine.
Ok. Maintenant on y est.
L'hypothèse de l'accident est morte et enterrée. C'est une déclaration de guerre.
Mais de qui ? Un coup de Saddam ? Des Russes ? Le Coréen du Nord ? Pourquoi ferait-il ça ? Je vois que mon père a encore un coup d'avance ; il semble déjà savoir contre qui diriger sa haine silencieuse. Il garde ça pour lui.
15H37. Maintenant, le Pentagone.
Tout s'emballe.
Panique.
Est-ce que ça va s'arrêter ?
Les sirènes de pompiers couvrent les voix des envoyés spéciaux qui tentent de comprendre ce qui arrive. Désormais, chaque fois que j'entendrais ce son, je reverrais les Jumelles en feu dans le soleil de l'été indien.
Des chasseurs viennent de décoller de Langley, mais on ne sait pas vers où ils se dirigent.
On dit que United 93 se serait crashé dans un champ, quelque part en Pennsylvanie.
Des F-18 seraient en train de donner la chasse à un cinquième avion qui aurait coupé le contact il y a plusieurs minutes.
Où est le président ?
On s'attend à chaque instant a voir surgir des images de la Maison Blanche réduite en poussière.
Les Tours Jumelles, expirant leur fumée noire au dessus de Manhattan, continuent de hanter les écrans du monde entier. Je revois cette scène glaçante des pompiers, réunis dans le hall d'entrée du WTC, pour discuter de la stratégie à adopter, soudain interrompus par des chocs sourds venant de l'extérieur. A ce moment-là, je suis avec eux dans ce hall. L'écran de ma télévision ne me sépare plus de ce qui se passe de l'autre côté. Moi aussi, j'entends les chocs, et moi aussi, je me demande de quoi il s'agit. On croit un instant que des blocs de béton commencent à se détacher et tombent de la tour. On veut croire ça, on veut croire de toutes nos forces que ce n'est que ça. Un pompier se précipite au dehors. Le chef fixe la porte, dans l'attente fiévreuse du retour de son camarade. Dans son regard on voit qu'il sait déjà mais qu'il ne veut pas y croire. Le pompier revient en courant, blême. Tout le monde a déjà compris avant même qu'il ne lâche ces mots : « C'est des gens. C'est des gens qui tombent. »
L'effroi nous saisi tous, alors qu'au dehors, les chocs sourds se succèdent. On croyait qu'on avait tout vu. On vient de basculer dans l'horreur la plus absolue.
Qu'est-ce qu'on voit tomber du haut des tours ?!
Non.
C'est pas possible.
Les commentateurs sont aussi incrédules que nous. Mais si, c'est bien ça qu'on voit...
L'horreur prend un tour surréaliste lorsque, derrière notre télé, on se met à regarder des être humains se jeter par les fenêtres du 78eme étage du World Trade Center, à New York, en direct sur TF1. On les regarde tomber lentement, pendant de longues secondes insoutenables, le long des parois blanches des tours. On comprend que ces gens qui pensaient commencer une journée de travail comme les autres, se retrouvent maintenant à devoir choisir entre brûler vifs, où s'écraser sur un trottoir après une chute de plusieurs centaines de mètres. Je revis, en écrivant ces lignes, l'effarement et la sidération de cette journée folle où des avions de ligne tombaient du ciel, et où il pleuvait des gens. Il restera cette image de cet homme, la tête en bas, dans une posture grotesque, devant la façade blanche de la tour, comme figé dans sa chute, comme un symbole de l'absurdité surréaliste qui vient de saisir le monde. On aurait pu croire à une toile de Magritte ; c'était la réalité.
Au milieu de tout ça, un nom commence à se faire entendre : Al Qaida. Jamais entendu parler... Quelques minutes plus tard, PPD prononce le nom d'un sombre inconnu. Trois mots qui rentrent dans l'Histoire Noire de l'Humanité : Oussama - Ben - Laden. Ce 11 Septembre 2001, on intronise le petit nouveau au Panthéon des fils de pute. Ce jour là, un nouveau nom vient s'ajouter à la longue liste des Caligula, Néron, Cortèz, Hitler, Staline... Oussama Ben Laden... Un nom qui pourrait faire sourire tant il est ridicule. Oussama Ben Laden... C'est donc toi qui force un gamin de 10 ans à regarder des gens brûler vifs ? C'est toi qui t'amuses à me faire peur ? C'est toi qui vient de rallumer la haine dans le regard de mon père ? C'est toi qui a pris de pauvres gens partis visiter un proche pour les lancer contre d'autres gens partis travailler, qui se disaient qu'à la fin de la journée, ils mangeraient tranquillement en famille ? Et parmi eux, combien de parents et d'enfants, combien de femmes et de maris, qui n'ont pas pris le temps de s'embrasser ce matin là parce qu'ils étaient en retard au travail où qu'ils avaient un avion à prendre ?
2 977.
2 977 qui ne reverront jamais leur mari, leur femme, leur fils, leur fille. 2 977 qui ne verront pas le soleil se coucher sur la belle journée ensoleillée du Mardi 11 Septembre 2001.
Une première tour s'effondre, puis la deuxième. Comme pour sonner le tocsin.
Voilà.
C'est la guerre.
Le nuage de poussière plane au dessus du monde entier. Bientôt, il recouvrira Toulouse, puis Kaboul, Bagdad, Madrid, Londres, Beslan, Moscou, Bali, Bombay, Kashgar, Orlando, Las Vegas, Kunming, Volgograd, Damas, Tripoli, Paris, Nice, Cologne, Berlin, Strasbourg... Ca sent la poudre. Ca sent littéralement la poudre. Dehors, on entend comme une clameur, et des détonations. Mon père sort sur le balcon de l'appartement ; je le suis. C'est les petits du quartier qui font claquer des pétards « pour fêter ça ».
J'aurais voulu les voir morts.
Je fais connaissance avec l'Indécence en même temps que je fais connaissance avec Oussama. Une notion et un prénom qui seront assez en vogue dans mon quartier, si l'on se fie au nombre de nouveaux nés qui se verront affublés de ce nom odieux dans les années qui suivront. Mon père ne commente même pas. Il tremble de rage, mais il se contient ; ça ne sert à rien d'en rajouter. Il essaye de téléphoner à ma mère, qui est à l'usine, sur son tout nouveau téléphone portable Sagem. Il aimerait qu'elle rentre. On ne sait pas encore si c'est fini. Ce qui vient d'arriver n'est peut-être que le prologue d'une attaque mondiale. La France est peut être la prochaine sur la liste. La clameur dont bruisse mon quartier le laisse penser. On aura 15 ans de sursis, mais il finira par venir, notre tour.
Mon père allume l'ordinateur tout neuf pour discuter par mail avec mes oncles, avec ses amis, ses collègues de travail, tous inquiets et sidérés, de ce qui est en train de se passer. On avait eu Internet 1 mois plus tôt. C'était là notre première utilisation du World Wide Web. Je ne sais pas trop si ça vaut le coup que je fasses mes devoirs ce soir. « Oublie ça, me dit mon père, reste devant la télé. » Il avait raison. J'assistais en direct à la plus grande leçon d'Histoire qui m'ait jamais été donnée.
Le lendemain, l'instituteur ne nous demanda pas si on avait fait nos devoirs. Il prononça, avec des tremolos dans la voix qui trahissaient moins l'émotion qu'une certaine peur, un discours relativement émouvant, mais pour l'essentiel centré sur ce qui ne l'était pas, à savoir ne pas faire d'amalgame (oui, déjà). On fit notre minute de silence à l'heure convenue, sans savoir que 15 ans plus tard, ce serait devenu une lassante habitude. Une minute durant laquelle j'enrageais en silence, un goût de sang dans la bouche, et des champignons atomiques dans les yeux. L'instit' se retira un moment, nous laissant seuls dans la classe. On en profita pour discuter. Quand il revint, il me surprit au milieu d'une conversation enflammée, avec Manon et Maxime. Nous délirions sur les tortures que nous infligerions à ceux qui avaient fait ça si on les avait sous la main. On avait poussé le vice jusqu'à faire des dessins représentant nos fantasmes vengeurs, comme des échappatoires cathartiques. Il saisit la feuille où j'avais dessiné ce qui ressemblait vaguement à Ben Laden, pendu avec ce qui ressemblait beaucoup à ses tripes.
« Vous trois, vous me copierez cent fois « La violence ne résout rien » pour demain. »
Au lieu de recevoir les lignes qu'il attendait de moi, l'instituteur reçut la visite de mon père. J'éprouvais alors ma première indignation, et l'une des plus profonde. Comment pouvait-on retourner les choses à ce point là ? Comment pouvait-on décemment accuser des enfants de 10 ans de céder à la violence, à une violence seulement imaginaire qui plus est, après ce qui venait d'être commis ? Comment pouvait-on mettre sur le même plan la violence verbale de gamins, et la violence très concrète qui avait anéanti 3 000 vies en deux heures ? Comment pouvait-on reprocher à des enfants de réagir ainsi aux horreurs auxquelles ils avaient été ainsi soumis pendant des heures la veille ? Et comment pouvait-on être un si piètre pédagogue pour penser que punir était la réponse la plus appropriée à donner à des gosses qui venaient de vivre, sans forcément s'en être rendu compte, une forme de traumatisme ?
C'était mercredi, et on n'avait pas école l'après-midi. Avec les copains, on s'étaient retrouvés chez l'un d'entre nous pour passer l'après-midi. J'avais fulminé tout le long du chemin contre ce « traitre de prof », ce « collabo », ce « suppôt de Saddam ». Ce jour là, pour la première fois, nous laissions nos vélos et nos skateboards au garage, pour nous asseoir autour d'un journal. Ce jour là, nous étions sérieux pour la toute première fois de notre vie. Oussama Ben Laden avait non seulement mis la planète a feu et a sang pour les vingt prochaines années, mais il avait aussi réussi le tour de force de donner des préoccupations d'adultes à des enfants. Le premier mercredi après-midi que je ne passais pas à jouer à cache-cache dans les bois, à construire des cabanes, à faire des courses de vélo dans la descente de l'avenue des Oiseaux, à jouer aux flics et aux voleurs, ou a attrape-filles/attrape-garçons, ce fût ce mercredi là, le mercredi 12 Septembre 2001.
***
Mardi 19 Fevrier 2019
De l'eau a coulé sous les ponts depuis cet autre mardi, celui du 11 Septembre 2001. Et des rivières de sang aussi. La graine que Ben Laden a planté à Ground Zero a proliféré dans des proportions inimaginables. Pas moins de six guerres ont ensanglanté la planète à cause du réveil islamiste provoqué par Ben Laden : Afghanistan, Irak, Libye, Mali, Centrafrique, Syrie. Je ne parles que des conflits « ouverts » qui me viennent à l'esprit, mais j'en oublie sûrement. Je ne parle pas des conflits larvés ou des guerres civiles, comme aux Philippines. Des attentats auront frappé la quasi intégralité de la surface du globe, de Londres jusqu'au marché d'Urumqi, aux confins de la Chine, perdue dans les steppes, entre le Kazakhstan et la Mongolie. Et je n'évoque même pas Daesh, la fille d'Al Qaida, dont on devrait entendre parler à nouveau d'ici peu...
Cette année 2019 voit les premiers enfants à n'avoir pas vécu le 11 Septembre arriver à l'âge adulte. Durant toute ma jeunesse, lors des apéros entre amis, lors des dîners, le sujet revenait régulièrement sur le tapis, et chaque convive évoquait alors le souvenir très précis de ce qu'il faisait lorsqu'il apprit que New York était attaquée. L'évènement qui avait lié la génération de mes parents et de mes grands-parents en rassemblant le monde entier devant un poste de télévision avait été le premier pas sur la Lune. Lors des dîners, on en venait parfois à évoquer le souvenir de ce jour là : « Tu te souviens ce que tu faisais le 20 Juillet 69 ? » Chacun s'en souvenait parfaitement. Générations dorées des Trente Glorieuses ! Baby Boomers, vous êtes passés entre les gouttes comme peu, voir aucune génération n'en a eu la chance dans toute l'Histoire.
L'évènement qui a rassemblé ma génération devant un écran de télévision, c'est le 11 Septembre, et la journée dont on garde tous un souvenir collectif très précis, c'est celle-ci. Signe des temps. Pendant près de vingt ans, quelles que soient nos origines, nos opinions, notre classe sociale, l'ensemble de l'humanité avait en commun ce souvenir collectif, que l'on partageait avec l'intégralité des individus avec lesquels nous interagissions.
Le temps implacable fait inlassablement son œuvre, et recouvre le passé de ses sables. De plus en plus de jeunes gens que je rencontre ne partagent plus ce souvenir avec moi, et cette émotion qu'il n'était pas besoin de décrire, devient difficile à expliquer à quiconque ne l'a pas vécue, et je serais sûrement surpris de connaître le nombre de gamins de 15 ans incapables de me répondre si je leur demandais ce que c'est que les Tours Jumelles. « Un bouquin de fantasy ? - Raté ».
Comment quelqu'un qui n'a pas vu les tours s'effondrer en direct devant sa télé pourrait comprendre que je tremble, et que les larmes me montent aux yeux instantanément chaque fois que je revois ces images à la télé ? Comment quelqu'un qui n'a pas vu tout ça arriver sous ses yeux pourrait comprendre le frissons qui me traverse le corps chaque fois que j'entends le son d'une sirène de pompier américaine ?
J'avais 20 ans quand j'allais pour la première fois en Amérique. J'en avais toujours rêvé. Le hasard, que j'avais un peu forcé, fit que je me retrouvais là-bas la semaine du 11 Septembre 2011. Je logeais dans un YMCA. Pas la chanson, les auberges de jeunesse (Young Men's Christian Association). Je ne le savais pas, mais ce YMCA était réquisitionné par la ville de NY pour loger des sans-abris, où des gens en difficultés. Je dormais donc entouré de toutes sortes de camés, d'alcooliques où de taulards. Je montais dans l'ascenseur, le matin du 11 Septembre, et y trouvais un grand et gros gaillard plutôt impressionnant adossé au mur du fond, ses longs cheveux blonds retombant sur un grossier blouson de cuir de biker. Il portait un gros bouc à la Hulk Hogan, auquel il ressemblait par ailleurs beaucoup. A peine étais-je entré qu'il me lança une salutation tonitruante. Il me demanda d'où je venais et ce que je foutais là. Je lui répondis que je visitais la ville, et que j'étais venu en partie pour commémorer cet événement qui m'avait tellement marqué.
« M'en parles pas mon pote ! Me lança-t-il. Tu veux que j'te raconte une histoire ?
- Bien sûr.
- Mate un peu ça fiston, fit-il en retroussant son pantalon, laissant apparaître le rutilant morceau d'acier qui lui servait de jambe. J'ai laissé ma putain de jambe au putain de Vietnam, fils ! C'est un de ces fils de pute de Viet qui m'a lancé la grenade qui l'a arraché. J'avais un peu les nerfs quand j'suis revenu au pays. Je buvais pas mal, et je faisais pas mal de conneries parce que j'en avais plus rien à foutre, tu comprends, fiston ? »
J'acquiescait de la tête. Je buvais ses paroles. Je revivais un demi-siècle d'Histoire de l'Amérique dans l'ascenseur d'un refuge pour clodo, et pour une fois, le prof savait de quoi il parlait.
« Ouai, j'ai trop fait le con et j'me suis retrouvé en zonzon. On m'a envoyé à Rikers Island, tu connais ? »
Un peu que je connaissait ! DSK y avait séjourné par plus tard qu'au mois de Mai de cette même année, après une vaine tentative de remettre à la mode la tradition séculaire du troussage de domestiques. « Eh ben ma cellule donnait pile sur le World Trade. J'ai vu les tours entre les barreaux de la fenêtre de ma cellule, et ç'était un putain de mauvais trip, fiston, c'est moi qui te le dis.
- Ca, j'veux bien te croire mec, ...putain... »
Je descendais dans une bouche de métro, et partait en direction de Ground Zero. J'arrivais à destination, et me laissait lentement porter hors de la bouche de métro par l'escalator. Une famille attendait au dehors. Je remarquais parmi eux une jeune fille blonde, dont je ne pu plus détacher mon regard. Elle était belle. Pas une beauté ostentatoire de magazine de mode, non, une beauté simple, sans artifices, une élégance naturelle et le charme de la modestie. Elle se découvrait à mes yeux à mesure que je montais. D'abord le visage, puis les épaules, la taille... C'était un enchantement. J'allais bientôt découvrir de belles jambes élancées. Le meilleur pour la fin. J'émergeais de la bouche de métro, et fût saisi d'effroi à la vue des jambes de la belle jeune femme. Sa jambe gauche n'était qu'un long morceau d'acier froid. Peu de chances qu'elle se la soit faite arracher par une grenade viet' comme pour mon pote d'ascenseur. C'était une des victimes de l'attentat. Vu son âge, elle devait tout juste être adolescente lorsque c'était arrivé. Je fis cette observation cruelle, que la peine est d'autant plus grande que la victime est belle, et le coupable d'autant plus odieux qu'il s'en prend à ce qui est bon.
Les rues autour de Ground Zero était plongées dans un silence de mort. Seuls des hauts-parleurs, placés un peu partout dans le quartier, diffusaient les noms des 2 977 victimes, lues par des proches se succédant au micro et égrainant les noms sur un ton monocorde. Ca glaçait le sang.
Barack Obama et George W. Bush étaient là, à quelques centaines de mètres. Je me souviens du regard unique de ce dernier, lorsqu'un conseiller vint lui annoncer la nouvelle, alors qu'il était avec les enfants d'une école maternelle. Un air que je n'avais jamais vu passer sur le visage d'aucun président. On l'a beaucoup critiqué et insulté, mais aurions nous pris de meilleures décisions, si l'on avait été à sa place, et qu'un peuple en colère nous réclamait du sang et des ruines ?
Je continuais de cheminer autour de Ground Zero, au rythme des noms qui défilaient interminablement, quand soudain, au détour d'une rue, le silence fit place à la clameur. Je me retrouvais au milieu d'un affrontement entre policiers et partisans de la théorie du complot. Il n'avait pas fallut attendre longtemps : la voilà qui revenait déjà, l'Indécence. Quelques mètre plus loin, une sorte de grand pakistanais à moitié fou, en tenue religieuse, promenait au dessus de sa tête hallucinée un panneau qui disait : « Peuple américain, réveille-toi ! C'est les juifs qui ont fait le coup ».
Une cérémonie interreligieuse avait lieu sur les quais de l'Hudson River. On avait tous écris un petit message sur un bandeau de papier, que l'on avait attaché à des lampions. A la tombée de la nuit, on mit nos lampions à l'eau, et des centaines de petits flambeaux s'en furent vers le large, emportant nos messages.
On alla tous s'asseoir dans l'herbe du petit square, où l'on écouta, dans la douceur du soir de fin d'été, les prêches successifs d'un rabbin, d'un imam, d'un prêtre catholique, d'un pasteur et d'un moine taoïste. Le pasteur, un grand black surexcité, réussit le tour de force de nous faire rire. Il s'époumonait et suait d'excitation dans son costume noir, en nous exhortant de nous aimer les uns les autres, avec cet accent afro-américain irrésistible. « Now people ! Now go home and have sex ! MAKE LOVE NOW FOR GOD'S SAKE !!!», conclut-il. Il nous transporta de l'émotion profonde à une douce euphorie.
De jeunes Sikhs faisaient griller des naans sur un barbecue, et les offraient aux participants. Je m'approchais d'un jeune type en tenue traditionnelle, qui me tendis le morceau de pain chaud sur une assiette en carton avec un sourire. J’entamais la conversation sur ses traditions. Mais après un moment, on en revint inévitablement au cœur du sujet. « T'étais où quand c'est arrivé ? Lui demandais-je » Il leva son bras et pointa du doigt l'autre rive de l'Hudson, côté New Jersey. « Juste en face. J'ai tout vu depuis la fenêtre de ma salle de classe. J'étais à l'école, j'avais 10 ans. »
Nous vivons dans un monde qui perd tout doucement la mémoire de ce grand moment d'Histoire que nous avons vécu tous ensemble, et petit à petit, nous serons de moins en moins nombreux à porter cette mémoire collective. Je ne sais quel événement historique unira la génération future. L'Histoire se répète, mais surprend toujours.
***
J'avais regardé les avions s'écraser dans les tours dans le salon d'un vieil appartement de la banlieue de Quimper. 18 ans plus tard, les émotions de cette journée me rattraperont jusque derrière un étal de fromage du marché de Granville, à Vancouver, Canada. Ce qui m'a mené de Quimper à Vancouver est une longue histoire. Enfin, le fait est que je me trouvais là, derrière mon comptoir, en cette paisible journée du 19 Février 2019, à regarder passer les gens.
La fin de la journée approchait, et les clients se faisait de plus en plus rares. Je profitais du calme pour aller faire mon petit tour. Je laissais ma collègue Linda gérer la boutique, et je partais faire ma tournée de salutations aux autres commerçants du marché. Je déambulais tranquillement dans les allées, je faisais coucou à Tino, le traiteur italien, je papotais avec la fleuriste. Je passais devant la boutique de macarons et cherchait des yeux Czongor, le manager hongrois afin d'échanger quelques mots. Il n'était pas là. Devant la boutique, une petite dame, dans les 70 ans, accompagné d'un jeune gars à peine adulte, se retourna et me lança un bonjour particulièrement volontaire, en me regardant droit dans les yeux. Je lui rendit évidemment la politesse, tout en fouillant nerveusement ma mémoire. Où diable avais-je bien pu la croiser ? Quelqu'un qui ne me connaissait pas ne pouvait pas me lancer un bonjour aussi direct et aussi chaleureux. Impossible de me souvenir. Je rendis les armes, et demanda à la vieille dame d'où on se connaissait. « De nulle part. J'avais juste envie de vous souhaiter une bonne journée », me rétorqua-t-elle avec une désarmante bienveillance. Je ne pus m'empêcher de réprimer une onomatopée de surprise. J'étais tellement habitué à être interpellé aux noms des fromages que les clients cherchaient.
Pas plus tard que la veille, un gros bonhomme entièrement sapé chez Abercrombie s'était planté devant moi et m'avait adressé un charmant gargarisme en guise de bonjour : « Grouyère, m'avait-il lancé, sans autre forme de politesse.
- Pardonnez-moi ?
- Grouyère.
- Enchanté Grouyère ! Moi c'est J. Que puis-je pour votre service ?
- Non, je cherche du Grouyère ! »
Putain d'abruti, me dis-je intérieurement, à ce niveau là, le débilisme est incurable. Je pensais que les gens riches connaissaient les bonnes manières, et étaient assez cultivés pour comprendre le sarcasme. Pas lui. Je lui pointais un bloc de gruyère du doigt et le laissait aux soins de ma collègue, pour son plus grand bien, car j'allais devenir extrêmement désagréable.
« J'ai juste envie de dire bonjour aux gens aujourd'hui, continua la vieille dame. Je suis de bonne humeur, et je passe une belle journée avec mon petit fils.
- Eh bien vous m'en voyez ravi, madame. Belle démarche . La politesse, c'est quelque chose qui se perd vous savez.
- D'où venez-vous, jeune homme, vous avez l'air bien européen ?
- Touché. Je suis de France, et vous même, vous êtes du coin ?
- Non, nous sommes de New York.
- Oooh ! Magnifique ! Quelle ville incroyable ! La première fois que j'ai voyagé en Amérique, c'était pour visiter New York. J'en garde un souvenir mémorable. J'ai beaucoup voyagé depuis, et je dois dire qu'il n'est nulle endroit où j'ai été mieux reçu qu'à New York.
- Vraiment ?
- Oh oui. En plus j'étais la-bas la semaine du 11 Septembre 2011. J'ai assisté aux commémorations, et je dois dire que j'ai rarement connu d'émotion aussi puissante. En plus Oussama s'était fait décalqué quelques mois plus tôt, alors c'était d'autant plus fort, n'est-ce pas ? »
L'expression du visage de la vieille dame changea à l'instant même où je prononçais les mots « 11 Septembre ». Je compris que j'avais peut-être commis une maladresse. Sur les 3 000 victimes des attentats, il est fort probable que chaque New Yorkais en connaissait au moins une, et je parlais peut-être à quelqu'un qui avait perdu un mari où un enfant ce jour-là. Mais maintenant que j'avais lâché le sujet, il fallait aller jusqu'au bout.
J'essayais de faire diversion en attirant l'attention sur le point de vue étranger, afin de s'éloigner un peu de NY, « Vous savez, madame, même en France, on a vécu ça de manière très forte. En s'attaquant à vous, ils s'attaquaient à nous aussi. J'avais 10 ans, et ça m'a vraiment fait quelque chose. »
Elle me regardait intensément maintenant, et je sentais qu'elle n'écoutais plus vraiment mes derniers mots. Elle revivait ces instants. Elle me raconta sa journée du 11 Septembre. Comment, alors qu'elle allait au travail en voiture, elle reçut un coup de fil d'un collègue qui lui ordonna, en criant dans le téléphone, de retourner d'où elle venait le plus vite possible. « We're under attack ! Go home as fast as possible ! It's hell down there !
- But... What ? What's happening ?
- Ain't got no goddamn idea ! All I know is that planes crashed in WTC.
- Planes ?! Oh my... »
Elle alluma son auto-radio, et une vague de panique s'empara d'elle. Imaginez, vous êtes dans votre voiture pour aller au travail, vous allumez la radio, pensant tomber sur un bulletin météo, et une journaliste à la voix cassée par la peur, vous explique en quelques secondes que des avions percutent des immeubles du centre-ville. Vous n'avez pas encore eu le temps de réaliser que vous imaginez déjà vos proches parmi les victimes. « La seule chose que j'avais en tête, c'était d'aller le chercher, me confia-t-elle, en désignant le jeune gars qui était avec elle, et qui écoutait religieusement. C'est mon petit fils, il était encore bébé. Il fallait à tout prix que j'aille le chercher à la crèche, je ne pensais qu'à ça. Je fonçais, mais quand j'arrivais au pont de Manhattan, des soldats de la Garde Nationale me dirent de rentrer chez moi. Je voyais les tours en feu au loin, et j'ai cru que j'allais m'effondrer. Je hurlais que mon petit-fils était là-bas, et qu'il fallait que j'aille le chercher. Ils ne voulurent rien entendre, ils me répondirent que l'armée et les services d'états s'occupaient d'évacuer tout le monde, mais que Manhattan restait fermé jusqu'à nouvel ordre. »
Je commençais à entendre des tremolos dans la voix de la vieille dame. Elle parlait de plus en plus vite, et j'avais de plus en plus de mal à suivre son récit. Elle était en train de revivre ces instants, comme dans une sorte de transe, juste là, en face de moi. Ses yeux commencèrent à se mouiller à mesure qu'elle poursuivait son histoire. Seigneur, que n'avais-je pas fait ? Pourquoi avais-je encore ouvert ma gueule ? Cette vieille dame qui se promenait tranquillement au marché, distribuant sa bonne humeur à tous les passants, allait craquer et fondre en larmes devant ce stand de macarons, à cause de moi. J'avais renvoyer cette pauvre dame au cœur de l'Enfer, et je lui faisais revivre son pire cauchemar. Je balbutiais quelques mots de consolation lorsqu'elle se tut. Je ne savais pas comment désamorcer la bombe qui menaçait d'exploser. « Ne pensons plus à ça, madame, essayons de profiter de cette promenade à Granville, et laissons tout ça au passé, d'accord ? Oui vous avez raison. J'essayes d'être positive, et je ne veux pas me rappeler ces souvenirs que j'essayes d'oublier. Je suis ici, avec mon petit fils, et je veux juste profiter de cet endroit.
- Je comprends, madame, je comprends. »
J'enchainais très maladroitement sur quelques observations sur la ville de Vancouver et ses environs. Puis arriva le moment de se séparer. C'était un moment très étrange. On n'avais pas envie de s'en aller comme ça, et j'aurais voulu avoir le temps de leur offrir un café, mais je devais m'en retourner, et eux aussi. « A propos, moi c'est June, me dit-elle en me tendant une main que je m'empressais de saisir. Et mon petit-fils, c'est Max. Je suis vraiment contente de vous avoir rencontré, monsieur. Moi c'est J. Et je suis vraiment ravi moi aussi. Avant de partir, laissez moi vous offrir un petit quelque chose. »
Je les menais vers ma boutique et leur offrit deux petits morceaux de fromage. June avait retrouvé son sourire. On se dit au revoir, mais ça voulait dire adieu. On se souhaita de belles choses, et ils disparurent au coin d'une allée.
Je retournais dans la boutique, et m'accoudais un instant au comptoir. Le regard embué de cette vieille dame m'avait vraiment secoué. C'était comme si American Airlines 11 s'était crashé là, juste devant mon étal de fromage. Oussama, je rajoute cela à la longue liste de tes crimes : tu as fait pleurer une pauvre vieille dame qui visitait le marché de Granville avec son petit-fils. « Linda, dis-je à ma collègue, toujours accoudé au comptoir, le regard fixé sur les tours en flammes imprimées sur ma rétine, excuses moi Linda, je viens de vivre un moment très étrange. »
Cette journée ne finira donc jamais ? Cette journée recommencera. D'ici quelques jours, d'ici quelques semaines, quelques mois grand maximum. Peut-être que « l'un d'entre eux », venu visiter le marché de Granville un jour d'affluence, se dira que c'est l'endroit parfait pour frapper, et fourbit-il déjà ses armes à l'heure où j'écris ? Peut-être que toi, demain matin, alors que tu iras au travail, tu verras une gigantesque colonne de fumée noire au dessus de la ville à travers le pare-brise de ta voiture ? Ce qui est certain, c'est que pour l'un d'entre nous, le compte à rebours est déjà enclenché. Quelqu'un est là ce soir, et regarde tranquillement la télé sans se douter que dans quelques jours il va mourir. C'est écrit. Dans pas longtemps, quelqu'un verras un écran noir s'abattre devant ses yeux, au détour d'une promenade en ville, et cessera d'exister, comme ça, en une fraction de seconde, sans même avoir eu le temps d'entendre la détonation de la bombe qui vient d'exploser juste à côté de lui. Cette journée recommencera. Tôt où tard, on interrompra de nouveau les programmes, les gyrophares des voitures de police illumineront l'écran, les sirènes de pompiers retentiront dans les hauts parleurs, et à la fin, un chiffre de plus viendra s'additionner au 2 977 premières victimes de la Troisième Guerre Mondiale de '01- ??.
Annotations
Versions