Partition I: dissonance impromptue
Quelque part sur Terre, cinquante années après le Cataclysme Vert (50 après CV).
Au cœur de la nuit, le firmament s’embrase soudain d’une nuance vermeille. L’éclat de la torche incandescente nous fige tous sur place. Nos iris ambrés reflètent le projectile qui file droit sur nous. Personne n’a le temps de fuir. La collision de cette boule de feu avec la Terre nous éjecte dans un rayon de plusieurs mètres. Autour du cratère ainsi formé, les flammes ravagent déjà certains d’entre nous. Les hurlements résonnent dans nos entrailles végétales. Les sphères résineuses bleu argentées localisées sur notre front et le bout de nos doigts relayent la souffrance que nous partageons à l’unisson.
Nous nous traînons sur le sol, blessées en pleine poitrine par un des fragments de la roche en fusion. Des sillons orangés la parcourent et une brûlure atroce irradie notre sève. La vision d’un vieil humain nous surprend soudain. La douceur de son sourire nous émeut une seconde, puis l’image disparaît.
Que vient-il de se produire ?
La haine pour l’humanité se manifeste de nouveau avec force dans notre esprit connecté au Roi.
Le silence remplace rapidement les cris d’agonie. Un seul regard aux alentours suffit : tous ont péri. Après un appel à l’aide grâce à nos racines, nous nous écroulons sur le sol fangeux ravagé par cette étrange roche rougeoyante tombée du ciel.
***
Nous émergeons du sommeil. Ces souvenirs nous hanteront-ils encore longtemps ? Les dissimuler aux yeux de tous et surtout à ceux du Roi se révèle de plus en plus ardu. Notre connexion permanente contribue à nous affaiblir peu à peu en puisant dans nos forces pour échapper à Sa vigilance. Notre peuple n’est pas censé rêver…
Les pans de notre abri se scindent en deux afin de nous permettre de nous en extraire. Ces cocons bioluminescents argentés se dressent autour de l’Arbre Originel, accolés à son tronc. Ils nous servent de refuge sûr pour la nuit et nous régénèrent plus efficacement que les rayons nutritifs du soleil ou que l’eau rassasiante du sol terrestre ; sans eux, l'énergie qui nous habite finirait par s’évanouir comme si notre existence entière dépendait de Lui. Notre Maître incontesté détermine qui doit vivre ou qui doit être recyclé par la nature. Le recyclage induit l’envol permanent de l’énergie d’un corps pour se fondre dans l’univers. Dans l’attente d’une nouvelle transformation.
Notre compagnon attendait notre réveil. Il déploie son chant – ces flux sonores et colorés autour de chaque être vivant – vers nous et nous enveloppe de bienveillance. Sa longue main branchue effleure le renflement de notre poitrine. La cicatrice boursouflée en forme d’étoile ne nous fait plus autant souffrir que les premiers mois subséquents l’accident. C’est lui qui nous a retrouvées ce soir-là, alors que nous gisions au milieu de Sylvanos consumés par le feu du ciel.
Nous patrouillions autour de notre territoire à la recherche d’homos sapiens, ces parasites. Les survivants de cette race en voie d’extinction se cachent à la lisière de la jungle, dans des ruines dépourvues de végétaux. Reclus comme des rats. Malgré la peur que notre peuple leur distille depuis des décennies, ils n’hésitent pas à revenir à la charge.Le Roi nous a abreuvé d’histoires sur leur propension à la destruction, celle de la planète ou de leur propre peuple. Nous ne remettons jamais sa parole en question.
De notre côté, nous les tuons dès qu’ils croisent notre chemin. Sans aucune pitié.
Le feu est notre seule faiblesse, nos ennemis l’ont bien vite compris. Alors, chaque jour, se relayent quelques sylvanos afin de surveiller les environs. Cette nuit-là, dix jours auparavant, nous avons été la seule rescapée de cette roche ardente chue des étoiles ; sa marque s’exhibant au centre de notre buste comme une malédiction.
— C’est l’heure.
Les iris ambrées de notre compagnon nous ramènent au présent. Nous opinons puis contemplons notre Roi ; son amas végétal, sa grandeur imposante au cœur de la forêt. Le Créateur du peuple sylvanos. Il est notre Père et nous tous, ses enfants obéissants. Nous ne faisons pas exception... Cependant, depuis notre mésaventure, des images étranges et des pensées intrusives et dérangeantes nous assaillent régulièrement. Quand il ne s’agit pas d’humains chaleureux nous berçant dans leurs bras, c’est une mélodie qui revient sans cesse. La nostalgie nous emporte alors dans un tourbillon de sensations inconnues pour notre race.
Nous renvoyons le sourire que notre compagnon ne destine qu'à nous. Lui seul connait notre secret. Il nous protège des autres.
Les Sylvanos émergent de leur sommeil. L’éclosion des cocons bleutés et luisants offre un spectacle de toute beauté. Les femelles portent des lianes souples sur leur crâne de bois. Légèrement bioluminescentes, bleutées, ambrées ou bien couleur de l’émeraude tandis que la ramure des mâles se dresse au-dessus de leur tête.
Accompagnées de nos binômes, nous nous réunissons autour des racines de Père. Chaque Sylvanos possède une moitié complémentaire, créant ainsi un couple aux liens indéfectibles qui se distingue des milles et une voix de nos frères et sœurs. Nos chants s’accordent à la perfection.
En cet instant précis, le silence règne ; nous possédons certes une bouche, mais utilisons presque exclusivement la télépathie pour communiquer entre nous. La plupart du temps, nos sensations se suffisent à elle-même pour établir une connexion.
Le Roi commence sa litanie matinale au sein de nos esprits reliés. Chaque jour, ses instructions se résument au même refrain : trouver les humains. Les tuer. Que la Terre soit nôtre, purifiée de cette engeance nuisible.
Mais ne prenons-nous pas une voie identique en annihilant toute une espèce ?
Aussitôt, nous fermons les canaux télépathiques et rejetons cette réflexion. Personne ne doit capter nos pensées déviantes ou bien nous serons à tout jamais bannies de la communauté. Inconcevable. Que deviendrons-nous sans notre Roi ? Il prend soin de nous. À condition toutefois que ses ordres ne souffrent d'aucuns refus. Par conséquent, nos flux émotionnels naissants sont une rébellion face à son joug intransigeant.
Tuer, tuer, tuer, tuer. Cette rengaine s’insinue profondément dans nos cellules dociles. Nous endossons notre masque de glace et suivons nos camarades pour une journée probablement sanglante. Encore une fois.
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