Partition V : variations (partie 2)

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— Va-t’en ! crache méchamment Mellys alors que le langage de son corps m’implore de la tirer de là.

Pourquoi mes branchages agissent-ils donc sans mon accord préalable ? Quelque peu agacée, je soulève la jeune humaine hors du marécage sans aucune difficulté et la dépose à deux mètres de moi. Nous nous fixons en silence. Son iris valide, d’un bleu perçant, brille d’un éclat féroce.

— C’est quoi ton problème à toi, Marcheuse ?

Allons bon, est-elle en train de se plaindre d’avoir été sauvée une seconde fois ? Parler m’oblige à faire des efforts considérables. Je n’ai jamais compris pour quelle raison je parvenais à comprendre et parler leur langage. J’ai toujours mis cela sur le compte d’une de nos aptitudes exceptionnelles. Après tout, je suis pourvue d’une intelligence rare. Les mots chevrotent, mon chant habituel crisse à mes oreilles.

— Pas Mar…cheuse. Moi, Sylvanos, lui apprends-je, un peu vexée.

Ce surnom ridicule dont ils nous affublent… Ne marchent-ils donc pas aussi ? Mais aucun de mon peuple ne leur a jamais révélé notre véritable nom, je ne peux donc leur en vouloir d’essayer de nous dénommer.

— Sylvanos ?

La jeune fille semble réfléchir un instant, sourcils froncés. Elle retire la boue qui macule ses vêtements sans toutefois oser me quitter tout à fait du regard. Méfiance est le maître-mot, tant pour elle que pour moi.

— Je me débrouillais très bien toute seule ! Barre-toi ! me crie-t-elle soudain.

D’un coup sec, elle me tourne le dos puis s’enfuit dans la forêt. Quelque chose frôle alors ma joue boisée. Une liane émeraude fend l’espace, agrippe la cheville de l’humaine et la tire violemment. Trainée sur le sol, elle se débat comme une furie en hurlant à la mort. Ses mains tentent de se raccrocher à n’importe quoi. Quel son abominable et si douloureux pour mon ouïe extra fine. Je ne pense qu’à faire cesser ses cris. Alors qu’elle arrive à mon niveau, je sectionne la liane avec une de mes racines. La sève s’écoule en flots de ce membre arraché, mais les hurlements stridents cessent aussitôt pour mon plus grand bonheur. Cependant, cette joie est de courte durée ; une autre complainte résonne dans les airs. Avant même de me retourner, j’en connais l’origine : deux Sylvanos se trouvent à quelques pas de nous. La femelle tient sa main estropiée en compressant sa blessure. Ses iris argentés me contemplent avec horreur.

D’instinct, l’humaine se relève et vient se placer derrière moi. Voilà un face à face auquel je ne m’attendais pas si vite. Leur posture annonce une attaque imminente. Je tente le tout pour le tout.

— Vous, partir ! Ren…trer à famille, articulai-je en désignant la direction de l’Arbre-Roi.

Ils se concertent quelques secondes, le visage impassible. Comme celui que j’arborais peu de temps auparavant. À moins que ce masque figé ne m’ait pas complètement quitté non plus… Et dans ce court laps de temps où leurs regards se croisent, un humain pourrait penser que leurs ennemis hésitent sur la conduite à tenir, mais la vérité est toute autre. Ils communiquent avec le Roi, attendent les ordres. Et les ordres ne diffèrent jamais.

Je choisis de frapper la première. À deux contre un, j’ai peu de chances de m’en sortir. Mes racines s’enfoncent en toute discrétion dans la terre pour resurgir derrière le mâle Sylvanos. Ce dernier ne comprend que trop tard ma démarche, les racines encerclent déjà sa chevelure végétale et l’arrachent d’un seul coup. Des branchages volètent en tous sens et la sève se déverse sur le sol en flaques éparses de couleur bleu ambré. Je ne lui laisse pas l’occasion de répliquer ; mes doigts récupèrent le poignard tranchant que Mellys a laissé échapper au sol en se débattant plus tôt et tranchent la tête de mon ancien camarade. Sans aucun remords. Le temps semble se suspendre. La femelle à ses côtés observe le corps du Sylvanos s’écrouler au sol comme une feuille morte. Avec délicatesse et sans un bruit. Je comprends, à la lumière vacillante de la sphère connectée à son front, que ce mâle était son compagnon de vie. De sa bouche jaillit alors un chant lugubre empli de souffrance qui me renvoie instantanément au jour de mon exil. Cette douleur intense, je l’ai aussi vécue. Elle darde sur moi un regard incompréhensible.

— Toi, sau…ver humaine, toi…mou…rir, crache-t-elle avant de se fondre dans l’épaisse forêt.

La poursuive ne servirait à rien, le Roi doit déjà être au courant de mon crime abominable. Traîtresse, en plus d’être bannie, me voilà désormais condamnée à mort. J’avise le cadavre du Sylvanos ; son tronc git dans une mare de liquide vital. La tête a roulé non loin, la sphère sur son front éteinte. Une part de moi voudrait l’honorer comme il se doit, le ramener près des miens et assister à la célébration de sa mort en contemplant notre père le fondre en lui. Mais une autre parcelle de mon esprit l’emporte : celle qui, sans cœur, se détourne de ce sinistre spectacle pour laisser la nature récupérer son dû. L’humaine, elle, a déjà fui. Bien. Qu’elle s’éloigne au maximum de moi, de mon peuple. Libre ou sous le joug du Roi, nous n’apportons que malheur et mort sur notre passage.

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