CHAPITRE X : (partie 3)
Un silence inhabituel règne. Hormis l’écoulement perpétuel de la cascade, pas un seul son. Les oiseaux ont déserté la zone, emportant leurs chants à tire d’ailes. Une pure conséquence d’un ordre télépathique envoyé par le Roi qui oblige les Sylvanos à se taire. Les ondes cérébrales des animaux se rapprochant des nôtres, ils obéissent donc inconsciemment à cette exigence.
— Attention ! hurlé-je afin d’avertir le groupe.
Aussitôt, ils protègent l’Ancien au centre d’un cercle. Jak porte le lance-flamme sur son épaule. Dos à dos, ils scrutent les fourrés. Une liane surgit au-dessus du garde à l’épée dont la lame s’est enflammée. Elle s’enroule autour de son cou et le transporte au sommet de l’arbre. Personne n’a eu le temps de réagir. On ne distingue rien dans les frondaisons. Des gargouillis étranglés nous parviennent, puis un craquement. Le corps désarticulé de l’homme s’écrase sur le sol. Je finis enfin par les rejoindre, tout en me tenant éloignée.
— Montre-toi, sale monstre ! le défie Jak.
L’Ancien fixe ses yeux perçants sur moi. Il hoche la tête de manière quasi imperceptible. Qu’attend-il donc de moi ? Est-ce un test ?
Un Sylvanos bondit de sa cachette entre moi et les humains. Un autre apparait soudain derrière eux. La flèche de feu du méprisant Carlos loupe la cible. L’ennemi se trouve déjà à ses côtés. Une seconde d’hésitation de ma part – ne serai-je pas mieux débarrassée de lui ? – et sa jambe se fait transpercer par une branche. Il lâche un hurlement avant de tomber à genoux sur l’herbe humide. Il attend le coup fatal qui n’arrive pas. Pour cause, j’ai saisi mon ancien camarade à la gorge et enserre ses bras avec le peu de force qu’il me reste.
— Toi laisser eux vivre. Toi repartir ! tenté-je de le raisonner.
Son visage se tourne vers moi. Je constate, à ses pupilles dilatées, qu’il n’entend pas mes mots. Le Roi a pris les commandes de sa marionnette.
— Enfant dissonante. Nous absorber toi avec humains. Très bientôt.
Mes entrailles se glacent. Le pouvoir de Père, je le ressens encore. Le fil qui nous lie n’est pas totalement rompu. Je ne parviens pas à rétorquer quoique ce soit. Une fumée douceâtre s’élève dans les airs. Le garde blessé a récupéré son arc et, cette fois-ci, la flèche s’est enfoncée dans le torse du Sylvanos que je maintiens toujours. Ses iris redeviennent normales. Il observe, impuissant, le feu gagner du terrain sur son corps. Je le relâche loin de moi. Son ultime hululement me heurte de plein fouet. La faille en moi s’étend un peu plus, m’occasionnant des dégâts sur la carapace forgée durant des années. Je fais abstraction des mille et une voix lointaines qui déferlent en moi et croise le regard ahuri de Carlos. Le temps suspend son vol. Diverses émotions transfigurent son visage ; la rage n’en fait plus partie. Il clôt ses paupières puis retourne se battre en boitant. Apparemment, les humains se sont bien défendus. Jak menace à bout portant la seconde Sylvanos qui le fixe, résolue. Des lianes marron clair, des iris argentés. Une impression de déjà-vu me submerge. Elle s’adresse à moi :
— Père détruire vous. Tous. Moi amener toi à lui. Toi, souffrir !
La haine qui compose son chant jaillit le long de sa chevelure et finit par l’envelopper toute entière. Ses accords sont brisés, inachevés. Je n’ai encore jamais observé un tel phénomène. Ma dissonance a-t-elle rompu l’équilibre précaire de notre communauté ?
— Quoi moi avoir fait à toi ? lui demandé-je avec curiosité.
Son aura explose en ondulations sombres.
— Toi oublier ?
Soudain, un grondement fait vibrer mes racines. La Sylvanos étend ses branchages vers le ciel et se met à grandir en émettant un son strident. Moi seule perçoit cette fréquence. Celle de la croissance exponentielle en vue d’une fleuraison. Elle me dépasse désormais d’une tête. Cet acte de désespoir va consumer toute son énergie. Elle s’apprête à mourir, reposant sa conscience en harmonie avec la nature. Qu’y gagnera-t-elle ?
Elle cesse son chant environ deux têtes plus haut. Son tronc m’empêche désormais d’apercevoir les humains. Je penche la tête sur un côté ; Jak vise l’ennemi avec son arme.
— Non, attendre ! lui crié-je avant de me retrouver tout d’un coup projetée en arrière puis maintenue sur le sol boueux.
Ce combat est le mien. Je dévisage mon adversaire au-dessus de moi, impassible. Des nitescences bleues sillonnent à présent ses iris argentés. Injectés de sève, ils effraieraient n’importe quel humain. Or, je ne suis pas humaine.
— Toi tuer partenaire, siffle-t-elle.
Elle connecte les capteurs de ses doigts à mes tempes avec une force inouïe. Me soulève comme si je n’étais qu’une feuille desséchée. Elle me montre ensuite des fragments de ses souvenirs. Mes racines qui décapitent son compagnon de vie, la sphère éteinte à son front et surtout… surtout la déchirure interne qui a suivi sa mort. Une souffrance plus intense encore que la mienne lorsque le Roi a déconnecté ma sphère et que mon propre compagnon s’est détourné de moi. Aucun mot n’est assez puissant pour décrire le ressenti d’une telle scission. Cette Sylvanos a perdu une partie d’elle-même et elle ne s’en remettra pas. Ses instincts assassins contrôlent entièrement ses actes. Elle ne me laissera pas m’enfuir. Noyée dans ses émotionsbrutes, je remarque à peine ses lianes se resserrer autour de mon cou. Seul un mince filet d’air circule encore. Des lucioles dansent devant mes yeux. Je suffoque. Ne me débats pas. Sa douleur est devenue la mienne.
— Syl, bordel ! entends-je au loin.
Jak. Des pas se rapprochent en courant. Je pense une dernière fois à Mellys, l’humaine qui a changé mon destin le temps d’un battement de cil. Soudain, je m’effondre au sol. Un cri retentit. J’aspire une goulée d’oxygène avant de réaliser ce qui se passe ; des branchages jonchent le sol. Je lève la tête et aperçois la Sylvanos délestée de ses bras. De la sève gicle en jets à ses racines. Derrière elle se dégage Carlos, le garde que j’ai sauvé, l’épée de son défunt collègue dans les mains. Il darde sur moi un regard ébène.
— On est quittes ! souffle-t-il.
Une vie pour une vie. Je ne peux pas mourir maintenant ! Je rassemble mes dernières forces et bondit sur mon ancienne camarade, à la taille démesurée. Je coince son tronc à l’aide de mes racines et immobilise sa tête qu’elle agite en tous sens. La folie s’est emparée de son être entier. Elle ne comptait pas en réchapper en nous attaquant.
— Pardon, ma sœur, lui murmuré-je en agrippant d’une main ses lianes.
Puis j’appuie deux doigts sur sa sphère frontale. Ses racines sont enfoncées trop profond dans la terre pour bouger. J’absorbe le pouvoir de la sève fossilisée. Une énergie emplit mon organisme tandis que la sienne l’abandonne. Mes lianes colombines retrouvent leur longueur originelle. Mon membre amputé lors d’une bataille se met à repousser, mon bois acquiert plus de souplesse et mon teint noir grisâtre se pare de nuances proches de l’aubier.
Les pupilles de la Sylvanos perdent leur éclat. Bientôt, elle n’est plus qu’un arbre pétrifié qui n’aura pas eu la chance de vivre une fleuraison. Renaissance pour moi, trépas pour elle. Seule ma cicatrice demeure en l’état. Une étoile qui me rappelle à chaque instant ma dissonance. Cette différence est devenue ma force.
Je saute rejoindre les humains, ébahis par ce dont ils viennent d’être témoins.
— Il vient de se passer quoi, là ? s’étonne Jak.
L’Ancien pose la main sur son épaule.
— Syl vient encore de nous prouver qu’elle ne nous désire aucun mal. Fascinant.
Même le garde Carlos a changé sa manière de me dévisager. Malgré une froideur évidente, il ne voit plus comme un monstre. Peut-être existe-t-il un espoir d’entente entre nos espèces finalement.
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