PARTITION XI : (partie 2)
Le silence a remplacé le vacarme. Jak s’éclaircit la gorge.
— Nous avons bien conscience que cela semble impossible, incroyable peut-être ou totalement fou. Chacun d’entre nous, sans exception, a perdu un proche. Une personne à laquelle on tenait par-dessus tout. À cause d’une guerre qui n’en finit pas et pour laquelle, soyons honnêtes, nous n’avons que peu de chance de remporter. Syl … (des plaintes s’élèvent). Les Sylvanos n’ont aucun nom ; lui en donner un a facilité la communication. Je sais bien ce que vous pensez : accueillir un monstre ici même, dans notre refuge, dans notre maison, est démentiel. Je vous le dis, mes amis, vous avez tort. Syl réside parmi nous depuis déjà quelques semaines – sous haute surveillance bien sûr – et pas une seule fois, nous n’avons eu à nous plaindre d’un comportement violent ou menaçant.
Une voix masculine forte l’interrompt.
— Et qui dit que c’est pas un de leur piège pour mieux nous abattre de l’intérieur ?
— En effet, nous avons soupesé la question. Je n’y crois pas. Nous n’y croyons pas ! corrige-t-il. Pour la simple raison que Syl a sauvé des humains en n’hésitant pas à sacrifier l’un des siens. Mellys et Carlos pourront en témoigner.
— Oui ! s’écrie la jeune fille. Par deux fois, elle a eu l’occasion de me tuer, et pourtant elle m’a protégée. Syl est différente des autres et…
— Ça suffira. Merci, Lys. Tu pourras leur expliquer les détails plus tard. Carlos ?
— C’est vrai, se borne-t-il à révéler. Je n’arrivais pas à y croire.
Un brouhaha résonne tout à coup dans la salle.
— Mes amis, silence s’il vous plaît ! À présent, je vais inviter Syl à nous rejoindre. Ne craignez rien, elle ne représente pas de danger pour nous. Dites-vous que c’est notre unique alliée dans ce conflit entre nos deux espèces. Nous aurons besoin d’elle à l’avenir alors je vous demande de la traiter avec respect.
Un coup brutal sur du métal retentit suivi d’un bruit de verre brisé.
— Jeremiah, je comprends ta douleur.
— Tu as apparemment oublié la tienne, le provoque-t-il ! N’est-ce pas une de ces créatures démoniaques qui a arraché le cœur de ton épouse, Jak ?
— Je le répète encore une fois, balbutie-t-il d’une voix tremblante. Syl est singulière. Unique. Bannie par son propre peuple pour avoir fait preuve de pitié envers nous. Condamnée à mort pour l’assassinat d’un des siens afin de protéger Mellys ! Je n’exige pas de vous de devenir amis avec elle, ni de l’aimer. Simplement de la tolérer et accepter la dure réalité : sans elle, nous ne gagnerons pas. Nous disparaîtrons.
— Le dessein de Dieu, lance une femme.
— Dieu nous a abandonné depuis longtemps, Mary, si tant est qu’il ait existé un jour, réplique la voix d’Irina.
— Bon, allez les pignoufs, on va pas y passer la nuit ! Le monde a changé. Il évolue et si nous ne nous adaptons pas à ce qui se présente alors nous deviendrons obsolètes. La Terre n’a pas besoin de nous. Vous devez tous apprendre de ce nouveau cycle si vous souhaitez vivre à la surface sans craintes. Syl, approche !
Je reconnais le franc-parler de Diego. Avec une certaine appréhension, j’apparais dans l’angle de la porte et m’engouffre dans la pièce où chacun retient son souffle.
Haine, peur, appréhension, désespoir, animosité. Voilà tout ce qui se lit sur les visages des homo-sapiens assis autour de nombreuses tables. Dès mon apparition, les rires et les messes basses se sont tus. Ils m’observent des racines à mes lianes. Embarrassée, je me focalise sur les larges fenêtres. Pour l’occasion, les volets ont été relevés et laissent entrevoir un ciel bleu parsemé de taches blanches.
— Je vous demande de rester calme, temporise le régent d’Anjos, anticipant un mouvement de panique.
Qui ne se produit pas. Un enfant se met à pleurer, sa mère le berce dans ses bras afin de le réconforter.
Chut, ma fille, dors. Maman est là…Je cligne mes paupières. Désormais, pas une journée sans ces images impromptues. Sont-ce des réminiscences ? Depuis ma rencontre avec l’Ancien, je me sens un peu moins Sylvanos, un peu plus humaine. Mes visions ont pris de l’ampleur, tout comme les émotions qui me traversent parfois. Je déteste me sentir ainsi vulnérable.
— Ruka étudie Syl avec minutie et lui apprend les rudiments de notre peuple. Elle avance à grands pas dans la compréhension de leur organisme et de la façon dont ils vivent. Pendant longtemps, nous avons cru que les Sylvanos étaient des esprits de la nature, des extraterrestres ou même, pour certains, des démons. Pour ma part, je les voyais comme des sortes de dryades dont parlaient les légendes de l’antiquité, lasses de l’indifférence des Hommes envers la Terre. Il s’avère au contraire que leur origine découlerait de l’être humain. Une mutation ? Probablement. Un manuscrit découvert il y a peu pourrait nous éclairer sur le sujet. Le patriarche se penche dessus avec sérieux.
Jak saisit un verre d’eau et en boit une lampée. Il essuie son front d’un revers de la manche.
— Pour conclure cette réunion exceptionnelle, je tiens à préciser que Syl n’aura pas la permission de descendre dans les souterrains, du moins pas sans notre accord préalable. Nous la confinerons à la surface. Bien sûr, si certains parmi vous désirent faire sa connaissance, parlez-en à un des membres de l’Ordre. Des questions ?
Ce silence me met mal à l’aise. Je m’attends à des cris, des protestations, des objets lancés sur moi. Rien de tout cela ne se réalise. Un bras se dresse au centre de la pièce. Des cheveux frisés d’un noir d’ébène, des yeux tout aussi obscurs et glacials. Caleb.
— Acceptera-t-elle de se battre avec nous… contre eux ?
Jak se tourne vers moi et m’incite à lui répondre. Mes lianes ondulent autour de mon tronc alors que je réfléchis, un doigt posé sur mes lèvres. Ce geste est devenu une manie.
— Sylvanos, pas ennemis. Mon Père, lui vrai méchant.
Un mouvement de recul parcourt l’assistance. Tout le monde s’étonne de ma capacité à parler. Alors qu’ils n’ont pas conscience qu’ils n’ont accès à la parole uniquement parce qu’ils sont incapables de communiquer d’une autre façon, comme la nature le fait.
— Père contrôle nous. Moi pas vouloir me battre contre frères et sœurs. Seulement contre Roi. Moi pas détester humains. Juste problème de pas comprendre.
Quelques rires éclatent dans l’assistance. Je n’ai pourtant proféré aucune blague.
— D’incompréhension, corrige Jak.
— Oui. Moi pas faire mal à vous.
— Pourquoi diffère-t-elle des autres ? demande une femme d’un certain âge au fond de la salle.
Je constate que la jeunesse semble quasi absente de l’assemblée. Les protègent-ils quelque part ou bien sont-ils à ce point si peu nombreux ?
— Nous essayons d’en déterminer la cause, intervient Ruka. Il pourrait s’agir d’un accident en lien avec une chute de météorite. Mais nous ignorons pour quelle raison.
— Alors le voyageur ne mentait pas ? s’enquit la femme qui tient son enfant contre elle.
L’Ordre la dévisage un instant. Jak frotte sa barbe taillée, Diego balance sa tête d’un côté puis de l’autre. De quoi parle-t-elle ?
— Oui, c’est une possibilité, déclara le régent. Merci de soulever cette question, Mia. Cela apporterait l’espoir que nous attendions tous.
Mia. Mon cœur se serre dans ma poitrine. Boum boum. Mon corps réagit bizarrement. J’ai déjà entendu ce prénom quelque part. Cours, Mia ! Ma chevelure végétale s’agite, mes racines glissent sur le sol. Mellys se retrouve soudain à mes côtés.
— Jak, maintenant que les présentations sont faites, je la raccompagne. C’est l’heure du repas !
Il opine. Avant de sortir, un chant brut heurte le mien. Des frissons me forcent à virevolter. Caleb ne me quitte pas des yeux, un masque neutre posé sur son visage bronzé. Son apparente colère semble s’être dissipée à mon égard. Seule une curiosité demeure, à l’instar de la plupart des personnes présentes.
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