PARTITION XIII : PARTIE 3
J’émerge d’une longue nuit, du moins ai-je cette impression d’avoir dormi durant des siècles. Que s’est-il passé ? Mes membres ne m’obéissent pas. Très loin, des voix assourdies me parviennent.
— Là, des fissures ! Syl, tu m’entends ?
— Syl !
Mellys. Je force mon éveil. Un craquement retentit, suivi d’un autre. Bientôt, tout mon corps se déchire.
— Reculez ! On ne sait pas ce qu’on va affronter. Ce n’est peut-être pas la Syl qu’on a connu.
Qu’est-ce que Jak raconte ?
C’est moi, je n’ai pas changé ! cherché-je à crier. Peine perdue, ma bouche reste close. La faim et la soif me tenaillent. Je dois me nourrir ! Un air tiède souffle sur mon front. Après un ultime effort, mes yeux s’ouvrent sur un monde flou. Je bats des paupières à plusieurs reprises. La nébulosité se dissipe. Je me redresse d’un seul coup en position assise. Les visages médusés de Jak, Mellys et Caleb m’accueillent.
— Pourquoi vous regardez moi comme ça ?
Ma voix semble méconnaissable, comme polie, arrondie. Ils n’esquissent aucun mouvement. Leurs yeux inspectent mon corps de haut en bas en silence.
— Alors quoi, moi avoir plein de vers sur tête ? rié-je, en suivant leur regard.
Et de demeurer bouche-bée à mon tour. Des morceaux d’écorce tapissent le lit de Caleb. Mais surtout, je ne peux me détourner de ma peau… Aussi souple que mes lianes et d’une couleur vert clair tirant sur le jaune.
— Flavescente… murmure Jak.
Ils relâchent la tension accumulée au cours de leur attente. Mellys n’hésite pas à toucher ma nouvelle enveloppe.
— J’ignorais que les Sylvanos muaient ! s’écrie-t-elle.
Je relève la tête vers le régent, tout aussi hébétée qu’eux. Une appréhension éclot dans mon esprit et trouve un écho à l’intérieur de mon ventre.
— Jamais vu ça chez peuple à moi… Syl bizarre. Anormale.
Caleb, muet jusque-là, réduit la distance qui nous séparaient. Il s’assied à mes côtés.
— Tu nous as fait peur. Quand je t’ai vu pétrifiée dans cette coque de bois, je…
— Combien de temps moi dormir ? l’interrompé-je.
— Cinq jours.
J’écarquille les yeux à mesure que j’évalue cette durée.
— Mais… Pas d’autres blessés… ou bataille ?
Caleb secoue ses boucles.
— Sing braille toujours aussi fort qu’avant, intervient Jak. Il guérit vite, le bougre.
— Dès qu’il est rétabli, poursuit le jeune homme, on chasse les Flamboyants. Le nouvel arsenal de Malow nous…
— Flamboyants ? Quoi c’est ? le coupé-je.
Face à moi, Mellys sourit.
— Tu aimes ? C’est moi qui ai nommé ces nouveaux Sylvanos comme ça. À cause de leurs yeux qui flamboient dans l’ombre.
Je ne réponds rien. Caleb saisit ma main et la caresse. Mes quatre doigts restent longs, mais moins noueux qu’auparavant. Son attention glisse vers le renflement de ma poitrine. L’écorce qui la dissimulait aux yeux de tous s’est fendue. Le jeune homme m’aide à en arracher les derniers fragments. Désormais, j’expose une paire de seins à l’instar des humaines, malgré une fermeté supérieure. L’expression soudain gênée de Caleb me rassure sur l’effet qu’ils produisent. Néanmoins, ce n’est pas ce qui me frappe le plus. Non… Le centre de ma cicatrice étoilée arbore un cristal brut ; un morceau de la météorite vitrifiée de couleur ambrée. J’en effleure les contours ; mon cœur pulse à l’intérieur. J’ai la certitude que l’enlever entamerait mon processus de recyclage.
Caleb m’aide à me lever. Debout sur des jambes élancées en bois tendre, je prends le temps de m’accoutumer à ma métamorphose. Mes racines ont adopté une forme proche de celle d’un pied humain et je peine à trouver l’équilibre.
Mellys s’élance hors de la chambre et revient quelques minutes plus tard avec un grand miroir. Surprise, je malaxe mon visage ; mes traits se sont affinés, la peau a gagné en élasticité. Ruka m’abreuverait de doux compliments…
Une lame tranchante lacère mes entrailles à cette évocation. Mon amie me déteste à présent.
Mes jambes flanchent, je m’écroule.
— On l’emmène dans la cour, tout de suite ! beugle Jak.
Soutenue par des bras robustes, je me déplace en mode automatique. Soudain, une brise me rafraîchit. Je suis devenue plus sensible aux températures. Plus fragile aussi ? D’instinct, les racines s’enfoncent dans la terre. Nutriments et eau absorbés, j’avise les alentours. Une moitié du potager a été délestée de ses végétaux. Ils ont pu les récolter à temps alors, songé-je.
Jak discute avec Mellys sur un des bancs. Caleb a disparu. Je décolle mes racines et m’avance vers eux.
— Moi aller beaucoup mieux maintenant. Syl inutile ici. Moi repartir dans forêt pour parler aux miens.
— Non, s’exclame Jak. Si tu tentes quelque chose, tu mourras. Tu le sais.
— Diego…
Je ne parviens pas à terminer ma phrase.
— Lui aussi va un peu mieux. Son état s’est stabilisé, mais Ruka le garde en étroite surveillance dans la chambre des malades, m’informe le régent.
Je pousse un soupir de soulagement.
— Besoin voir lui.
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