PARTITION XV : (PARTIE 3)
De la fumée s’échappe en fines volutes de la chambre de Diego. Une odeur âcre l’accompagne malgré mon faible odorat. Alarmée, j’enfonce la porte. Et surprend le vieil homme à fumer la pipe comme aime parfois le faire Jak. Pris en flagrant délit, une forte toux l’affaiblit plusieurs minutes. Il s’étouffe. Je panique et tapote son dos en lui tendant son bol à crachats. À mon grand soulagement, sa respiration finit par reprendre un rythme régulier. Il m’accueille avec une franche accolade.
— Je compte sur toi pour que ça demeure notre petit secret, m’enjoint-t-il.
— Mais…
Il grimace et s’enfonce dans son oreiller.
— Allons Syl, grogne-t-il, quel autre plaisir me reste-t-il ici-bas avant que je ne m’éteigne ? En plus, ces herbes atténuent ma douleur. Tu ne voudrais pas que je continue à souffrir, si ?
Le bougre sait s’y prendre. Je soupire et lui promet de ne rien révéler.
— Ouvre donc la petite trappe sur le mur, oui celle-là. Actionne la manivelle qui se trouve à côté. Merci.
À l’intérieur de l’orifice, une hélice tourne de plus en plus vite. De l’air se diffuse par le conduit, dissipant les traces du délit. Une fois l’oxygène renouvelé, je me pose près de Diego. Son état de santé reste précaire, mais il s’accroche. Il a beau dire que cela ne l’effraie pas, il redoute le point final de son existence. Par conséquent, il m’écoute avec attention lorsque je lui conte de quelle façon son âme se recycle en se reliant à l’univers. Le dernier chant d’une enveloppe de chair avant de se glisser dans la peau d’un autre être vivant. Ce que les homos sapiens appellent « mort » n’existe pas. Parce que j’ai la capacité de voir ce qu’ils ne voient plus. Diego ne m’interrompt pas. Ses prunelles vairons dissèquent chacun de mes gestes, chacune de mes mimiques. S’écarquillent dès que mon doigt tapote ma lèvre inférieure.
— Quoi ?
Il ébauche un rictus empli de nostalgie.
— Oh, rien, tu me rappelles parfois quelqu’un… de mon lointain passé.
Passé que mon peuple a détruit. Assise sur le lit qu’il ne quitte plus désormais, je me redresse en sursaut. Incline mon buste avec déférence.
— Ce soir, moi ramener Sylvanos. Changer eux comme Syl et nous vaincre le Roi. Ensuite trouver harmonie.
Mes affirmations le firent sourire, pourtant ses flux prédisaient le contraire. La lassitude et l’abattement l’enfonçaient progressivement vers son terme. La fin du Diego que je connais. Que j’apprécie plus que de raison. Son départ me causera du chagrin ; ne plus l’entendre vociférer, narrer des histoires de l’avant Cataclysme Vert. Sa présence charismatique. Le pilier de cette communauté.
— Fais de ton mieux, ma grande, me susurre-t-il avec un clin d’œil. Les dés sont jetés depuis longtemps déjà, mais le futur pourrait nous réserver des surprises, qui sait ? J’ai tellement envie d’un café, bafouille-t-il. Bien chaud, avec deux sucres s’il vous plaît…
Il doit encore délirer… Diego ferme ses paupières, alourdies de fatigue.
— Je crois… en toi… tu… représen…
Un infime ronflement émane de ses narines. L’esprit du sommeil a étreint mon ami au sein de son royaume. Je serre une dernière fois sa main devenue frêle avant de sortir de la pièce. Dehors, le crépuscule sonne le glas d’une rencontre autant attendue que redoutée. Ma main agrippe mon ventre douloureux. Un film humide suinte sur ma peau. Encore un phénomène inhabituel. Personne ne doit se douter de l’angoisse qui m’opprime en ce moment. Je ne peux décevoir ni mon peuple ni mes alliés.
En attendant que Jak termine son repas dans le réfectoire, je me glisse dans le « dressing » : salle où les tisseuses confectionnent les tuniques et autres vêtements. Un portant m’est réservé dans un coin. Je profite de l’absence des humaines pour troquer ma robe marron pour une noire, plus discrète la nuit. Ainsi vêtue, je remonte à la surface et patiente dans la cour. La tension des gardes se manifeste en de multiples aller et retours devant les hautes grilles du camp. Aucun d’eux ne m’adressent la parole, mais je n’en ai cure. Leur chant agité contamine le mien ; mes mains tremblent de nervosité. À l’horizon, le disque opalescent à la rondeur parfaite émerge de la cime des arbres. Bon sang, que fait Jak ? Le lieu de la rencontre est au moins à une heure de marche… Au moment où je me décide à m’y rendre seule, le grincement de gonds arrête net ma marche. Le régent se glisse à mes côtés, en tenue de camouflage et un sac sur le dos.
— Toi en retard, le réprimandé-je alors que les grilles s’ouvraient.
— Un contretemps à gérer… Caleb aurait frappé le fils du cuisto pour une broutille il y a quelques heures, grommelle-t-il. Merde, il lui a pété le nez ce con ! Irina était dans tous ses états. S’il continue comme ça, il n’intègrera jamais l’Ordre. (Il pivote vers moi) Tu l’as vu ce soir ?
À l’évocation de son nom, une pointe acérée se fiche dans ma poitrine.
— Non. Juste avant réunion. Nous… (j’hésite une seconde avant de poursuivre). Nous… se fâcher.
— Hmpf, grogne-t-il, les doigts dans sa barbe. Ceci explique cela… Fais-moi plaisir : quand tu le reverras, réconciliez-vous.
Il hâte le pas tout en allumant une petite torche. Je contemple la flamme orangée vacillante. Songe à Caleb. J’aurai aimé qu’il me souhaite bonne chance. Les amoureux de sont-ils pas censés s’encourager ? Du moins, selon Ruka… S’il m’arrivait un malheur… Je secoue la tête avec véhémence. Tout se passera bien. Il le faut. Sitôt sortie de la transe dans lequel le feu m’avait plongée, je rattrape Jak et nous sillonnons jungle et vallées furtivement avec la lune pour seul guide.
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