PARTITION XVI : orchestration d’un exil lointain
Le jour a succédé à la nuit. Le soleil réchauffe mon corps endolori par les spasmes de la veille, toutefois aucun de ses rayons ne parviennent à percer l’armure de nouveau forgée autour du cœur… Des réminiscences de mon passé n’ont cessé de me hanter des heures durant sous forme de visions, de dialogues, de sensations. Dans certaines d’entre elles, un homme jeune et robuste m’apprenait à survivre. Son visage me souriait, mais ce sont ses yeux qui ne quittent plus mes pensées : l’un aussi bleu que le ciel et l’autre vert sapin. Comme ceux de Diego. Cruelle vérité ; la toucher du doigt lorsque je ne suis plus la bienvenue à Anjos.Changerait-elle l'issue de mon avenir ?
Une envolée d’oiseaux me fait sursauter. Je ne dois pas rester plus longtemps à découvert. D’un bond, je me relève et cours me dissimuler dans l’ombre d’un arbre. Peu après, trois êtres débouchent dans la clairière. Des Flamboyants. Leurs yeux brillent telles des étoiles ; une lumière trompeuse destinée à aveugler afin de mieux exterminer leur proie. Leur tronc s’avère davantage massifs que ceux de leurs « parents ». Des blocs de bois taillés recouverts d’épaisse écorce à différents endroits. Une cuirasse imparable que la nature leur a dotée dans le but de la défendre.
Je me fonds dans le décor, respirant à peine. L’un d’eux se baisse et jauge le charbon encore tiède qui repose sur les cendres des Sylvanos. Une suite de sons inquiétants s’exhale de sa bouche : des sortes de claquements caverneux. Les deux autres lui répondent en écho. Les guerriers de l’Arbre-Roi se tournent ensuite de concert dans ma direction. S’ils devinent mon chant, je suis perdue. Nul doute qu’ils me recherchent après l’appel de détresse poussé cette nuit... J’endigue alors mes flux auriques au plus près de ma peau. Or, la peur qui s’insinue dans mes vaisseaux séveux menace de m’exposer. Je me risque à jeter un œil. Ils ont déserté les lieux. Étonnée, mais rassurée, je lâche un soupir.
Quel choix me reste-t-il désormais ? Paria chez les miens, non désirée chez les Hommes, me voilà seule. J’avise les alentours ; la jungle qui s’étend devant moi, les montagnes qui s’élèvent de part et d’autre et rêve à plus loin encore… Un lieu où de l’eau règne à perte de vue. Je n’ai plus rien à perdre. Partir à la recherche de cet endroit dans lequel les deux races cohabitent me parait être la meilleure solution. Même si elle ne s’avèrait qu’illusion. Armée d’une volonté sans failles, j’arrache le lambeau de tissu – vestige d’une pudeur obsolète – encore collé à ma peau et part du site sépulcral sans un regard en arrière.
Le « voyageur » parlait de se diriger vers le sud. Les Sylvanos n’ont aucune notion de l’orientation humaine. J’ai certes étudié les points cardinaux avec Diego, pourtant, tous leurs outils de repérage nous sont inutiles. Une boussole interne, directement reliée au magnétisme terrestre, nous guide à chaque instant.
Forte de cet atout, je me laisse porter par les courants telluriques. Et Anjos se trouve droit sur ma route. Des soubresauts agitent mon cœur à cette pensée. Mellys, Jak, Diego, Ruka… Vous non plus, je ne vous oublierai pas.J’ai fait de mon mieux là-bas, ma place est désormais ailleurs.
Alors que je me sustente près de la frontière d’Anjos, des fréquences aigües se répercutent sur les capteurs de ma chevelure. Elle se dresse au-dessus de ma tête en une couronne végétale, véritable antenne naturelle. Les cris se rapprochent. Des humains. Je libère mes racines des profondeurs de la terre et me dirige vers les voix avec prudence. L’angoisse sourd dans leur intonation. À mesure que la distance diminue, je perçois le mot que tous hurlent à tour de rôle : Rio. L’image du petit bonhomme souriant surgit sur mon écran intérieur.
Indésirable ou pas, mes pas accélèrent la cadence.
Une silhouette se découpe soudain d’un rocher, un lance-flamme dans les bras. Les reflets du soleil illuminent ses cheveux clairs tout autant que mon visage.
— Mellys !
La jeune fille virevolte et m’évalue, suspicieuse. Elle opère un pas en arrière, les traits durcis. Ma folie assassine de la veille la condamnera-t-elle, elle aussi ? Cette interrogation qu’elle se répète sans doute en boucle ne me freine pas. En deux enjambées, mes bras l’enlacent avec toute l’affection maternelle dont je me révèle capable. Son apparente froideur fond comme la neige au sommet des montagnes en été. Rassurée de retrouver la Syl qu’elle connait, elle éclate en sanglots contre ma poitrine.
— Que se passe-t-il ? murmuré-je. Vous allez attirer les Flamboyants. Je les ai croisés à la clai… je m’interromps en remarquant son expression estomaquée.
Les yeux écarquillés, ses larmes continuent toutefois d’inonder ses joues. Elle renifle.
— Mais, tu… tu parles trop bien ! bafouille-t-elle. Comment c’est possible ?
Mes doigts effleurent mes lèvres. Je n’avais pas réalisé…
— Après votre départ, mon esprit a comme implosé… J’ai récupéré la mémoire de mon passé humain. Diego avait raison. Le Roi m’a transformée en Sylvanos… Bref, ça a dû interférer avec le langage.
Je reprends mon sérieux et saisit Mellys par les épaules, l’air grave.
— Il est arrivé quelque chose à Rio ?
À ce nom, les pleurs de ma fille de cœur redoublent. Elle s’essuie le visage, sans parvenir à cesser le flot de son chagrin. Je ne l’ai jamais vu dans cet état…
— Il a disparu ! Personne ne l’a vu depuis hier soir. (Elle se mouche dans un pan de sa tunique). Sa mère le croyait avec moi, et… Oh, Syl, c’est ma faute ! Il était si fâché qu’on ne le laisse pas aller en forêt. Je crois… je crois qu’il a tenté de nous suivre au rendez-vous.
Malgré la peur de perdre son protégé, elle n’ose évoquer davantage le fiasco de la rencontre. Ni Caleb. Désormais, je ne nourris plus pour lui qu’un mélange de regrets et de ressentiments. Ma naïveté a causé le recyclage précoce de mes frères et sœurs ; cette culpabilité m’éreinte. Heureusement, la Terre me berce en permanence d’un chant de compassion. Nul doute que le pardon ne pourra venir que de moi-même. La Vie, elle, m’a déjà pardonnée.
— Cherchons-le ensembles ! J’ai entendu plusieurs voix, est-ce que C…
Je ne parviens pas à terminer ma phrase. Mes lèvres demeurent closes face à ce prénom honni.
Elle secoue la tête. Esquisse un maigre sourire.
— Non, il a trop peur de tomber sur toi… Jak, des sentinelles et quelques habitants d’Anjos se sont portés volontaires. La jungle est si vaste…
Sa voix se brise. Un souffle rauque s’échappe de sa bouche. Mellys inspire profondément puis inspecte de nouveau les environs.
Nous passons ainsi un moment à fouiller la végétation, les cours d’eau, les rares grottes tout en restant attentives à ne pas croiser les Flamboyants.
C’est sous le tronc imposant d’un cèdre que nos recherches prennent fin. Étendu sur un tapis de feuilles mortes, l’enfant semble dormir. Et Mellys se persuade un instant que c’est le cas ; elle s’empresse d’accourir vers lui, remue son corps frêle.
— Rio ! Réveille-toi ! Ça va pas de sortir sans prévenir ? On s’est fait un sang d’encre !
Mais les paupières du garçon restent closes. Sa peau bronzée, devenue pâle et froide, miroitent au soleil. Son chant s’est éteint dans son enveloppe de chair. Il a rejoint la symphonie de la nature. Pour la seconde fois en moins d’une journée, mes yeux s’embuent de larmes. Ma gorge se serre. Je pose une main délicate sur l’épaule de la jeune fille dévastée.
— N… non ! Rio… (Elle le serre contre elle de toutes ses forces) Réveille-toi… Promis, on ne te grondera pas ! D’accord ? Alors… s’il te plaît…
— Mellys. Il ne t’entend plus, lui susurré-je.
La vérité l’accable soudain de tout son poids. Elle s’effondre sur son protégé, les yeux écarquillés et secs. Le choc l’a plongée dans un état atonique. Je la laisse se recueillir à sa façon durant de longues minutes avant de la soulever avec douceur. Elle ne proteste pas. Puis j’emporte Rio dans mes bras en entonnant la mélodie destinée aux recyclés afin de les guider dans leur voyage.
— Puisses ton chant se frayer un chemin vers ta prochaine destination, chuchoté-je.
En réponse à cette prière, une bourrasque fait tourbillonner les feuilles sèches de nospieds jusqu’aux cieux dans un bruissement poétique. Une bouffée de reconnaissance s’empare de mon être.
Même Mellys ne quitte pas le spectacle du regard.
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