Le savon (I)

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J'étais quelqu'un de bien, j'imagine. Je ne me souviens pas de qui j'ai été, mais je suppose que ma vie a dû être exemplaire. À la mort de mon corps, ma conscience a subsisté. Ce sont des choses qui arrivent, apparemment. Et quand ça arrive, la conscience est renvoyée sur Terre, pour une durée plus ou moins longue. En fonction de la vie que l'on a eue, cette « seconde vie » est plus ou moins agréable pour ces consciences réinvesties.

La mienne est plutôt agréable. Jugez plutôt : me voici savon de Marseille dans une salle de bain coquette. Tous les matins, ma propriétaire se déshabille devant moi, s'admire dans le miroir quelques instants et tourne le robinet d'eau chaude avant de tourner celui d'eau froide. Elle entre dans la douche, tire les rideaux et met un pied dans la baignoire. Elle se met sous l'eau tiède et commence à se laver. Écartant le jet de son joli corps, elle se saisit de moi.
Elle commence toujours par frotter doucement la plante de ses pieds délicats. Puis, elle me fait remonter le long de ses jambes. J'aime particulièrement le doux contact des poils blonds sur toute ma surface. Parfois, à cet instant précis, j'ai l'impression d'être chargé d'électricité. Chaque seconde de ce moment de grâce s'étire en siècle de plaisir.
Plus haut, elle me fait contourner sa toison finement taillée. Ce trésor, je n'y goûte jamais. Elle préfère me caresser sur ses hanches, puis me faire glisser sur ses fesses et ses cuisses. Je vais de rebonds en rebonds, m'attardant longtemps contre ses formes appétissantes. Juste après, elle me promène sur son ventre, en cercles de plus en plus larges, pour arriver à la base de ses seins. Depuis ceux-ci, l'eau jaillit en cascades magnifiques. Je me perds dans leur vallée et j'en perds un instant la raison. Quel bonheur d'être pressé ainsi contre ces monts pleins de merveilles...
Parfois, je repars de sa gorge jusqu'à la chute de ses reins. Je remonte ensuite le long de sa colonne vertébrale pour me perdre dans le creux de son cou, où je lui susurre des mots d'amour. Et enfin, pour mon plus grand bonheur, elle finit par son visage. Pendant un court instant, je touche ses joues, et parfois ses lèvres, lors d'un baiser fugace.

Elle me repose alors à ma place et passe l'eau sur sa peau. Moite de bonheur et d'extase, je me décompose chaque fois un peu plus. Je vivrai ne sans doute que quelques semaines, à la vitesse où je m'use, mais tous ces jours seront pleins de félicité, je le sais.
Ce que je ne sais pas, c'est de quoi est fait le paradis, s'il en existe un. Mais même si je le savais, je ne crois qu'il pourrait surpasser cette nouvelle vie qui m'a été donnée et dont je me délecte sans faim.

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