La grande Baveuse
Le Soleil descendait en douceur sur l’horizon laissant ses rayons rougir le paysage champêtre. Les suaves crépitements du feu, les rires et le choc des verres composaient la paisible mélodie des moments uniques. Les effluves de la viande grillée et des chamallows fondants titillaient les papilles des convives et embaumait ce petit morceau de paradis, placé au milieu d’un champ, perdu dans la campagne bourgogne. La fin de l’été arrivait.
Bientôt, une nouvelle année scolaire commencerait pour ce groupe d’étudiants. Avant le retour des obligations universitaires et de la mauvaise saison, la bande s’était réunie pour savourer, une dernière fois, les douceurs d’une nuit sous les étoiles.
Isolés du monde, les campeurs d’un soir réécrivaient le monde à l’encre de la bonne humeur tout en sirotant leurs boissons alcoolisées favorites.
Seul Boris semblait tracassé.
Assis près du feu, le jeune homme ne bougeait pas, parlait peu et souriait mécaniquement aux plaisanteries. Il affirmait être ravi par ce camping sauvage, mais son corps exprimait le contraire de ses paroles.Boris prétextait une grosse migraine. Que pouvez-t-il bien dire d’autres ? Il raffolait de ces soirées, lorsqu’ils buvaient jusqu’au petit matin.
Mais pas au milieu d’un champ.
Entre deux gorgées de cocktail, il jetait des coups d’œil furtifs sur l’herbe environnante. Ses amis l’ignoraient, mais pour le garçon, une nuit en pleine nature ressemblait davantage à une épilation intégrale qu’à une soirée de détente. Surtout en Bourgogne…
Boris souffrait de limacophobie, cette peur panique des escargots et de leurs cousines sans-abri.
Tout commença durant son enfance. Un jour, alors que la pluie venait de cesser, le petit garçon enfila ses bottes et partit à l’aventure dans les bois humides. Adossé à un tronc, la tête tournée vers le ciel, l’enfant admirait la cime des arbres remuée par le vent.
Il ne remarqua pas le pirate invertébré qui assaillit sa jambe. Une monstrueuse limace orange escaladait le petit garçon.
Lorsqu’il repéra l’intrus, Boris écartilla ses jeunes yeux. Il hurla. Ses cris n’affolèrent pas l’éhonté gastéropode qui continuait apathiquement sa lente et délicate ascension. La peur tétanisa Boris. Il voyait déjà le mollusque s’engouffrer de force dans sa bouche. Il savait comment se sortir de ce mauvais pas, mais cela dépassait ses forces. Il cria une seconde fois pour qu’on lui porte secours.
Personne.
La limace progressait. Elle se trouvait au-dessus de son genou. Boris pleura.Il n’avait plus le choix.
Dans un élan de courage, il serra ses lèvres et empoigna la grande Baveuse. Le contact de sa chaude main avec cette glaciale glaise gluante et humide le bouleversa.
La limace collait à la main de Boris.
Le visage écarlate et les yeux remplis de larmes, le garçon sanglotait tout en essayant de se défaire de l’animal, frottant avec frénésie sa fine main contre un arbre.
Lassée par tant de violence, la limace capitula et se décrocha de cette peau chaude et agitée.L’enfant fuya cet Enfer humide. Il rentra chez lui, quitta ses bottes et pleura toutes les larmes qui restaient dans son petit corps.
Depuis lorsque Boris aperçoit une limace, en image ou dans la pelouse, le traumatisme refait surface et le trouble. Le petit garçon grandit avec cette phobie tout en évitant les situations risquées. Il ne mangeait jamais de salade du jardin, regardait peu de reportages animaliers, refusait les sorties champignons et évitait de poser les pieds dans l’herbe humide.
Dans un champ, toute une nuit, en pleine Bourgogne, la capitale française des escargots, Boris risquait une rencontre avec son angoisse gluante.
Plus le crépuscule s’imposait, plus la rosée du soir humidifiait le sol. Boris se rapprocha du feu : il savait que dans les alentours, ces monstres suintants sortaient par dizaines du sol et envahissaient le monde du dessus.
Il faisait nuit noire.
Ses amis étaient trop saouls pour remarquer son agitation. Ils s’amusaient et trinquaient si fort que la moitié de leur bouteille de bière finissait dans l’herbe.
La bière. Les limaces en raffolent. La moindre goutte les attire comme des mouches.
Boris connaissait beaucoup de choses sur ses ennemis.
Il y avait assez de bière autour d’eux pour ragouter tous les gastéropodes du champ.Boris n’était pas rassuré.
Pour couronner le tout, l’un de ses amis renversa son verre sur le pantalon du jeune homme. Ses vêtements étaient désormais imbibés du breuvage préféré des limaces. Dans quelques minutes, la plus rapide fera son apparition.
C’était trop pour le jeune garçon.
Boris ramassa une torche, une canette entamée et une poignée de cendres froides. Il se leva, salua ses amis et quitta la douce lumière du feu de camp pour s’enfoncer dans la rude obscurité du champ…
Direction : son abri pour la nuit.
En dehors de la zone de sécurité, il avançait avec prudence. Les monstres pouvaient surgir à n’importe quel moment. Il restait alerte. Boris éclairait chaque parcelle d’herbe devant lui, prêt à affronter ces abominations de la nature.
La première créature apparut. Seule, elle était trop lente pour être dangereuse. Boris s’en écarta et continua sa route.La situation se compliqua quelques mètres plus loin. Elles étaient trois. Surpris, Boris recula. Il jeta un coup d’œil à sa gauche. Deux autres bêtes s’avançaient dans sa direction. Pris de panique, il partit vers la droite. Les monstres rampants pullulaient. Elles l’encerclaient, nombreuses, assoiffées par son odeur. Il sauta par dessus ses assaillants. Il courrait.
Partout, les créatures. Il accéléra. Haletant, son cœur tambourinant dans la cage thoracique, les gouttes de sueur perlant sur son front, le visage rougit par le sang, les pieds effleurant à peine le sol, la bière s’échappant de la bouteille, les cendres froides tombant de sa main, les membres crispés, les traits tendus, il était à bout de souffle.
Boris arriva à sa tente. Il reprit sa respiration pendant une minute et éclaira les environs. Par chance, aucun cerbère visqueux ne gardait l’entrée de son refuge. Il brandit la bouteille de bière et la lança le plus loin possible pour leurrer ses agresseuses. Il étala avec minutie les cendres autour de son abri pour les empêcher de s’approcher. Sa tâche terminée, Boris s’avança sous l’auvent, retira ses chaussures et les posa sur le tapis de sol, ouvrit la fermeture éclair de la moustiquaire, pénétra dans la chambre et referma la porte derrière lui. Sans perdre un instant, il souleva le matelas, secoua son duvet et inspecta l’intérieur, éclaira les moindres recoins de la chambre, contrôla l’imperméabilité de la toile et vérifia que la moustiquaire était bien fermée.
Rien à signaler, le jeune homme poussa un grand souffle de soulagement.
Il pénétra dans son duvet, s’allongea sur son matelas et éteignit la lumière.
Boris se tranquillisait.
Il entendait ses amis continuer la fête sans lui.
Au petit matin, les bruits de la nuit avaient cédé leurs places aux chants des oiseaux diurnes. Le Soleil s’invita dans la tente apportant sa réconfortante chaleur.Boris s’éveilla.
Il sortit de son refuge. Sous la lumière du jour, le champ affichait un visage plus rassurant. Le jeune garçon tâta l’herbe déjà chaude. Plus aucun danger.
Boris s’étendit de tout son long, il se sentait en pleine forme. Le jeune garçon souhaitait profiter de la matinée pour rattraper le temps perdu. Impatient de rejoindre ses amis, il retourna sous la tente, saisit ses chaussures et les enfila vite.
Trop vite…
Il n’avait pas vérifié à l’intérieur, et remarqua trop tard la limace cachée dans l’une de ses baskets.
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