CHAPITRE 6 - Le temps
Il existe une théorie scientifique selon laquelle le temps est relatif. Dans l'univers corporate, ce n'est pas une théorie, c'est un art : l'art de vous faire vendre votre vie par tranches de vingt-quatre heures en vous faisant croire que c'est vous qui avez choisi l'épaisseur des tranches.
Sprint 147 (ou peut-être 148) :
"La première règle du Fight Club Corporate", dit Thomas en touillant son café infâme, "c'est qu'il n'y a pas de règles. Juste des non-dits qu'il faut décoder avant qu'ils ne te bouffent."
Mardi, 20h13 (comme tous les mardis) :
"Habibi, tu travailles trop", soupire sa mère en posant un tajine devant lui. "Même ton père ne rentrait pas si tard."
"C'est différent, Maman. Je suis sur un projet important."
"Important comme mardi dernier ? Et celui d'avant ?"
Elle pose une main sur son front, comme quand il était petit et fiévreux. "Au moins, tu manges bien ? Cette Leïla, elle cuisine ?"
Q2 Review (Date exacte inconnue, perdue quelque part entre deux deadlines) :
"Farid montre une adaptabilité remarquable", note Marc-Antoine sur le formulaire d'évaluation. "Il a parfaitement intégré nos valeurs et notre culture."
De l'autre côté du bureau en verre, Farid hoche la tête modestement. Son costume n'a plus une seule fausse note. Sa cravate est du même bleu que le logo de l'entreprise. Un hasard, bien sûr.
Jeudi soir au Résistant (tous les jeudis se ressemblent) :
"Tu as changé de costume", remarque Leïla. "Plus corporate."
"Dress for success", répond Farid en plaisantant. Sauf que ce n'est pas vraiment une plaisanterie.
"Tu cites le manuel InnovCorp maintenant ?"
"C'est de Sun Tzu, je crois."
"Non, page 47 du guide d'intégration. Je l'ai lu aussi, tu te souviens ?"
Sprint 189 (Les sprints commencent à se fondre les uns dans les autres) :
"Belle présentation", le félicite Marc-Antoine. "Le client était impressionné. Tu as le mindset qu'il faut."
Farid sourit, ne précise pas qu'il a manqué le dîner avec sa mère. Encore. Le succès a un goût de solitude et de plats réchauffés à minuit.
3ème Trimestre, Réunion d'équipe (L'horloge de l'open space s'est arrêtée à 15h47) :
"Innovation disruptive", "paradigme shift", "mindset agile"... Farid réalise qu'il comprend tout ce charabia maintenant. Pire : il commence à y croire.
Thomas lui lance un regard inquiet par-dessus son laptop. Le genre de regard qu'on lance à quelqu'un qui commence à boire le Kool-Aid corporate.
Un Vendredi comme les autres (Mais peut-être pas) :
"Tu deviens leur meilleur élément", dit Leïla. Ses doigts jouent avec son collier, celui que Farid lui a offert pour leurs six mois. "C'est flippant."
"Je joue juste le jeu."
"Non. Tu commences à aimer jouer."
Monthly Review (Le mois n'a plus d'importance) :
"Tu es prêt pour le prochain niveau", annonce Marc-Antoine en lui servant un whisky dans son bureau. "Tu es confirmé, tu es des nôtres maintenant..."
"Merci pour tout", répond Farid. Il réalise que l'intonation de sa voix ressemble de plus en plus à celle de son mentor.
Dimanche chez Maman (Le couscous comme seul repère temporel stable) :
"Cette Leïla", dit sa mère en remplissant son assiette pour la troisième fois, "elle est bien. Elle te regarde comme je regardais ton père."
"Maman..."
"Quoi ? Une mère sait ces choses-là. Et puis, elle au moins, elle te dit quand tu fais n'importe quoi."
Daily Stand-up (La routine qui n'en est plus une) :
"Key deliverables", "quick wins", "customer centric"... Les mots sortent de sa bouche automatiquement maintenant. Dans la salle de réunion vitrée, son reflet porte la même cravate que Marc-Antoine.
Coffee Break avec Thomas (Une pause qui n'en est pas une) :
"Tu te souviens de ce que je t'ai dit le premier jour ?" demande la Loutre Créative. "Sur les règles non-dites ?"
"Bien sûr."
"J'ai oublié la plus importante : plus tu deviens bon à cette mascarade, plus tu oublies que c'en est une."
Meeting Room Bali, 16h42 (L'heure où les décisions changent des vies) :
"Je te propose de rejoindre mon équipe", dit Marc-Antoine. "Business développer. Tu as le profil parfait."
Farid regarde par la fenêtre. En bas, des fourmis en costume traversent le parvis de la Défense.
"Il faudra quelques sacrifices, bien sûr. Plus d'heures, plus de pression. Mais c'est le prix du succès."
"Je dois y réfléchir."
"Ne réfléchis pas trop. Les opportunités, c'est comme les Ubers : si tu ne les saisis pas tout de suite, quelqu'un d'autre le fera."
22h15, Appartement de Leïla (Le temps s'écoule différemment ici) :
"Tu vas accepter ?"
"C'est une opportunité unique."
"Ce n'était pas ma question."
Elle porte son vieux t-shirt "Capitalisme 404". Celui du début. Celui d'avant.
"Tu te souviens de notre plan ?" demande-t-elle. "Infiltrer le système pour le changer ?"
"On était naïfs."
"Non. On était vrais."
Dimanche matin, 10h23 (Le temps des possibles) :
Leïla dort encore, ses cheveux éparpillés sur l'oreiller comme un acte de rébellion contre tous les brushings corporate. Farid la regarde et pense à tous ces PowerPoints qui attendent sur son laptop. Pour une fois, il n'ouvre pas ses mails.
Pause déjeuner qui n'en est pas une (Un mardi, peut-être) :
"Monsieur le futur manager a le temps de manger avec les mortels ?" le taquine Leïla.
Ils sont dans ce petit resto italien où personne d'InnovCorp ne met les pieds. Ici, pas de "lunch & learn", juste le bruit des vraies conversations.
"Tu as de la sauce sur le nez", dit-il.
Elle ne l'essuie pas. Un acte de résistance délicieux.
3h du matin, une nuit sans date :
"Raconte-moi encore comment tu vas révolutionner le système", murmure-t-elle, sa tête sur son épaule.
"Tu te moques."
"Toujours. Mais j'aime quand même t'écouter."
Sur le balcon de Leïla, une heure imprécise :
"Regarde", dit-elle en pointant les tours de la Défense au loin. "On dirait un cimetière de rêves en verre."
Farid l'enlace par derrière. Ici, pas de KPIs pour mesurer la tendresse, pas d'objectifs à atteindre. Juste sa respiration contre son cou et le goût de son thé à la menthe qui reste sur ses lèvres.
Samedi, quelque part entre midi et l'éternité :
Ils font les courses au marché. Une activité tellement banale qu'elle en devient révolutionnaire. Leïla marchande en arabe avec les vendeurs, fait rire les mamies, goûte les olives. Elle est tellement vivante que ça fait presque mal à regarder quand on passe ses semaines dans des open spaces aseptisés.
"Tu crois qu'on peut payer en stock options ?" plaisante-t-il.
Elle lui lance une figue.
Une pause café qui devient autre chose :
"J'ai une réunion dans dix minutes", dit-il.
"Bien sûr. Tu as toujours une réunion dans dix minutes."
Mais elle l'embrasse quand même, et ces dix minutes s'étirent comme une journée de congés non posés.
Une année se compte en différentes unités selon où l'on se trouve :
4 quarterly reviews chez InnovCorp.
52 couscous dominicaux chez sa mère.
365 "je te rappelle dans cinq minutes" aux amis qu'il ne rappelle plus.
8760 heures dont la moitié passée à fixer des écrans.
Et quelques moments suspendus avec Leïla qui valent tout le reste.
2h du matin, l'heure où le temps s'arrête vraiment :
"Tu te souviens quand on avait le temps ?" demande Leïla, allongée sur le tapis de son salon.
"On a le temps là, non ?"
"Non, je veux dire... le TEMPS. Celui d'avant les agendas synchronisés et des créneaux Outlook."
Il comprend ce qu'elle veut dire. Le temps d'avant était élastique, imprévisible. Maintenant il est découpé en tranches de trente minutes, programmé, optimisé.
Un dimanche qui refuse d'être mesuré :
Ils sont restés au lit jusqu'à midi. Un crime contre la productivité. Leurs téléphones sont éteints - une hérésie corporate. Le soleil dessine des ombres sur le mur, comme une horloge naturelle qui se moque des deadlines.
"On devrait faire ça plus souvent", murmure-t-elle.
"Quoi ? Rien ?"
"Exactement. Rien. Le plus beau pied de nez au capitalisme."
Une soirée à la fin de quelque chose, ou peut-être au début :
"Je crois que le temps passe différemment quand je suis avec toi", dit Farid.
Ils sont sur le toit de son immeuble. En bas, Paris clignote comme un tableau de bord corporate, mais ici, le temps a un autre goût. Un goût de liberté et de vin rouge en bouteille plutôt qu'en networking cocktail.
Mardi, 19h (Techniquement encore une journée de travail chez InnovCorp) :
Marc-Antoine parle d'objectifs annuels pendant que Farid pense au grain de beauté sur l'épaule de Leïla. Celui qu'il embrasse chaque matin avant de mettre son costume de consultant. Il hoche la tête aux bons moments, mais son esprit est ailleurs, dans ce territoire où les heures ne sont pas facturables.
Une minute volée entre deux meetings :
"Tu as la réunion client à 15h ?" demande Kevin.
"Oui", répond Farid en pensant à hier soir, Leïla dansant pieds nus dans sa cuisine, le couscous de sa mère réchauffé à minuit, le temps qui coulait comme du miel plutôt que comme un countdown Excel.
Le temps d'une année en métriques parallèles :
12 rapports mensuels chez InnovCorp.
1 promotion ("Félicitations, vous êtes sur la fast track !").
247 "Je rentrerai pas trop tard" à Leïla.
52 "Tu maigris, habibi" de sa mère.
Et cette sensation grandissante que quelque chose lui échappe.
Jeudi soir, 23h (Les tours de la Défense font des ombres de prison sur le sol) :
"Tu deviens comme eux", murmure Leïla.
"Non, je joue juste le jeu."
"Le jeu te joue, Farid."
Elle porte cette robe bleue qu'il aime tant. Celle qui n'a rien à voir avec le dress code corporate. Celle qui lui rappelle qui il est vraiment, ou était, ou pourrait encore être.
Mercredi, 16h32 (Le temps des doutes) :
Marc-Antoine parle de legacy et de vision stratégique. Sur l'écran de son téléphone en mode silencieux, un message de Leïla : "N'oublie pas de vivre en attendant de réussir."
Une nuit sans date précise :
"Raconte-moi encore comment c'était, avant", demande-t-elle.
"Avant quoi ?"
"Avant les sprints. Avant les KPIs. Avant qu'on ne mesure le temps en objectifs atteints."
Il essaie de se souvenir, mais les souvenirs ont le goût du café froid de l'open space.
Un vendredi qui n'est pas comme les autres (Ou peut-être que si, jusqu'à ce qu'il ne le soit plus) :
Marc-Antoine lui tend les clés de sa nouvelle vie : badge manager, carte corporate, code pour le parking.
"À toi de jouer maintenant", dit-il avec la fierté d'un père corporate.
Farid hoche la tête, mais pense au grain de beauté sur l'épaule de Leïla.
20h43 (L'heure où les décisions se prennent) :
Il monte les marches qui mènent à son appartement. Pas d'ascenseur dans ce vieil immeuble - rien à voir avec les tours de verre où il passe ses journées. Dans sa poche, l'écrin pèse plus lourd que tous les contrats qu'il a jamais signés.
Elle ouvre la porte. Pas de maquillage, un vieux t-shirt "Capitalisme 404", pieds nus. Le seul KPI qui compte vraiment.
"J'ai accepté le poste", dit-il.
Elle attend la suite. Il y a toujours une suite dans le monde corporate.
"Mais j'ai une condition."
"Laquelle ?"
"Que tu m'empêches de devenir complètement comme eux."
"Comment ?"
"En m'épousant."
Le temps s'arrête. Pas comme dans les réunions interminables, mais vraiment. Même les tours de la Défense semblent retenir leur souffle.
"C'est la pire demande en mariage de l'histoire", dit-elle enfin.
"Je sais. Je pourrais faire un PowerPoint si tu préfères."
Elle rit. Ce rire qui n'a jamais eu besoin d'être optimisé.
"D'accord."
"D'accord ?"
"Oui. Quelqu'un doit bien sauver ton âme de la start-up nation."
L'empereur est peut-être nu, mais ce soir, dans un appartement sans vue sur la Défense, deux rebelles préparent leur plus belle infiltration : un mariage qui refuse d'être un networking event.
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