CHAPITRE 17 - Le bilan des dix ans
Un mécanisme implacable régit notre société moderne : certains enfants naissent pour diriger, d'autres pour être dirigés. Mais ce qu'on ne nous dit pas, c'est que tous finissent broyés. Les vainqueurs comme les vaincus. Les winners comme les losers. Un jeu dont personne ne sort vraiment gagnant.
Le jour de ses dix ans, Farid observe la cour de récréation depuis le banc des punis. Il n'a rien fait de mal, juste refusé de baisser les yeux devant Kevin, le fils du pharmacien. Celui qui le traite de "cas social" depuis que son père est mort. Trois mois que ça dure. Trois mois que le monde se divise lentement sous ses yeux d'enfant.
Le jour de ses dix ans, Rayan observe la cour de son école privée depuis le banc des solitaires. Il n'a rien fait de mal, juste refusé de montrer son nouveau gadget hors de prix à Arthur, le fils du banquier. Celui qui le traite de "fils de divorcés" depuis que son père est parti. Huit ans que ça dure. Huit ans que le monde se fracture doucement dans son regard d'enfant.
Dans la cour, Farid regarde les autres jouer. Il note les détails qu'il n'avait jamais remarqués avant. Les cartables ne sont pas tous pareils. Les goûters non plus. Certains mangent des barres bio pendant que d'autres partagent un gâteau sec. Les baskets racontent des histoires de fins de mois, les téléphones murmurent des secrets de classe sociale.
Dans la cour, Rayan observe ses camarades. Il repère les signes qu'il aurait préféré ne jamais voir. Les parents ne sont pas tous présents à la sortie. Les week-ends ne se ressemblent pas. Certains racontent leurs dimanches en famille pendant que d'autres inventent des histoires. Les photos de vacances trahissent des vies brisées, les silences cachent des batailles de garde partagée.
À la récréation, Farid reste à l'écart. Il écoute les conversations, comme son père lui a appris à écouter les gens pendant ses tournées. "Mon papa m'emmène à Disneyland", annonce Kevin en exhibant son billet. "Le mien m'offre les nouvelles Air Jordan", surenchérit Lucas. Un concours permanent de qui aura le plus, qui sera le plus. Farid serre dans sa poche le papier froissé de sa cantine gratuite. Il comprend maintenant pourquoi son père rentrait parfois si fatigué, si triste. Ce n'était pas la fatigue des colis. C'était le poids des regards.
À la récréation, Rayan s'isole sur son banc. Il observe les autres, comme sa mère lui a appris à repérer les faux-semblants. "Mon père m'a eu en visio hier", se vante Thomas en montrant son iPhone 25. "Le mien m'envoie des cadeaux de chaque pays", parade Maxime. Une surenchère sans fin de qui compensera le mieux, qui cachera le plus. Rayan tripote l'iPad dernier cri que son père lui a fait livrer par Amazon. Il comprend maintenant pourquoi sa mère rit parfois si amèrement. Ce n'est pas de la méchanceté. C'est le prix de la lucidité.
Le professeur convoque la mère de Farid. "Votre fils devient agressif", dit-elle avec cette voix qui se veut compréhensive. "Il faut l'aider à faire son deuil." Mais Farid n'est pas en deuil. Il est en train de comprendre. De voir les rouages derrière la machine. Dans le bureau de la directrice, il écoute les adultes parler de son avenir. "Avec ses notes, il pourrait avoir une bourse..." Le mot claque comme une sentence.
La psychologue scolaire convoque Leïla. "Votre fils s'isole", explique-t-elle avec cette condescendance des gens qui pensent tout savoir. "Il faut l'aider à accepter la situation." Mais Rayan a déjà accepté. Il est en train d'analyser. De voir le système pour ce qu'il est. Dans le cabinet aux murs pleins de diplômes, il écoute les adultes diagnostiquer son cas. "Avec un père si absent..." Le jugement tombe comme un couperet.
La mère de Farid sort du bureau en larmes. Elle a dû poser un jour de congé pour venir, une journée de ménage en moins, des factures qui s'accumulent. Dans la salle d'attente, Farid regarde les autres mères. Certaines consultent leur agenda électronique, d'autres comptent leurs pièces pour le bus. Il comprend soudain que le monde est divisé en deux : ceux qui ont le choix, et ceux qui subissent. Son père était du deuxième groupe. À dix ans, Farid décide qu'il sera du premier.
Leïla sort du bureau en silence. Elle a dû déplacer trois rendez-vous à l'association, des gamins qui comptent sur elle, des rêves en suspend. Dans la salle d'attente, Rayan observe les autres parents. Certains pianotent sur leur MacBook en visio, d'autres fixent leur téléphone en attente d'un message qui ne viendra pas. Il comprend soudain que le monde se divise en deux : ceux qui partent, et ceux qui restent. Son père a choisi de partir. À dix ans, Rayan décide qu'il ne sera pas comme lui.
Le soir, Farid fait ses devoirs sur la table de la cuisine. Sa mère repasse des chemises qui ne sont pas les siennes, ajoute des chiffres qui ne font jamais assez. "Tu vois", dit-elle entre deux piles de linge, "ton père voulait que tu fasses des études. Que tu deviennes quelqu'un." Farid hoche la tête, mais il a déjà compris : devenir quelqu'un, c'est ne plus être comme eux.
Le soir, Rayan fait ses devoirs dans sa chambre ultra-connectée. Son père lui a fait installer un bureau ergonomique, dernier cri, aussi froid que leurs rares étreintes. "Tu comprends", répète Leïla avec son sourire qui fait mal, "ton père veut que tu réussisses. Que tu sois comme lui." Rayan acquiesce, mais il sait déjà : réussir comme son père, c'est échouer comme être humain.
Dans la classe, Farid lève toujours la main le premier. Ses notes sont excellentes, impeccables, parfaites. Il empile les 20/20 comme d'autres collectionnent les cartes Pokémon. La maîtresse le montre en exemple : "Voyez comme Farid travaille bien malgré sa situation." Ce "malgré" qui le brûle, qui le pousse. Chaque bonne note est une victoire contre ce "malgré", chaque félicitation une revanche contre le système qui voudrait le voir échouer.
Dans la classe, Rayan ne lève plus la main. Ses notes sont excellentes, impeccables, parfaites. Il accumule les 20/20 comme son père accumule les bonus. Les professeurs le citent en modèle : "Voyez comme Rayan réussit malgré sa situation." Ce "malgré" qui le glace, qui l'isole. Chaque bonne note est une confirmation de sa solitude, chaque félicitation un rappel que la réussite ne comble pas le vide.
À la cantine, Farid mange seul. Il observe la hiérarchie implacable des tables. Les enfants de médecins avec les enfants d'avocats. Les fils d'ouvriers avec les fils de chômeurs. Un apartheid social que personne ne nomme mais que tous respectent. Il mange vite, proprement, sans faire de miettes. "Il est si bien élevé", murmurent les surveillantes. Elles ne voient pas qu'il apprend déjà à se tenir, à s'effacer, à devenir invisible pour mieux gravir les échelons.
À la cantine bio de son école privée, Rayan mange seul. Il observe la chorégraphie millimétrée des tablées. Les enfants de traders avec les enfants de start-uppers. Les fils de divorcés avec les fils de familles recomposées. Une ségrégation affective que personne n'admet mais que tous perpétuent. Il mange son repas équilibré sans envie, sans goût. "Il est si mature", commentent les surveillants. Ils ne comprennent pas qu'il se forge déjà une carapace, un masque, une protection contre ce monde qui a avalé son père.
Les autres enfants invitent Farid à leur anniversaire maintenant. Pas par amitié, par calcul. Il est devenu le meilleur en maths, leur chance de réussir les contrôles. Il accepte chaque invitation comme une marche de plus vers le sommet. Dans les pavillons avec jardin, il étudie les codes : comment tenir sa fourchette, quels mots utiliser, quel ton adopter. Il apprend la grammaire sociale plus vite que la grammaire française.
Les autres enfants évitent d'inviter Rayan à leur anniversaire. Pas par méchanceté, par malaise. Il est devenu le miroir de leurs peurs : l'enfant du divorce réussi, la preuve que l'argent ne fait pas le bonheur. Il décline chaque invitation comme une confirmation de plus de sa différence. Dans sa chambre high-tech, il observe les codes de son époque : comment paraître heureux sur Instagram, quels filtres utiliser, quel récit construire. Il maîtrise l'art des apparences mieux que ses tables de multiplication.
"Ton fils est un élément prometteur", annonce la directrice à la mère de Farid. Des mots qui sonnent comme une prophétie, qui ouvrent des portes vers un autre monde. "Il pourrait intégrer la classe européenne." Sa mère hoche la tête, les yeux brillants de fierté et d'épuisement. Elle ne sait pas encore que son fils est déjà en train de la quitter, de s'échapper vers ces sphères où les femmes de ménage ne sont que des ombres dans les couloirs.
"Votre fils est un élément perturbé", déclare le psychologue à Leïla. Des mots qui tombent comme un verdict, qui ferment des portes déjà verrouillées. "Il développe une excellente carapace intellectuelle." Leïla acquiesce avec ce sourire qui fait peur aux psys. Elle sait déjà que son fils suit les traces de son père, qu'il s'enferme dans cette forteresse de succès où les sentiments ne sont que des bugs dans le système.
À dix ans, Farid comprend que les livres sont des tickets de sortie. Dans la bibliothèque municipale, entre deux rangers usées, il dévore tout ce qui lui tombe sous la main. Pas par amour de la lecture, par stratégie. Chaque nouveau mot est une arme, chaque référence un pass VIP pour ce monde qui le rejette. Les bibliothécaires murmurent entre elles : "Ce petit ira loin." Elles ne savent pas que "loin" signifie surtout "loin d'ici", loin de cette vie qui sent la lessive discount et les rêves avortés.
À dix ans, Rayan comprend que les notes sont des barreaux dorés. Dans sa chambre ultraconnectée, entre deux gadgets dernier cri, il aligne les 20/20. Pas par soif de connaissance, par automatisme. Chaque excellence est une prison, chaque félicitation une chaîne qui l'attache au fantôme de son père. Les professeurs s'extasient : "Comme son père à son âge." Ils ne voient pas que la ressemblance est une malédiction, que chaque succès le rapproche du vide qui a avalé son géniteur.
Le soir, Farid regarde sa mère s'endormir sur le canapé, épuisée par ses trois jobs. Ses mains sont rouges d'avoir trop frotté les bureaux des autres, son dos courbé d'avoir trop porté les fardeaux des autres. Il se fait une promesse, silencieuse et féroce : un jour, ce seront les autres qui nettoieront son bureau. Un jour, il sera de l'autre côté du mur invisible qui sépare les donneurs d'ordres des exécutants.
Le soir, Rayan regarde les stories Instagram de son père. Des dîners d'affaires, des poignées de main, des sourires corporate figés dans leur perfection LinkedIn. Ses photos sont lisses d'avoir trop filtré le réel, son fil d'actualité aseptisé d'avoir trop nettoyé l'humain. Il se fait une promesse, amère et définitive : jamais il ne deviendra cette coquille vide en costume italien. Jamais il ne sera ce père qui préfère les likes aux câlins.
À dix ans, Farid compte déjà. Pas les moutons pour s'endormir, mais les marches qui le séparent du sommet. Il calcule tout : le prix des baskets de marque, le coût d'une vie meilleure, le tarif de la dignité. Dans son cahier secret, il liste ses objectifs comme d'autres collectionnent les billes : avoir un costume, une montre qui brille, un bureau avec vue. La nuit, il rêve de tours de verre et d'ascenseurs dorés.
À dix ans, Rayan calcule déjà. Pas son argent de poche, mais les heures sans son père. Il comptabilise tout : les anniversaires manqués, les promesses brisées, les FaceTime reportés. Dans son journal intime, il accumule les absences comme d'autres collectionnent les présences : un dîner annulé, une pièce de théâtre manquée, un match de foot déserté. La nuit, il rêve de bureaux vides et d'écrans noirs.
Dans la cour de récréation, Farid observe Kevin qui se vante de son nouveau vélo. Un jour, se jure-t-il, ce sera son fils qui aura le plus beau vélo. Un jour, il sera celui qui donne, qui possède, qui domine. Il ne sait pas encore que cette promesse d'enfant est un piège, que cette soif de revanche sociale sera le début de sa déshumanisation. Il ne sait pas qu'en voulant échapper à sa condition, il s'enchaînera à une autre forme de servitude.
Dans la cour ultra-sécurisée de son école privée, Rayan regarde Arthur montrer les photos de son week-end en famille. Jamais, se jure-t-il, il ne deviendra ce genre de père absent. Jamais il ne sacrifiera sa vie personnelle sur l'autel de la réussite. Il ne sait pas encore que cette promesse d'enfant est une illusion, que cette rébellion contre le modèle paternel n'est qu'une autre facette du même système. Il ne sait pas qu'en voulant être différent de son père, il reproduira les mêmes schémas.
Les années passent, mais les blessures restent. Farid deviendra ce qu'il a juré d'être : un gagnant, un dominant, un prédateur en costume sur mesure. Il gravira les échelons, construira son empire, mais perdra son âme en chemin. Le petit garçon qui voulait juste être quelqu'un finira par n'être plus personne.
Les années passent, mais la colère grandit. À dix ans, Rayan a déjà ce regard dur, cette amertume qui fait trembler les psychologues scolaires. Pas encore le monstre corporate qu'est devenu son père, juste un enfant qui déteste de toutes ses forces ce système qui lui a volé son papa.
"Tu oses les comparer ?" Leïla fixe Noureddine avec ce mélange de mépris et de rage qu'elle réserve habituellement aux posts LinkedIn de son ex-mari. "Mon fils n'est pas comme lui. Il ne deviendra pas cette... cette machine à performance qui pense qu'un iPad peut remplacer un 'je t'aime'."
"Je ne compare pas, j'essaie de comprendre", murmure Noureddine. "De comprendre comment on en arrive là. Comment on devient..."
"Comment on devient Farid ?" Le rire de Leïla est aussi tranchant qu'une lame. "Regarde-toi dans le miroir, Noureddine. Combien d'heures passes-tu à disséquer leurs vies pour ne pas voir la tienne ? Combien de chapitres pour exorciser tes propres démons ?"
Noureddine baisse les yeux sur son manuscrit. Dans le reflet de son écran, il aperçoit sa propre cravate, son propre costume, ses propres compromissions.
L'empereur est nu, et ses habits d'enfant sont depuis longtemps en lambeaux. Mais personne ne le lui dira, car tous sont trop occupés à rapiécer leurs propres illusions.
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