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La mère Minoche, elle, s'étouffait de rage. La joie de Margot la blessait aussi sûrement que le feraient les dents d'un loup. Elle n'y tint plus.

Il neigeait depuis deux jours. Pierrot était parti avec son père à la grande ville chercher des préparations pharmaceutiques et du matériel médical. Ils avaient emprunté la 4 pattes du maire.
Margot était restée chez elle. Elle buvait une infusion quand on frappa à sa porte. C'était la Germaine l'Entain :
« C'est l'docteur, y m'a dit d'passer parce que tu vas bientôt mettre ton bâtard au monde. Il veut pas que ça arrive quand il est pas là. Je dois rester avec toi…
—J'ai pas besoin de toi, va-t-en !
—Nan ! J'ai gagné un service en échange, y va m'ram'ner une belle pièce de tissu que c'est lui qui paye, alors je reste ! T'as qu'à finir ton infusion et pas t'occuper de moi.
—Et pourquoi que c'est à toi qu'il a demandé ?
—Parce que personne d'autre qu'est pas occupé n'l'a voulu, t'es pas très aimée ; on a que ce qu'on mérite ! »

Margot n'avait pas la force de la renvoyer et puis c'était tout à fait vrai qu'elle pourrait accoucher d'un moment à l'autre.
Le soir venu, lorsque le Docteur et son fils rentrèrent de la ville, ils passèrent d'abord chez Margot. Ils entrèrent et s'annoncèrent comme à l'accoutumée. Ils furent surpris de ne pas avoir de réponse. Sans doute dormait-elle…
Michel s'approcha de sa chambre discrètement, sur la table une infusion froide, avait été laissée là. Ce petit rien inhabituel l'alerta. Il se pressa vers l'autre pièce, Margot n'était pas là…
Il retourna à l'entrée :
« Pierrot, Margot n'est pas là, peut-être que son petit allait venir et qu'elle est allée seule chez ce curé ! Cour, bonhomme ! »

Le garçon fit la course en quelques minutes, le curé n'était au courant de rien. Désemparé, le docteur ne savait que faire. Il n'y avait personne d'autre chez qui elle eut pu se réfugier… Si ! L'instituteur !
Ils reprirent la voiture et rejoignirent rapidement le logement de fonction de Jacques. Mais lui non plus ne savait rien. L'inquiétude gagnait les trois hommes. Pierrot répétait en boucle, les yeux arrondis : « C'est le Diable ! C'est le Diable qui l'a prise ! ».

Ils décidèrent de retourner chez Margot pour observer les lieux de plus près. Rien d'étrange dans la maison… Dehors, la neige parlerait peut-être…
Dans l'allée entre la porte et le chemin, leurs pas avaient tassé la neige, ils n'en tiraient rien. Ils utilisèrent les phares de la Renault pour essayer de distinguer quelque chose au-delà. Le chemin de terre battue rejoignait le seul ruban bitumé du village un peu plus loin. Là, outre les empreintes de la voiture du maire, ils en distinguèrent d'autres, de celles comme les roues d'une grande charrette et précédée jusque la route, par une traînée plus large et profonde.
Le docteur savait que trois personnes possédaient un tel engin… dont la mère l'Entain. Son inquiétude grimpa d'un cran…

Il enjoignit à son fils et au maître de monter en voiture et roula d'une traite vers chez la vipère, sans s'occuper de la chaussée glissante.
Répondant aux coups sourds de sa porte, le père l'Entain l'ouvrit. Il était ivre, le docteur n'attendit pas pour parler :
« Où qu'est ta femme ?
—Ça t'regarde, à toi ?
—T'as intérêt à me le dire tout de suite : on est trois et je te promets que tu l'diras.
—Elle a raison, la Germaine, tu yoyottes, mon pauv'vieux ! Mais de toute façon j'en sais rien, elle est partie au début d'laprès midi, elle m'a dit m'attends pas ! Alors j'en sais rien et j'm'en fous ! »

Là-dessus l'aimable claqua la porte.
Une des choses simples que comprenait Pierrot c'est que les Diables marchent ensemble :
« Elle est avec la Lucienne... »

L'évidence rattrapa l'affolement des deux hommes qui bondirent dans la voiture comme des lapins.
Pas de lumière chez la Minoche…
Mais des traces… Elles contournaient la maison et la grange était allumée.
L'instituteur passa la porte entrouverte. D'un coup d’œil, il jaugea la scène…
Margot debout, attachée à une poutre, les bras dans le dos, elle ne pouvait ni bouger ni s'asseoir, son visage était contusionné. Elle gémissait, sa robe était tachée de sang, et une vaste flaque rouge s'étendait sous son corps.
La mère Minoche échevelée, écarlate, suante laissait libre cours à sa folie. Elle avait marché dans le sang et ses bottines plates laissaient partout des empreintes sinistres. Elle levait la main encore…
« Tu l'auras pas, ton bâtard, j'vous laisserais crever si tu me dis pas où est mon fils, salope ! »

La mère l'Entain ne quittait pas la bastonnade des yeux, une expression malsaine d'effroi et d'excitation mêlés, collée sur le visage. Néanmoins, elle s'aperçut rapidement de l'entrée des trois hommes. L'intrusion la sortit brusquement de sa fascination morbide… Elle se précipita de l'autre côté de la grange pour tenter d'en sortir.
L'instituteur en trois pas fut à côté de la Minoche devenue délirante. Il lui attrapa la main et la ceintura. Pierrot courut auprès de Margot en pleurant.
Et Michel n'eut aucun mal à contraindre la fuyarde : la porte de derrière était fermée.

Ils trouvèrent dans la grange de quoi attacher les deux femmes, l'état de Margot exigeait des soins immédiats… Ils l'allongèrent dans la paille.
Pierrot ne pouvait pas gérer cette situation, il était paniqué :
« Elle saigne ! Elle saigne ! Elle a mal, il faut l'aider... »

Son père lui ordonna de prévenir le maire et Marcello, le garde champêtre.
La Minoche hurlait de rage et de désespoir :
« DIS-LE-MOI ! DIS-LE-MOI ! Où qu'est mon fils...»

Pierrot se tourna vers elle:
« Elle sait pas Margot ! Il est mort ton fils ! Il est avec le Diable, je l'ai trouvé dans la forêt et je l'ai mis dans un trou pour qui revienne jamais !
—Tu l'as tué ? Tu l'as tué ? »

Michel et Jacques étaient suspendus aux lèvres de Pierrot.
«Non c'est pas moi ! Il avait un trou dans sa tête et du vomi tout autour ! C'est les anges qui l'ont poussé en bas -tout le monde comprend qu'il parle de la déclivité au versant du bois- il a tapé sa tête sur le rocher et il est mort ! C'est pas sa faute à Margot ! Alors t'arrêtes de l'embêter! »

À présent le docteur s'occupait pleinement d'une Margot épuisée. Les contractions étaient proches, la poche des eaux rompue. Michel ne pouvait plus attendre et il ne connaissait pas l'état du bébé à naître :
« PIERROT ! Le matériel dans la voiture, ramène de l'alcool et l'hydrophile… dépêche-toi et file chercher le maire ! »

Le bébé avait souffert mais difficile de dire à quel point. La maman sitôt l'accouchement terminé s'enfonça dans l'inconscience. Margot avait mis une petite fille au monde.
Il fallut deux semaines pour que la mère et l'enfant soient réellement tirées d'affaire, Margot avait eu de la fièvre pendant quelques jours, le docteur craignait que l'infection ne s'étendit.
Le bébé refusa de manger les premières vingt-quatre heures de sa vie, pas certain, sans doute de vouloir de ce Monde.

Églantine, une jeune maman apportait son aide. Elle cherchait à racheter cette faute d'avoir prêté foi aux sornettes des mauvaises langues.
Pierrot ne quitta pas la maison de Margot. Il regardait avec émerveillement, ce tout petit être, dans son berceau comme une poupée de porcelaine et pour la deuxième fois de sa vie, il fut totalement ensorcelé par un ange tombé du ciel.

Margot raconta plus tard comment elle avait laissé la mère l'Entain entrer et comment elle s'était lourdement endormie le jour de son enlèvement. Michel en déduisit que, complice de la Minoche, Germaine lui avait donné le pavot somnifère détourné par Lucienne. Quand Margot s'était réveillée, elle était attachée. Ses épaules tirées en arrière lui faisaient terriblement mal. Le froid et les coups répétés au visage lui avait fait perdre ses sens plusieurs fois.
Puis les contractions avaient commencé :
« La Minoche me demandait sans cesse où était son fils. Elle m'accusait de lui avoir fait du mal, d'avoir attiré le Diable sur lui… »

Lucienne Minoche fut internée à l'asile. La mère l'Entain connut quelques années de prison. Son mari vendit la maison, on ne les revit plus ni l'un, ni l'autre.
L'enquête au sujet de Sébastien démontra qu'il n'avait pas de terre dans la bouche et que c'est bien sa blessure à la tête qui l'avait tué.

Des larmes et des larmes coulèrent longtemps sur le joues de Margot.
Au pied de son lit, tous les jours, Pierrot, Michel et une jeune maman montaient la garde. Cette maman était gentille, elle venait nourrir le trésor de la maison tout en tâchant de convaincre Margot de prendre l'enfant contre elle. Margot ne le pouvait pas mais elle laissait faire Églantine quand elle venait prélever son lait.

L'instituteur qui souffrait de voir ce bébé rejeté, le prit un jour dans ses bras. Sans rien demander, fermement mais avec douceur, il le déposa sur le ventre de sa mère :
« Regarde-là, elle te ressemble… elle est innocente et si petite. Sébastien est mort, Margot. Elle a tellement besoin de toi. Donne-lui une chance… »

Il fallut encore bien des larmes, pour nettoyer les douleurs et les blessures. Mais finalement le choc s'estompa. Et la petite fille de porcelaine acheva de guérir sa mère.
Cela se construisit petit à petit ce lien, comme se construisit petit à petit l'amour de Margot pour Jacques.
Les tendresses que l'on tisse lentement produisent les attachements les plus solides et permettent aux familles de s'étendre au-delà des liens du sang.

Elle était belle la famille de Rose.

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