12. Tourments

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Philéas

La nuit tombait lentement sur le petit village à l’aspect médiéval, l’obscurité envahissant les quartiers déjà éclairés à la lueur blonde des réverbères. Gabriel avait conduit Philéas jusqu’à une petite maison à pans de bois dans une ruelle calme, traversée par quelques passants profitant de la douce température du soir. Son toit en croupe et ses fenêtres fleuries enchantèrent Philéas.

- Voici notre… heu, ma maison, se corrigea Gabriel avec maladresse.

Philéas eut de la peine pour le fils d’Osmond. À en juger ses cernes et l’air anxieux qui se dessinaient sur son visage, il avait certainement vécu avec quelqu’un et semblait ne pas se remettre de la solitude. Philéas n’osa pas lui poser de question, de peur de s’imposer dans sa vie personnelle.

- Mon père n’habitait pas ici, si c’est ce que tu te demandes, lui expliqua Gabriel en ouvrant la porte. Notre famille vivait en amont du village, un peu plus haut sur la colline. Je me suis installé ici il y a peu, en fait.

Philéas hocha la tête, peu rassuré. Il préférait rester sur ses gardes, méfiant envers la gentillesse de Gabriel compte tenu des circonstances ; Philéas représentait l'obstacle qui allait briser toute une descendance et pourtant, aucun trouble ne s’était présenté jusqu’à présent. À son avis, c’était trop beau pour être vrai. Les deux garçons échangèrent un sourire bref avant d’entrer, suivis par leurs fidèles volatiles.

En pénétrant dans la salle à manger, Philéas fut accueilli par une lampe à huile déposée sur une modeste table en bois. La pièce dallée baignait dans une lumière chaleureuse, meublée de sorte à ce qu’il y eût assez d’espace ; une cheminée sur la gauche, une vieille horloge à poids battant la seconde dans un coin du mur, et une armoire massive contenant de la vaisselle placée près d’une fenêtre. Elle était si haute qu’elle touchait presque les poutres au plafond ; la demeure était certes petite, mais elle était joliment décorée. Lorsque Gabriel conduisit Philéas à sa chambre, celui-ci nota, sur son passage, qu’un bouquet de pavots aux teintes orangées reposait dans un vase en céramique, sur un guéridon couvert d’une dentelle au crochet.

- Par ici, lui dit le fils d’Osmond en grimpant à une échelle.

L’adolescent jeta un dernier coup d’œil aux plantes puis, hésitant, finit par le rejoindre à l’étage. Il fut mené à une pièce soigneusement rangée où un lit fait, un bureau vide et une commode dotée d’un miroir poussiéreux l’attendaient.

- Tu peux déposer tes affaires ici. Il y a du linge propre dans la commode, je te laisse t’habiller le temps que j’aille organiser les festivités, déclara Gabriel en observant avec amusement la tenue abîmée de Philéas. Tu saurais retrouver la place du village depuis la maison ?

Le jeune garçon acquiesça à nouveau, les mains dans les poches.

- Tu me parais bien silencieux.

- Il y avait quelqu’un avant, finit par lâcher Philéas, le regard appuyé. Pas vrai ?

Gabriel se gratta la nuque, embêté.

- Mon frère, oui.

- Il ne vit plus ici ?

- Il a disparu quelques temps après que mon père soit parti.

Un silence embarrassant s’installa aussitôt. Confus d’avoir tenté de percer ce mystère sans même avoir pris la peine d’être délicat, Philéas se racla la gorge afin de l’inviter à continuer.

- Quand mon père s’en est allé dans votre monde, Louis ne l’a pas supporté. Il a quitté la maison de famille et s’est réfugié ici. Quelques semaines après, on ne l’a plus jamais revu.

La voix de Gabriel était tremblante. Philéas déposa son baluchon à terre, les bras ballants.

- Je suis désolé. J’ai remué le couteau dans la plaie, murmura-t-il.

- Ça ne fait rien. Je ne pouvais pas le garder plus longtemps pour moi.

Alors que le fils d’Osmond s’apprêtait à partir, Philéas l’interpella :

- Gabriel ?

Celui-ci se retourna, l’air interrogateur.

- Merci. Merci pour tout, lui sourit le jeune garçon.

- Avec plaisir. C’est un honneur d’accueillir le successeur de mon père.

En se changeant, Philéas sentait son estomac se contracter à mesure qu’il se perdait dans ses pensées. Il s’était soucié des confrontations qui pouvaient naître de leur intérêt mutuel pour le trône, mais en réalité, il avait cherché le problème là où il n’y en avait pas. Le fils aîné d’Osmond n’était en aucun cas une source de conflit. Désormais, la seule personne qui pouvait le tracasser était ce fameux Louis ; sa disparition suite au départ de son père l'inquiétait. Le cadet n’avait certainement pas accepté l’idée qu’un étranger remplaçât Osmond, et s’était ainsi arrangé pour disparaître. Philéas redoutait la possibilité qu’il pût revenir. Il quitta sa tenue d'hiver et la changea pour une tenue bleue-marine en lin. Il jeta un coup d’œil au miroir sur sa droite, curieux. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus fait attention à son apparence. Il épousseta l’objet d’un coup de manche, se pencha légèrement pour mieux se voir et retint une exclamation de surprise. Il avait maigri. Il contempla la silhouette du jeune homme modestement vêtu qui se présentait à lui. Ses yeux légèrement étirés étaient entourés de larges cernes, ses cheveux noirs commençaient à pousser en désordre et une coupure courait le long de son nez rectiligne. Philéas appuya ses mains contre ses paupières l’espace de quelques secondes, éreinté. Il espérait bientôt reprendre du poil de la bête.

- Altesse, lança-t-il en direction de son oiseau sur le rebord la fenêtre.

Son fenghuang tourna vivement la tête et, l’œil pétillant, rejoignit son maître qui quittait déjà la maison. En deux temps, trois mouvements, Philéas réussit à trouver la place du village malgré l’obscurité qui envahissait les rues, la fraîcheur de la nuit le faisant frissonner d’excitation. Son cœur qui battait la chamade s’apaisa lorsqu’il tomba sur Constance en compagnie de son mentor, Christophe. Caressant son caladrius dont la queue se faisait de plus en plus longue, la jeune fille au menton levé et au regard glacial eut un bref rictus en l'apercevant.

- C’est mieux comme ça, lui dit-elle après l’avoir détaillé de bas en haut. Tu faisais peine à voir.

- Comme tout le monde, je suppose, sourit-il, les mains dans les poches.

- C’est l’heure. Les autres nous attendent, fit remarquer Christophe.

- Tu viens ? lança celle-ci en faisant signe à Philéas de la suivre.

En s’élançant dans une pente à l’étroit entre de petites maisons qui s’étendaient jusqu’à la sortie du village, les adolescents furent aussitôt suivis par leurs deux oiseaux filant dans les airs. Le cœur léger, Philéas jeta un coup d’œil en arrière pour s’assurer que Christophe les accompagnait à son rythme puis, après avoir traversé un pont en bois à la suite de Constance, il se retrouva face à un immense feu de joie. Entouré de tables décorées et d’enfants joueurs, ses reflets éclatants s’élevaient en de petits points rouges dans ciel dépourvu d’astres. Les adultes et les plus âgés déjà attablés discutaient autour de leurs assiettes vides, tandis que les plus jeunes s’étaient rassemblés en rond dans l’herbe, les flammes éclairant leurs visages rayonnants. Constance mena Philéas jusqu’aux autres et s’assit avec soulagement entre Ariane et Colin.

- Je n’en peux plus de marcher, souffla-t-elle. Mes jambes vont lâcher demain matin, c’est sûr.

- Maintenant qu’on est arrivés, on va enfin pouvoir se reposer, soupira Justine.

- Pas sûr, marmonna Endrick. N’oubliez pas que le plus dur nous attend.

- Profitons de l’instant présent, dans ce cas, intervint Ariane avec gaieté.

Sa voix se noya dans une vague de murmures, la foule étant soudainement attirée par une silhouette qui s’était glissée dos au feu. Les bras levés au ciel, elle attendit le silence avant de commencer son discours. Philéas avait reconnu son mentor du coin de l’œil.

- Mes amis, lança Gabriel. Nous voici rassemblés en cette soirée d’été que nous attendions tous. Ils sont arrivés comme nous l’avait promis mon père. Comme vous l’avez constaté, celui-ci nous a malheureusement quittés. Je sais que je vous l’annonce brusquement, je suis moi-même affligé d’avoir non seulement perdu le plus grand meneur de l’histoire, mais aussi un père, bon et affectueux.

Les villageois poussèrent des exclamations désespérées, ce qui ne découragea pas Gabriel pour autant. Il préférait sans doute ne pas s’attarder sur tous les détails.

- Nos six élus resteront tout le temps qu’il faudra pour acquérir de l’expérience. Je sais que vous attendez que le fenghuang reprenne la place qui lui est due, mais je vous demande de patienter quelque temps afin que son maître s’habitue à cette nouvelle situation. Je vous demande de traiter avec respect nos invités venus de loin, les Six !

Les adolescents croulèrent aussitôt sous les applaudissements ; rougissants, ils remercièrent les habitants de Marvegny de plusieurs hochements de tête depuis leur place, assis en tailleur.

- En espérant que ces festivités nous permettent de nous rapprocher et d’en apprendre un peu plus sur leur monde, ajouta le fils d’Osmond en passant devant eux.

Les chopes de bière dégoulinaient sur les tables, les enfants entouraient le buffet à volonté avec voracité, et un nombre incalculable de personnes envahissaient les Six, débordant d’excitation. On leur offrit des présents et les munit d’accessoires pour les festivités ; les trois filles reçurent de jolies couronnes de fleurs tressées, tandis que les garçons eurent droit à des sortes de foulards colorés resserrés en un nœud au bout. Une fois libérés du déchaînement des villageois et de leurs éternelles questions, les adolescents se resserrèrent entre eux de sorte à former un rond pour souffler. Après qu’ils eurent mangé à leur faim en bavardant joyeusement, Philéas s’intéressa à leur nouvelle vie, soucieux de leur bien-être.

- Vos mentors vous plaisent ?

Endrick haussa les épaules.

- Auguste est impassible, sévère et moralisateur. Il m’agace. Mais il n’est pas bien méchant.

- Vous vous entendrez bien, alors, siffla Constance de sorte à ce qu’Endrick n’entendît pas.

- Ophélie a notre âge, elle est la fille de l’ancien propriétaire de Flamme. Elle en connaît un rayon sur son espèce ! s’exclama Ariane, à la plus grande joie de Philéas.

- Hermance ressemble à une mère poule. Elle vérifie à ce que je ne manque jamais de rien, sourit Justine.

- Christophe est sympa. Un peu angoissé sur les bords, mais sympa, enchaîna simplement Constance.

- Parfait, tout va bien, alors, commenta Philéas. Et toi, Colin ?

Le jeune garçon blond fixait le feu de son œil bleuté encore marqué par le coquard que lui avait fait Endrick. Passant une main sur son bras nu, il hésita puis, tout en tentant de se convaincre, il leur assura :

- Ernest m’a bien accueilli.

Philéas eut un pincement au cœur ; tous avaient une fonction bien déterminée qui les amènerait à faire de grandes choses, alors que Colin était réduit à vivre comme un paysan. Cela ne laissa pas le meneur indifférent, la paume de sa main appuyée contre son front trahissant son tracas. Endrick tiqua aussitôt :

- Ce bonhomme ne m’inspire pas confiance. On t’a vu partir avec lui, on sait que ça ne doit pas être facile.

- Non, je… vous le pensez vraiment ? s’étonna Colin en découvrant les expressions assombries de ses compagnons. Je vous promets que tout se passe comme il faut.

- Promis ? insista Justine.

Colin hocha la tête avec vivacité. Ariane se tourna alors vers Philéas, un sourcil haussé.

- Avec Gabriel, ça va ?

- Il… il a bien pris mon arrivée. Pas de rancœur, que de gentillesse.

- C’est surprenant, dit Endrick, un poing sur la joue.

- Je me suis méfié aussi, au début.

- Pas d’air condescendant ?

- Ben, non, juste des paroles rassurantes et un foyer chaleureux.

- Pas de doute, c’est bien le fils d’Osmond, conclut Justine.

Les autres acquiescèrent. Ils semblaient soulagés que chacun fût entre de bonnes mains, le bonheur des uns faisant celui des autres. Seul Endrick releva l’étrange comportement de Philéas.

- Un problème ?

- Quoi ? fit distraitement Philéas.

- Je te demande si tu as un problème.

Absorbé par la discussion qu’entretenait Ariane avec une petite fille qui venait de l’assaillir, Philéas ne répondit pas tout de suite. La jeune fille rousse tentait de décrire le monde dans lequel elle avait vécu, captivant d’autres enfants qui passaient par là. Ils s’agglutinèrent rapidement autour d’elle et, gazouillants, réclamèrent des faits croustillants sur la France, ce qui ne manqua pas de faire rire Ariane à la lueur du feu de camp. Elle avait un air décontracté ce soir là, sa spontanéité ressortant à travers l’expression attendrie qu’elle pensait arborer à l’abri des regards ; seule avec son maigre auditoire, elle ne se doutait en rien de l’attention toute particulière que lui accordait Philéas.

- Un cheval ? s’exclama une fillette curieuse au nez rond qui s’était assise sur ses genoux.

Ariane acquiesça en fouillant son pantalon. Une fois son petit carnet à dessin sorti de sa poche, elle se pencha au dessus et parcourut la feuille de légers coups de crayons, l’air concentré. Philéas avait remarqué qu’elle l’avait préservé tout au long du voyage.

- Ça ressemble à ça, tu vois ? dit-elle à mi-voix.

L’Asiatique ne put s’empêcher d’esquisser un rictus en contemplant les croquis de son amie.

- On dirait un nanrin, mais sans ailes, gloussa un enfant.

- C’est vraiment étrange, commenta un autre.

Ariane chassa d’un coup d’épaule ses cheveux dénoués qui tombaient en de longues mèches annelées devant son visage. Avec un petit sourire en coin, elle leva les yeux vers Philéas et l’électrifia instantanément d’un simple regard. Il ne comprenait pas cette sensation qui le tenait à l’estomac chaque fois qu’il la voyait, c’était dans ce genre de moments qu’il ne maîtrisait plus rien, ses battements de cœur prenant entièrement le contrôle de ses tympans. Les deux adolescents restèrent figés quelques secondes l’un face à l’autre jusqu’à ce que Philéas fût brutalement tiré de ses pensées par Endrick, se détachant à contrecœur de la tête fleurie d’Ariane.

- Mais qu’est ce que tu regardes ?

- Rien, gronda Philéas.

- Tu ne me dis pas la vérité.

Philéas gonfla les joues, las.

- Écoute, Rick, j’étais anxieux à l’idée d’être mal accueilli par la famille d’Osmond, mais il s’avère que tout s'est finalement bien passé. Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?

- Leur ? Ils sont plusieurs ?

Se rendant compte de l’erreur qu’il avait commise en mentionnant involontairement Louis, Philéas balbutia :

- Probable.

- Alors c’est ça qui t’embête à ce point, marmonna Endrick en laissant tomber ses coudes contre ses genoux.

- Rien ne m’embête, c’est clair ? Fais-moi confiance, répondit-il calmement.

Endrick eut un rire moqueur.

- Je te connais, tu as tendance à accumuler les problèmes qui te coincent au quotidien. Phil, tu es prêt à endosser toutes les responsabilités sans jamais m’en faire part, alors excuse-moi, c’est plutôt difficile de te faire confiance là-dessus.

- Je ne veux pas discuter de ça. Pas maintenant.

- Je sais. Sache juste que je suis là pour toi, dit Endrick en lui donnant une tape à l’épaule.

Philéas opina du chef et le regarda rejoindre Ariane. Il lui tendit la main, lui glissa quelque chose à l'oreille, puis se courba en une révérence maladroite qui la fit éclater de rire. Puisque les musiciens avaient entraîné les villageois dans une danse animée autour du feu, ils n’hésitèrent pas à se mêler à la foule pour s’amuser en rythme. Philéas les perdit aussitôt de vue, impuissant face à cette situation qui l’irritait. Entre Louis et Ariane, les choses commençaient à se corser depuis qu’il était arrivé dans le village tant aimé d'Osmond.

Il t’a confié ce qu’il avait de plus cher ici. Écarte-toi de ce qui te rend malheureux. Tu lui dois au moins ça, se répéta-t-il plusieurs fois dans son lit, quelques heures après les festivités. Ne le déçois pas. Cesse d’être une déception au moins une fois dans ta vie. Ne le déçois pas.

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