27. Immersion
Philéas
Philéas ignorait combien de temps il était resté là, recroquevillé sur lui-même, les coudes sur la tête. Le retour de Colin dans la cellule, ensanglanté, avait entraîné l’interrogatoire d’Ariane, qui était également revenue couverte de blessures. Philéas lui-même n’y avait pas échappé, directement confronté au changement de comportement de Constance qui, au fil des heures, s’était aggravé. Colin l’avait décrite comme vulnérable, Ariane comme détestable, et Philéas, lui, s'était heurté à un vide sans fin ; Constance n'était plus humaine. Épaulée par Gabriel, celui-ci ne se lassait pas de les torturer pour pousser mentalement Justine à bout. Il voulait qu'elle avoue.
Lorsqu’un cri aigu traversa la cathédrale, Philéas ferma brusquement les yeux. Il ressentait encore la lame de poignard s’enfoncer lentement dans son bras, et le regard de Constance, luisant de froideur, qui le jaugeait sans aucun état d’âme. Il avait longtemps lutté contre la douleur, le corps penché en avant.
- Constance…
- Ne m’adresse pas la parole.
- Reviens… la supplia-t-il simplement.
Pas une réaction. Pas un tressautement, un coup d’œil, un soupir. Seulement le silence.
- La couronne, Philéas, dit la voix de Gabriel. La couronne.
Une douleur aiguë s’éveilla dans son bras. Un métamorphe enfonçait un peu plus la lame chaque fois qu’il évitait la question. Du sang coulait le long des accotoirs. Mais il résistait, jusqu’à se mordre les lèvres pour se retenir de clamer la vérité. Entre la raison qui lui hurlait d’avouer et son cœur empli de persévérance, il ne pouvait s’empêcher de laisser parler ses émotions.
- Oublie cette couronne. Reviens, dit-il d’une voix à la fois ferme et douce.
Il rencontra enfin le regard qu’il avait tant fui depuis son arrivée. La couleur noisette qui y résidait, autrefois lumineuse, avait terni. Bras ballants, menton baissé, Constance semblait être dans un état second.
- Vous ne me direz donc rien. Non… pas tant que vous serez de son côté.
Philéas fronça les sourcils pour l’inciter à continuer, même s’il avait la désagréable sensation qu’elle le regardait sans le voir.
- Qui ? s’enquit-il d’une voix tremblante.
- Endrick, lâcha-t-elle, écumante de rage. Ça a toujours été lui.
Philéas voyait bien qu’elle s’enfonçait dans le propre piège qu’elle s’était tendu, celui de la mauvaise foi. Elle n’avait rien à reprocher au groupe, cependant, elle s’obstinait à les inonder de fausses vérités pour mieux déformer la réalité. C’était tout ce qui pouvait la protéger du mal-être qu’elle ressentait. Il le savait, il l'avait vécu lui-même ; se voiler la face pour continuer à mal agir était bien plus facile que de réprimer sa souffrance. Lasse de n’obtenir aucune réponse, Constance ordonna à Gabriel d'amener Justine. Le fils d’Osmond s’approcha de l'oreille de Constance et marmonna :
- J’ai du mal à concevoir que Justine puisse laisser ses amis se faire torturer. Tu ne perds pas grand chose en la quittant, j’imagine.
- Elle n’a aucune morale quand il s’agit de garder ses connaissances pour elle, confirma Constance.
- C’est faux ! rugit Philéas. Constance, tu te rends compte de ce que tu dis ?
- Je pensais pourtant que cette méthode la ferait réagir. Tant pis. On sera plus malins, dorénavant. Plus radicaux, souligna Gabriel en tournant autour de Constance.
- Attends, paniqua Philéas, laisse-moi encore parler à Constance…
Sa voix mourut dans sa gorge en voyant l’air sévère qui se dessinait sur le visage épuisé de Gabriel. Sa santé à lui aussi se dégradait. Tout comme Constance, il semblait se battre contre son bon-sens et laissait son mauvais fond le submerger, telle une vague écrasant toute lucidité sur son passage.
- Vraiment, Philéas ? Tu penses qu’on t’a fait venir ici pour discuter ? s'exclaffa-t-il.
Les métamorphes embarquèrent Philéas à cet instant, lui laissant pour dernière image une Constance sans vie, seulement animée par une profonde rancune. Un voile noir s’était glissé devant les yeux de Philéas et avait assombri ses pensées jusque-là pleines d’espoirs. Lui qui s’était promis d’aider Constance à se relever, les dernières paroles de la soigneuse l’avaient englouti dans les ténèbres de l’effroi.
Des hurlements à glacer le sang s’élevèrent à nouveau dans la cathédrale. Philéas se boucha les oreilles, les larmes au coin de ses yeux. Il ne supportait plus de les entendre. Tout ce qu’il désirait, c’était disparaître, s’enfoncer sous terre pour ne plus avoir à subir cette torture. Ariane était calée contre Endrick. Colin, lui, tournait en rond telle une bête en cage. Son pas se faisait hésitant, ses bras tremblaient, et ses yeux rétrécissaient chaque fois que Justine criait. Il en devenait fou. Sous le coup de l’impulsion, il se saisit de son bâton que les métamorphes avaient miraculeusement jeté dans la cellule, puis il l’envoya valser à travers la pièce.
- Je les tuerai un par un, c-ces… ces monstres ! explosa Colin en se rapprochant de la porte.
- Colin… émit la petite voix d’Ariane.
Il ne l’écouta pas. Rageur, il reprit son bâton et attaqua la poignée. Plus il s’acharnait dessus, plus la peau de ses doigts rougissait. Ses mains devinrent vite écorchées, à vif. Endrick se délogea aussitôt de l’étreinte d’Ariane pour se précipiter vers Colin. Il le prit par les épaules pour le calmer, ce à quoi Colin répondit par une bousculade.
- Laisse-moi.
- Colin, on ne peut rien faire.
- Fous-moi la paix !
Endrick ne se démonta pas et le tira en arrière de toutes ses forces. Colin se débattit comme il put, les traits du visage déformés par la colère. Un coup de poing vola. Endrick le réceptionna facilement et tordit son poignet vers le haut pour mieux le raisonner.
- On est coincés ici, d’accord ?!
Ils se regardèrent droit dans les yeux. Colin tremblait de fureur. Endrick, lui, gardait un semblant de sang-froid en restant impassible. Le silence fut brisé par une plainte inarticulée, au loin.
- Ils sont en train de la tuer ! fulmina Colin qui, droit comme un piquet, était presque aussi grand qu’Endrick.
- Comme ils sont en train de tuer Constance.
- Tu as tout faux, tonna Colin. C’est Constance qui lui fait du mal.
- Qu’est ce que tu en sais ?
- Je l’ai vue, je sais de quoi elle est capable.
Colin se démena et libéra son poignet d’un geste brusque. L’animosité qui l’habitait se lisait en chacun de ses mouvements, tout en lui se tendait, se renfermait, se laissait aller à la véhémence. Ses nombreux tressaillements le rendaient brutal malgré lui.
- Elle ne nous fait pas de mal directement, intervint Philéas. Mais elle y participe.
- C’est bien ce que je dis. Ils sont en train de la tuer de l’intérieur, répondit Endrick en se mordant le poing. Et je pense qu’ils ont fait exprès de ne pas m’emmener là bas. Pour que je ne la fasse pas revenir à elle.
- Pourquoi ne revient-elle pas à elle… par elle même ? songea Ariane à voix haute.
- Gabriel a le contrôle sur elle, gronda Colin en frôlant Endrick sur son passage pour récupérer son bâton.
- Non. Plus maintenant. Elle commence à prendre le dessus, lâcha Philéas, la tête sur les genoux.
- Si elle continue à s’enfoncer, elle atteindra le fond. On ne pourra plus la tirer de là, murmura Ariane, effarée.
Colin, qui s’était appuyé de tout son corps contre la porte, ferma les yeux. Quelques mèches blondes aplaties s’échappaient vers le haut. Le timbre de sa voix, ample et grave, sembla venir du plus profond des entrailles :
- Peut être qu’elle ne veut pas qu’on la tire de là, justement.
Endrick et Philéas échangèrent un regard. Là était la question. La dernière once d’humanité dont Constance pouvait encore faire preuve se consumait peu à peu. Perdait-elle le contrôle de sa propre volonté, ou était-ce intentionnel ? Philéas enfouit son visage tourmenté dans les manches de son pull. Il ne voulait pas croire qu’elle était foncièrement mauvaise, il ne pouvait le croire. Il se détestait pour ne pas avoir réussi à l’aider, comme elle l’avait fait le jour de ses dix-huit ans. Elle qui avait été si compréhensive, sa conciliance l’avait bien soulagé, ce jour là. Pourquoi n’avait-il pas été capable d’agir comme elle ? Colin posa son poing sur la porte et laissa son nez s’écraser dessus.
- Justine a arrêté de crier, murmura-t-il.
Un silence angoissant s’installa. Philéas ne lâchait pas la porte du regard, les lèvres entrouvertes et la joue posée sur son bras. Ses cheveux en désordre entraient en contact avec sa chemise maculée de sang, mais il s’en moquait. Tout ce qu’il attendait, c’était un signe. Un signe de vie. La fatigue le gagnait lentement à mesure qu’il patientait, quand soudain, un bruit de poignée le fit sursauter.
La porte de la sacristie s’ouvrit. Et tout devint flou. Le corps de Justine s’écrasa contre Colin, inerte. Philéas se releva pour les rejoindre, mais son état d’épuisement l’alourdissait ; il tomba la tête la première vers le sol et se rattrapa maladroitement avec les mains.
- On reprendra demain, entendit-il vaguement.
La poussière qui s’éleva en un amas de fumée ne lui laissa pas le temps de voir la porte se refermer. Philéas se précipita vers Colin, déjà entouré par Endrick et Ariane qui examinaient Justine. Celle-ci peinait à garder les yeux ouverts, les joues vermeilles à force d’avoir pleuré. Colin, assis contre le mur, la débarrassa de son pull pendant qu’elle s’écroulait lentement contre lui. Aucune blessure ne parcourait sa peau.
- Qu’est ce qu’ils lui ont fait ? s’écria Philéas qui cherchait le regard de Colin.
Colin ne lui répondit pas. Les larmes aux yeux, il se contenta de prendre Justine sous les bras pour mieux l’asseoir. Ses convulsions étaient d’une violence inouïe.
- Qu’est ce qu’ils lui ont fait… répéta Endrick, tétanisé.
- Justine, tu m’entends ? chuchota Ariane en effleurant le visage de son amie.
Par réflexe, Colin chassa vivement ses doigts, les yeux bouffis. Ariane l’interrogea du regard. Elle recula alors son bras de peur d’être la prochaine victime de la colère de Colin.
- Pardon. Pardon… bafouilla-t-il. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Le visage d’Ariane s’adoucit malgré son air atterré.
- J’ai peur, moi aussi.
- Je sais.
- Elle va survivre.
Colin leva à peine le menton vers elle.
- Tu es sûre de me le promettre ?
Ariane hésita puis, les bras tombant, détourna le regard. Ils restèrent alors assis de longues minutes sans prononcer un mot, enfermés dans un tourbillon de pensées écrasantes. Philéas nota que l'absence de réponse d'Ariane avait brisé le moral de tout le monde. Quand elle perdait son optimisme, les autres la suivaient dans son découragement. Colin baissa la tête tout en prenant soin de ne pas effleurer la joue de Justine. Elle avait l’air si fragile. Il chuchota :
- Justine ? Tu m’entends ?
Elle hocha la tête avec difficulté.
- Où as-tu mal ? demanda-t-il.
Les lèvres de la jeune fille tremblèrent. Elle tentait de s’exprimer, en vain. Philéas attrapa alors ses doigts avec douceur et les entoura de sa main glaciale. Un spasme agita Justine au contact de sa peau. Il dirigea leurs mains vers son front et les déposa dessus.
- Là ?
Elle secoua vaguement la tête. Philéas descendit progressivement jusqu'à lui arracher une longue plainte en arrivant sur son ventre.
- C’est ici, constata-t-il.
- C’est Constance qui t’a fait ça ? s’enquit Colin, nerveux.
Justine ne réagit pas. Il se pencha un peu plus pour lui poser à nouveau la question, mais le bruit d’un éboulement de pierres l’arrêta dans son élan. Cela venait du fond de la chapelle, derrière l’autel. Endrick, Philéas et Ariane se levèrent d'un bond, échangèrent un regard hésitant, puis avancèrent. Un trou se dessinait dans le mur, surplombant un tas de pierres étalées sur le le sol. Philéas aperçut un bout d’aile sombre disparaître à l’intérieur.
- Le Passeur… lâcha-t-il.
- Il nous a créé un passage… on n’a plus beaucoup de temps. Il faut partir, décida Endrick.
Colin se dépêcha d’aider Justine à se relever.
- Il est revenu ! s’extasia Ariane.
Elle fit à peine quelques pas qu’elle dérapa et se rattrapa à l’autel. Philéas se précipita vers elle pour l’aider à s’appuyer contre lui.
- Ça ne va pas ?
- Si, si… désolée. J’ai la tête qui tourne, il fait trop chaud, ici.
Philéas haussa un sourcil. Trop occupé à angoisser, il s’était bien moqué de la température de la cathédrale. Contrairement à Ariane, il s’était même surpris à frissonner à cause de la fraîcheur. Il ne put cependant pas l’interroger ; Colin et Justine étaient déjà rentrés, et Endrick s’impatientait.
- C’est bon, ça va mieux, merci, lâcha Ariane alors que Philéas s’apprêtait à la tenir par le bras.
Son ton lui parut sec, mais il chassa cette impression et préféra mettre la raison de son comportement sur le compte de la situation. Ils s’élancèrent alors sous les râles d’Endrick qui trépignait d'impatience. Ariane fut la première à se faufiler dans le trou. Philéas laissa Endrick passer devant lui, puis il se glissa rapidement dans l’entrée du tunnel, persuadé que les métamorphes ne seraient pas longs à deviner leur fuite. Avec les dernières forces qui lui restaient, Philéas rampa, encore et encore, jusqu’à entrevoir au-dessus de la tête d’Endrick un faisceau de lumière. Lorsqu’il en vit enfin le bout, il fut le dernier à émerger du tunnel, s’étalant de tout son long dans une ruelle déserte. Les quatre autres l’attendaient avec une mine soucieuse. Il ne supportait pas de les voir dans cet état là. Mais il devait être là pour eux. Il se releva si vivement qu’il manqua de trébucher.
- Justine, tu tiens debout ?
Elle hocha la tête, cramponnée à la manche de Colin.
- Elle reprend ses esprits, répondit celui-ci.
- Phil, où sommes-nous ? demanda Ariane en frottant ses bras. J’ai froid, maintenant.
- Je ne sais pas, je…
- Et nos oiseaux ? Je ne veux pas qu’ils restent coincés là bas avec ce fou, grogna Endrick.
- Ils sont malins, ils…
- Constance n’est plus avec nous, comment est-ce qu’on va faire pour nous soigner ? ajouta Colin.
Philéas inspira profondément.
- Sortons de cette ruelle.
Tous opinèrent du chef et le suivirent. De petites gouttes de pluie venaient s’écraser sur leur tête. Protégés par les toits des maisons, ils ne s’étaient même pas aperçus que le temps s’était couvert. Des petits lampadaires clignotants longeaient les murs crénelés et tous les rideaux des fenêtres étaient tirés. Cet aspect sombre inquiéta d’abord Philéas. Étaient-ils de retour à Marvegny ? Il avait l’impression d’avoir perdu tous ses repères dans cette rue étroite. Les oiseaux des ténèbres avaient-ils profité de leur absence pour attaquer la vallée ?
Au moment où son pied franchit la limite entre la ruelle et le monde extérieur, Philéas fut submergé par un amas de lumières bleutées. Mélangées à la bruine du soir, elles se heurtèrent à son regard vacant et engloutirent son esprit dans un flot d’incompréhension. Toutes ces informations visuelles l’aveuglaient ; il n’était pas prêt à affronter cette vie qu’il avait quittée. Ses amis eurent la même réaction. Bouleversés, ils s’entassèrent derrière lui sans prononcer un mot. Le choc entre la torture qu’ils venaient de vivre et leur arrivée en plein boulevard urbain leur avait fait l’effet d’un coup de fouet. Accablés par la violence de ce décalage surréaliste, ils préférèrent attendre un signal de la part de leur meneur, mais celui-ci n’en fit rien.
Comme aspiré par cet univers gigantesque, Philéas se planta au milieu du trottoir glissant et observa les nombreuses silhouettes inconnues épouser la lumière des phares dans la nuit. Plus perturbé que jamais par cette immersion soudaine, il resta paralysé sous un arbre aux feuilles ruisselantes. Toute cette agitation, ces restaurants illuminés, ces conversations téléphoniques…
Non.
Cela ne pouvait pas être possible.
Soudain, des bruits de klaxons éclatèrent dans la ville et effrayèrent Philéas, le sortant de sa transe passagère.
- Pourquoi on est là ?
Le meneur se retourna. La voix grave d’Endrick l’avait fait frissonner. Son ami le fixait d’un air interrogateur, une mèche de cheveux tombante à cause de la pluie.
- Pourquoi on est là ? répéta-t-il un peu plus fort.
- Tu connais déjà la réponse, répondit Philéas, l’air grave.
Tous deux se tenaient face à face dans l’éclairage d’un magasin, les poings serrés.
- Il faut partir. On ne peut pas laisser Constance entre les mains de Gabriel plus longtemps.
- Combien de fois faut-il te le répéter, Rick ? siffla Philéas. C’est elle qui prend le contrôle, Gabriel va devenir son pion, il ne lui servira qu’à attiser son mal-être et à l’exercer sur la vallée entière !
- Tu mens !
- Endrick, c’est la vérité, intervint doucement Colin.
Tous deux se retournèrent, l’un désespéré, l’autre reconnaissant. Le ton posé de Colin apaisa le flot d’émotions qui bourdonnait en eux. Ils perdaient le fil, abandonnés à cette situation difficile à gérer ; Justine étant inconsciente, Colin demeurait le plus apte à calmer les tensions.
- Qu’est ce qu’on fait, maintenant ? lança la voix tremblante d’Ariane.
- Des pansements. Des boites de médicaments. Il nous faut… nous soigner. Oui, conclut Philéas, confiant.
Endrick hocha la tête par pur sarcasme, les mains rentrées dans les poches :
- Parfait. Tu as combien sur toi ?
- Pas le choix.
Ariane s’était avancée, accompagnée par Colin qui soutenait péniblement Justine.
- Il faut en voler, dit-elle.
- C'est risqué, gronda Endrick.
- C’est le seul moyen, en effet, marmonna Philéas.
- Je n'aurais jamais cru t'entendre dire ça.
- Il faut faire vite, déclara Ariane. Il fait déjà presque noir, et en plus, je doute que Justine tienne encore longtemps debout.
- Regardez, il y a un carrefour juste là bas. J’y vais. Attendez-moi ici, leur ordonna Philéas.
- Ça va aller ? s’enquit Ariane, le regard empli d’inquiétude.
Ils se regardèrent longuement avant qu’il n’acquiesçât.
- Allongez Justine sur un banc. Je reviens dans dix minutes maximum.
Philéas tourna les talons et traversa la route. Il n’avait pas de temps à perdre. Il activa le pas et pénétra sans plus tarder à l’intérieur du bâtiment. Il se sentit soudain dépassé par ce train de vie, auquel il était pourtant habitué il y avait un an de cela. Hésitant, il poussa le portique d’entrée puis s’arrêta dans l’allée principale reliée aux caisses. Cette grande surface plongée dans les battements d’une musique contemporaine mêlée aux bips incessants des machines l’ébranlaient. En quête de produits pharmaceutiques, il marcha à vive allure en zieutant les rayons d’un air concentré, sans faire attention au monde qui l’entourait. Cependant, l’espace d’un instant, il crut apercevoir un visage familier apparaître à l’autre bout du rayon épicerie. Deux yeux pers s’accrochèrent au sien si vivement qu’il dut s’arrêter. Il revint sur ses pas, un sourcil levé, persuadé d’avoir rêvé. Lorsqu’il retrouva le rayon en question, la personne avait disparu. Afin de se rassurer, il se décala et se planta dans la rangée d’à côté. Une petite tête dépassait du rayon au loin. Il la reconnut aussitôt. Il ne s’était pas trompé. Ses mains devinrent moites. Il voulait l’appeler, crier, mais au moment où elle le surprit en train de l’épier, deux vieilles dames avec leurs cadis bouchèrent leur champ de vision. Philéas se rendit dans l’allée d’à côté et elle fit de même. Incapables de se rejoindre, ils avancèrent rapidement sans se lâcher du regard, chaque rayon qui défilait les rapprochant un peu plus du fond du magasin.
- A…
Il s’arrêta devant une allée vide, haletant.
- Alexandrina…
La jeune fille entrouvrit les lèvres mais ne dit rien. Elle paraissait complètement perdue. Il eut à peine le temps de faire un pas qu’elle se précipita vers lui et se rattrapa à ses épaules, renfermant ses petits poings tremblants sur lui. Il l’attrapa par les bras et fléchit les jambes pour être à sa hauteur.
- Tu n’as rien ?
- Je ne comprends rien, murmura-t-elle.
- Qu’est ce que tu fais ici ?
Malgré la distance qu’ils gardaient entre eux, ils ne pouvaient s’empêcher de chercher un contact, elle en s’accrochant à sa chemise, lui en la détaillant pour voir si elle n’était pas blessée. Il passa ses mains sur son visage affiné, les yeux ronds.
- Le Passeur… s’étrangla-t-elle.
- Alexandrina…
Elle croisa son regard égaré et se mordit les lèvres. Elle avait compris qu’il était tout aussi désemparé qu’elle.
- Oh, Philéas, c’est un cauchemar, n’est ce pas ? Je vais me réveiller ? Dis-moi que je vais me réveiller.
- Non, c’est… tout ça, c’est réel, dit-il d’une voix rauque.
Sous le choc, elle s’effondra tout en restant accrochée à lui. Afin de la soutenir, il se baissa avec elle jusqu’à ce qu’ils atteignissent le carrelage froid dans un silence religieux. Seule la musique de fond du magasin retentissait.
- Où suis-je ?
- Dans mon monde.
- Ton monde…
- Le Passeur m’a emmené ici, moi aussi. Drôle de coïncidence, non ? rit-il près de ses cheveux pour détendre l’atmosphère.
Ce fut un échec. Elle baissa la tête et serra un peu plus sa chemise.
- Je n’ai rien à faire ici.
- Le Passeur a fait son choix…
Une larme vint se loger dans ses yeux clairs, bien éveillés, conscients de la réalité. Puis elle s’échappa et coula sur sa joue. D’un coup de pouce, Philéas l’ôta.
- Tu es ici, avec moi. Il ne t’arrivera rien. Je suis désolé que tu sois arrivée ici seule.
- Ne me laisse pas, chuchota-t-elle.
- Jamais, souffla-t-il.
- Tu me le promets ? insista-t-elle.
Voilà ce qui déstabilisait Philéas quand il se retrouvait avec Alexandrina. Contrainte d’épouser son meneur qui ne s’était pas montré sous son meilleur jour, forcée d’accepter un sort injuste, elle continuait malgré tout à trouver en lui un ancrage auquel se rattacher. Alexandrina avait une force de caractère saisissante pour son jeune âge, même si Philéas constatait qu'elle s’évanouissait en sa présence. Alexandrina était un parfait contraste à elle-même, entre fragilité et stabilité.
- Je ne t’abandonnerai pour rien au monde, lui promit-il.
Un bref sourire étira ses lèvres étroites. Il voulut l’aider à se relever, seulement, lorsqu’elle se cramponna à ses bras, il grimaça de douleur.
- Pardon, je ne voulais pas…
- Ce n’est rien.
- Qui t’a fait ça ? hoqueta-t-elle, les yeux rivés sur les tissus enroulés autour de ses blessures.
- La quête ne s’est pas passée comme prévu. Je te raconterai. Viens avec moi.
Les doigts d’Alexandrina effleurèrent les siens avant de les attraper. Main dans la main, ils se rendirent jusqu’au rayon pharmacie. Philéas jeta un coup d’œil aux caméras de surveillance. Il attendit qu’un couple s’arrêtât à côté d’eux pour se munir des produits dont il avait besoin, les pressa contre sa poitrine et entraîna sa fiancée au fond du magasin. En se faufilant derrière un groupe de personnes, il profita d’être caché pour fourrer les boites dans les poches intérieures de sa chemise. Il glissa ce qui lui restait dans la poche de la robe d’Alexandrina et se dirigea droit vers la sortie. Pas de vigiles, ni de caissière en vue. Philéas priait pour que le portique de sortie ne sonnât pas. À son plus grand soulagement, rien ne se passa. Il courut hors du magasin en s’assurant qu’Alexandrina suivait bien, puis rejoignit ses amis sans encombres.
- On bouge, lâcha-t-il pendant que Colin aidait Justine à se redresser.
- Alexandrina ? s’exclama Ariane.
- Qu’est ce qu’elle fait là ? s’étonna Endrick.
- Plus tard, les explications ! On bouge ! insista Philéas, mal à l’aise d’être dans l’illégalité alors que le lieu du crime n’était encore qu’à quelques mètres d’eux.
Colin se leva et s’apprêta à soutenir Justine contre lui.
- Laisse, je m’en charge, dit Endrick.
Il glissa une main dans le dos de la jeune fille, une autre sous ses jambes, puis il la souleva. Justine logea sa tête dans le creux de son bras, soulagée. Philéas leva alors une main et leur fit signe d’avancer. La bande se mit en route sans vraiment savoir où aller. Le trottoir était bondé ; ils ne devaient pas se perdre de vue. Les passants les regardaient d’un drôle d’air. Colin dépassa les autres et se glissa entre Philéas et Alexandrina, l’air sérieux.
- Quand tu n’étais pas là, je suis parti en éclaireur. Et j’ai reconnu la ville.
- Tu rigoles ? s’exclama Philéas.
- C’est juste à côté de chez moi. La gare n’est pas très loin.
Philéas eut du mal à se réjouir. Il ne savait pas comment prendre la nouvelle, contrairement au blond qui paraissait sûr de lui.
- Colin… tu oublies l’avertissement d’Osmond…
- Ils accepteront.
- Même s’il est possible qu’ils t’aient… oublié ?
Sans tenir compte de sa remarque, Colin indiqua la prochaine rue à emprunter, puis il fixa son meneur droit dans les yeux.
- Ils accepteront de nous héberger. J’en suis certain.
* * *
Philéas se tenait à la barre en acier au centre du wagon, l’esprit ailleurs. Endrick était assis à côté de Justine qui peinait à suivre le rythme. La tête posée contre son épaule, elle se reposait, agitée par les soubresauts du train. Tout ce qu’elle avait vécu dans la cathédrale l’avait assommée. Colin se tenait à l’écart, plongé dans ses réflexions. Ariane, quant à elle, regardait la forêt absorbée par les ténèbres de la nuit depuis la fenêtre, une main posée sur le ventre. Elle se plaignait d’avoir des nausées. Philéas s’inquiétait mais n’osait lui en parler, de peur de la brusquer. Elle paraissait facilement irritable ces temps-ci. Il soupira et posa sa tête sur la barre. Avant d’entrer dans la gare, les adolescents s’étaient soignés comme ils pouvaient avec les boites volées. La plupart de leurs plaies cicatrisaient désormais sous de longs bandages blancs comme le linge. Seuls leurs vêtements sales et anciens pouvaient attirer l’attention ; heureusement pour eux, il était tard, le train était presque vide et ils n’avaient croisé personne sur les quais. La petite ville dans laquelle ils avaient atterri était en pleine campagne ; en France, toutes les gares rurales semblaient être désaffectées tant il manquait de passagers. À leur arrivée, le guichet était fermé, pas un contrôleur, ni de machine à disposition, ce qui avait tout de même arrangé les adolescents. Tout était mort. Ce constat avait quelque peu attristé Philéas, habitué aux nombreux vols d’oiseaux sillonnant le vaste ciel de la vallée.
Alors qu’il appréhendait la réaction des parents de Colin, la présence chaleureuse d’Alexandrina le fit frissonner. Elle venait de quitter son siège pour presser son épaule contre la sienne. Il baissa la tête vers elle et l’observa. Pour la première fois, la délicatesse de son visage le frappa. Ses boucles noires avaient poussé dans son dos, et l’arc de ses lèvres roses rejoignait son nez rond en deux petits traits fins. Sa douceur le rassura dans ce wagon inconfortable.
- Cette machine est vraiment surprenante.
Elle avait parlé avec sérénité, le regard porté vers la fenêtre.
- Ça ne te fait pas peur ? s’enquit-il, impressionné.
Elle secoua la tête :
- Si tu as vécu dix-sept ans de ta vie dans ce monde, je saurai tenir quelques minutes là dedans.
Il étouffa un rire. Toutes ces nouveautés ne la mettaient pas en confiance, cependant, son caractère flegmatique lui permettait de les affronter sans peine. Elle leva les yeux vers lui, curieuse.
- Ça te fait rire ?
- C’est toi qui es surprenante. Pas la machine.
Sa déclaration avait été tellement spontanée qu’il eût peur qu’elle le prît mal. Cependant, l’éclat dans son regard illumina son teint pâle. Elle l’avait pris pour un compliment.
Le train annonça son arrêt en gare, siffla et ralentit. Philéas réveilla Endrick et Justine qui s’étaient endormis l’un contre l’autre, rassembla tout le monde et demanda à Colin de les mener vers sa maison une fois descendus sur le quai.
- Il y a un raccourci, dans les champs de mon père, après, on y sera, affirma-t-il, son bâton à la main.
Sans un bruit, le groupe s’enfonça dans la masse de fleurs de colza qui s’offrait à eux, puis se fraya un passage parmi les grappes jaunes malgré l’odeur douceâtre qui s’en dégageait. Dans cette grande étendue dorée balayée par un vent d’automne, dansante sous le chants des grillons, Philéas crut être retourné dans la vallée. Il inspira de bonheur. Ce n’était pas la première fois qu’il songeait à elle ; ses terres lui manquaient.
- Là ! chuchota Colin, le doigt pointé vers une ferme illuminée.
Une brume noyait le toit tuilé du bâtiment. De la fumée s’échappait des cheminées abîmées par les tempêtes courantes dans la région. Colin les conduisit jusqu’à sa maison et, dans un élan de détermination, frappa à la porte. Un aboiement étouffé surgit dans le silence. Ariane recula. Au moment où la porte s’ouvrit, un énorme chien blanc se jeta sur Colin et le renversa. Tous eurent peur qu’il ne le mordît au visage, cependant, l’effet inverse se produisit. Il lécha le front de l’adolescent à grands coups de langue. Deux adultes se précipitèrent vers la porte, enfilant chacun une veste chaude.
- Qui est-ce, chéri ? demanda la femme, qui semblait être la mère de Colin.
- Ne t’en fais pas, je m’en occupe. Retourne te coucher.
Il enfila ses bottes et les rejoignit dehors. Tout dans ses traits creux, sa démarche lente, son allure svelte, son nez en trompette et son regard absent laissaient entendre qu’il était le père de Colin.
- Il est tard. Vous avez un problème ?
Rien dans sa voix ne sonnait méchamment. Il était enclin à la discussion, mais paraissait déjà fatigué à l’avance de ce qu’il allait entendre. Colin se redressa, laissant ainsi la possibilité à son père de le reconnaître. Cependant, celui-ci ne bougea pas d’un pouce, imperturbable. Déçu, Colin écarta le chien et se releva, les cheveux en bataille. Philéas ferma les yeux. Il devait s’y attendre.
- Vous êtes bien Monsieur Belley ?
Les sourcils du fermier se défroncèrent.
- Oui.
- Madame Belley a appelé Thierry, hier, elle avait besoin de mains fortes pour la récolte de noisettes. Seulement, il ne pouvait pas venir avec ses enfants, alors il s’est chargé de nous confier la tâche. On est venus aujourd’hui mais on s’est perdus en chemin.
- Ma femme n’a jamais…
- Je vous assure qu’elle a appelé, le coupa Colin.
Son père les regarda un long moment, plongé dans une profonde réflexion.
- Excusez-moi, mais qui êtes-vous, au juste ?
- De la famille. On passait nos vacances de la Toussaint ici, chez Thierry, et on a décidé de lui filer un petit coup de pouce.
Philéas savait que Colin prenait beaucoup sur lui pour affronter son père, d’autant plus que ce-dernier n’allait pas se laisser démonter. Admiratif, Philéas suivait la conversation en se demandant comment il était possible que Colin improvisât aussi facilement. Il n’avait même pas fait attention à la date à laquelle ils étaient, alors que Colin s’était chargé de le vérifier sur les panneaux de la gare.
- Pourquoi venir si tard, dans ce cas ? s’étonna son père.
- Vous connaissez Thierry, rit Colin, toujours aussi mauvais en orientation. Il m’a donné la mauvaise adresse. On a passé l’après-midi à vous trouver.
Son front suait, il n’était pas sûr de son coup. Pourtant, son père devenait de plus en plus mal à l’aise. Peut être commençait-il à mordre à l’hameçon.
- Je suis confus, ma femme ne m’a rien annoncé.
- Nous n’avons aucun endroit où dormir. Pourriez-vous nous héberger pour la nuit ? Je sais que ça fait beaucoup de lits à préparer, je suis sincèrement désolé.
- C’est à dire que nous n'étions pas prêts à recevoir, aujourd'hui...
- C’est épuisant de parcourir la moitié région en une journée. Je vous promets que demain, nous serons productifs, d'ailleurs, on sera partis aussi vite qu'on est venus. On peut même s’arranger pour le prix, si vous le voulez.
Colin profitait de la gentillesse de son père comme on avait profité de la sienne pendant longtemps. Philéas le savait, il ne le connaissait que trop bien. Il le trouvait d'ailleurs très bon en argumentation, qualité qu'il n'avait jamais pu remarquer à cause de son caractère taiseux. Le fermier soupira puis, le front étiré par l’épuisement, il s’excusa :
- Pardonnez ma surprise, je n’ai pas été très accueillant. Entrez. J’aurai une bonne discussion avec ma femme demain.
Tandis que le groupe franchissait le pas de la porte, monsieur Belley posa sa main sur l’épaule de Colin et fronça à nouveau les sourcils.
- C’est étrange. Mon chien a horreur des inconnus, habituellement.
Colin sourit, haussa les épaules et rejoignit les autres. Derrière lui, Philéas l’entendit répondre imperceptiblement :
- Parce que je ne suis pas n’importe quel inconnu, papa.
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