30. Retour à la réalité
Endrick
Endrick passa la tête par la porte d’une chambre. Les rayons du soleil filtraient à travers les volets bleus et des ondulations chatoyantes enveloppaient la pièce. Justine se tenait devant la fenêtre en position inclinée. Son profil délicat entouré d’un halo de lumière se dessinait en contre-jour sur la vitre. Elle regardait son oiseau sur le bord de la fenêtre. Les plumes colorées de Pia avaient perdu de leur luminance ; le voyage semblait l’avoir affaiblie. Elle s’ébroua, ce qui arracha un sourire à Justine. Elle se saisit de la couronne et, d’un geste naturel, la déposa sur sa tête. Son éclat doré ornait sa chevelure blonde qui descendait jusque dans son dos. Avec sa robe à manches courtes et sa chemise légère qui étaient passées à la machine à laver dans la matinée, elle resplendissait. Dans un pareil cadre, elle aurait pu paraître joyeuse. Mais l’expression de son visage restait neutre, ses yeux emplis d’une émotion indescriptible. Endrick l’observa encore un moment, plongé dans un état second. Il devinait ses pensées.
Si seulement ça n’avait pas été Constance.
La couronne lui appartenait, désormais, elle seule pouvait décider du sort de la vallée. Et Justine ne pouvait rien y faire. Pour la première fois, un élément lui avait échappé. Elle n’était plus apte à maîtriser la situation. Endrick aurait aimé que tout se passât autrement. Il aurait voulu avoir dit « oui » ce jour là, dans l’obscurité de la cathédrale. Il aurait préféré que Justine ne lui eût jamais donné la baie. Il montrait aux autres qu’il était persuadé de pouvoir sauver Constance, mais dans le fond, il ignorait comment s’y prendre. Chacune des solutions qu’il s’évertuait à trouver s’envolait aussitôt, chaque nouvelle lueur d’espoir était étouffée par la conviction qu’elle ne l’écouterait jamais. Tout se resserrait dans son esprit à mesure que les jours passaient, comme pris à son propre piège. Il avait échoué. Et il n’était pas prêt à l’accepter. Il toqua au mur et s’éclaircit la voix :
- Justine ?
Elle sursauta, déposa précipitamment la couronne et, morte de honte, se tourna vers lui.
- Colin est parti avertir les autres, dit-il.
- Bien, répondit-elle d’une voix blanche.
Il soupira et appuya son épaule contre le cadre de la porte.
- Elle te va bien.
- Je n’avais aucune arrière pensée en la mettant, articula-t-elle, sur la défensive. Elle appartient à Constance.
- Je sais, fit-il.
- Ne pense pas que j’avais l’intention de faire quoi que ce soit avec…
- Comment pourrais-tu ? s’enquit-il à mi-voix.
- D’habitude, j’ai un plan. J’ai beau réfléchir, je ne trouve rien. Je suis une incapable.
Elle s’était collée au mur, les mains aplaties sur le papier peint. Des branches aux bourgeons roses parcouraient les cloisons, leurs motifs finement tracés s’étalant de part et d’autre sur un fond couleur bleu roi. Des mésanges nonnettes au ventre mauve reposaient dessus, le bec pointé vers le bas.
- Arrête de te blâmer.
- Impossible.
- Blâme-moi, plutôt, insista-t-il, les dents serrées.
- Jamais.
- Je le mérite.
- Endrick…
- Tes baies étaient parties d’une bonne intention, toi, au moins.
- Toi aussi… puisque tu as anticipé. Tu pensais que Constance ferait pareil pour ne pas exposer votre faiblesse à vos ennemis.
- Pas seulement ! Pas seulement, répéta-t-il, épuisé. Je n’ai pas réfléchi. J’avais peur. Peur qu’ils s’en servent contre nous. Moi, qui ai été choisi par un ethon, formé par un lieutenant, endurci par les épreuves quotidiennes aux frontières, j’ai paniqué.
Il avait haussé la voix pour extérioriser tous les remords qui le rongeaient.
- Et c’est irréparable, lâcha-t-il, au plus grand désarrois de Justine.
- Qu’est ce qui est irréparable ?
Philéas venait d’entrer avec Alexandrina. Pressés l’un contre l’autre, les cheveux décoiffés par le vent et les joues roses, ils paraissaient changés. Endrick sourcilla. Les épaules constamment rentrées de son meilleur ami s’étaient déployées, comme débarrassées d'un poids.
- Rien, marmonna Endrick.
Il se retenait de serrer ses poings. C’était instinctif lorsqu’il ressentait le besoin de faire passer sa colère ; mais Philéas le remarquerait. Il ne connaissait que trop bien sa façon d’agir.
- Il paraît que Pia est de retour ? lança Ariane depuis le couloir.
- Petite chose, murmura Alexandrina qui s’était avancée pour caresser l’oiseau.
Justine croisa le regard d’Endrick. Il nota que son teint était devenu blême. Il fuit aussitôt ses prunelles bleues en pensant à ses dernières paroles ; il lui avait dévoilé son véritable fond de pensée, à ses yeux, il n’était plus le garçon déterminé que les autres voyaient en lui. Justine se racla la gorge:
- Oui, elle… elle a survécu à son long périple.
Elle laissa Alexandrina s’occuper de son oiseau et glissa le long du mur pour s’asseoir sur son lit. Les mains enfouies dans le creux de sa robe en velours, elle baissa la tête, disparaissant derrière ses mèches raides. Endrick avait conscience qu’il l’avait remuée. Il pressa brièvement son poing contre ses lèvres puis, le cœur lourd, il s’éloigna vers le meuble à l’entrée de la chambre. Un bouquet d’hémérocalles aux teintes bleues fanait dans un vase en verre. Endrick caressa les pétales.
- Elles sont jolies, n’est-ce pas ? La mère de Colin m’a dit qu’elles avaient une symbolique importante, déclara Justine.
- Ah oui ? demanda-t-il distraitement.
- Elles expriment l’obstination et la persévérance.
Touché. Au moment où Endrick se retourna pour lui répondre, il constata que Colin était arrivé et qu’il s’était arrêté net au pas de la porte. Il fixa Justine une longue seconde et, alors que ses yeux brûlaient d’envie, il détourna la tête et rejoignit Alexandrina à la fenêtre pour observer la vue. Les longues boucles noires de la jeune fille volaient à cause du courant d’air.
- Qu’est ce qu’il fait bon, déclara-t-elle. Ça change de la vallée.
Justine tiqua. Les bras croisés sur les genoux, elle se pencha et la questionna :
- Il faisait comment ?
- On n’a jamais vu ça. Dès le mois de septembre, la température a chuté. D’habitude, ça n’arrive que vers le mois de décembre.
- Et personne ne s’est posé de question ?
- Louis a fait le nécessaire pour rassembler les régisseurs. Avec la disparition de Gabriel et votre retard, ils ont fini par se douter que quelque chose se passait. On a rassemblé le plus de villageois possible. Il y a des campements partout autour de Marvegny.
- Je ne crois pas que cet hiver précoce ait un rapport avec les oiseaux des ténèbres, marmonna Justine. Vous vous souvenez, dans la cathédrale, quand Gabriel avait des fleurs plein les mains ?
- Des fleurs de cognassier, oui, confirma Ariane. Il y en avait des tonnes dans mon jardin.
- Ça ne pousse pas dans la vallée. Je n’en ai vu aucun. Il était donc impossible pour les corbeaux moqueurs de s’en procurer par le biais d’autres oiseaux des ténèbres.
- Comment Gabriel a-t-il fait, dans ce cas ? s’étonna Philéas.
- Je ne vois qu’une solution. La reine des glaces est morte et il a réussi à en cueillir sur un mont enneigé.
- Elle ment.
Colin prit conscience qu’il avait prononcé cela à voix haute. Il se détacha du paysage avec un air confus. Endrick ne savait comment réagir ; chaque fois que Colin se trouvait dans la même pièce que Justine, il était méconnaissable. Elle aussi, d’ailleurs, au vu de l’expression tendue qui déformait son visage. Endrick se retrouva en eux l’espace d’un instant, lorsque sa mémoire le plongea dans ses innombrables confrontations avec Constance. Il vacilla légèrement à l’idée que Colin et Justine en fussent à ce stade dans leur relation, eux, qui incarnaient habituellement la gentillesse pure. Ils s’affrontèrent du regard avant que le blond ne continuât :
- Enfin, je voulais dire… elle est éternelle. Cette théorie est impossible.
- Comment expliquerais-tu le dérèglement climatique, alors ? répondit Justine du tac au tac.
Il plongea ses mains dans ses poches pour toute réponse. Elle hocha la tête, se leva péniblement du lit et alla chercher sa boite de médicaments sur sa table de chevet.
- Tu l’ignores. D’accord.
- Je dis juste que…
- On réglera ça plus tard, le coupa Philéas qui sentait la querelle venir. D’abord, il faut qu’on trouve un plan pour passer la nuit ailleurs. Maintenant que la récolte est faite, je doute que tes parents acceptent de nous héberger encore.
- Je ne pense pas que ce soit un problème…
À l’écoute des propositions, Endrick n’avait pas tout de suite senti les doigts d’Ariane s’accrocher à sa manche. Celle-ci le tira de sa concentration en chuchotant son nom :
- Endrick…
- Quoi… râla-t-il.
Il avait tourné la tête vers elle sans grande énergie. Le menton sur l’épaule, sa voix s’étrangla dans sa gorge lorsqu’il la vit cacher son ventre avec ses bras. Il avait pris du volume sous sa robe serrée à la taille. Sans hésiter, il l’attrapa par le poignet et l’emmena dans le couloir. Les autres ne réagirent pas, absorbés par l’élaboration de leur plan.
- Ne me dis pas que…
- Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdue, le coupa Ariane, le front en sueur.
- Comment ça se fait ? articula-t-il en posant ses mains sur sa taille.
- Pas besoin de m’examiner, ça va.
- C’est peut être à cause de ce midi, la mère de Colin a préparé un repas pour cent…
- Non, je…
- Oui, c’est ça. C’est par contrecoup, normal, on n’a pas eu l’occasion d’avaler grand chose depuis…
- Endrick, le coupa-t-elle sèchement.
Il leva les yeux vers elle, paniqué. Ses mains étaient devenues moites.
- Ce n’est pas ça. Il continue de gonfler au fil des heures, ce n’est pas ça, répéta-t-elle.
- Tu penses que tu es malade ?
- Non…
Il posa tout de même sa main sur son front pour en avoir le cœur net.
- Tu es brûlante…
- Endrick, gémit-elle en s’appuyant contre le mur. Je ne veux pas que Philéas voit ça.
- Mais on a écarté la possibilité que tu sois…
- Enceinte ? Et dis-moi, tu as déjà vu un ventre gonfler en quelques heures aussi vite ? Je veux prendre en compte toutes les possibilités…
Face à tant d’éléments contradictoires, Endrick ne put s’empêcher de bafouiller :
- Ariane, c’est du délire…
- S’il te plaît.
Elle planta son regard fiévreux dans le sien.
- Aide-moi…
Il hésita quelques secondes puis, comprenant que la situation était urgente, l’emmena jusqu’à la chambre où il avait dormi. Il s’empara d’un pull plié sur une chaise et le lui tendit.
- Tiens, ça cachera un peu mieux ton ventre.
- C’est du vol…
- C’est le mien, andouille.
Elle le déplia et le déposa contre elle pour en juger la largeur.
- Ah, oui.
- Écoute, Ariane… soupira-t-il, plus sérieux. C’est du passé, avec Philéas. Je ne sais pas si c’est une bonne idée de lui cacher.
- Lui cacher quoi, un ventre plein après un repas ? ironisa-t-elle.
- Je ne plaisante pas. Si ce n’était que ça, tu n’en n’aurais pas fait tout un plat.
Une fois le pull couleur bordeaux enfilé, elle balança ses cheveux vers l’avant, puis les rejeta en arrière. Elle paraissait changée dans ce haut trop ample pour elle et ses joues rebondies marquées par deux traces roses. Endrick remarqua que ses boucles impossibles à coiffer s’étaient transformées en de longues ondulations disciplinées. Un large sourire étira sa peau au teint de lait ; elle paraissait moins angoissée.
- Pour le moment, c’est le mystère le plus total. Alors je préfère prendre mes précautions en attendant.
Cette réponse ne rassura pas Endrick. Alors qu’ils montaient les escaliers pour rejoindre les autres, Ariane le bouscula gentiment à l’épaule et le remercia pour le pull.
- Heureusement que tu es là, ajouta-t-elle.
Une vague de chaleur lui envahit l’estomac. Il avait une impression de déjà-vu. Il fronça les sourcils en chassant cette sensation étrange et se contenta de lui répondre par un sourire.
- Où étiez-vous ? les interrogea Philéas.
- J’ai eu un coup de froid, expliqua Ariane en rejoignant Justine sur le lit.
- Alors ? Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Endrick, l’air de rien.
- Vu l’heure, Domitille et Arsène vont bientôt rentrer du lycée, déclara Justine.
- Et ma mère fait la sieste, enchaîna Colin.
- On va devoir partir rapidement, conclut Philéas. Le problème, c’est qu’on ne sait toujours p…
Ses lèvres s’entrouvrirent, mais aucun son n’en sortit. Quelque chose sur le mur semblait avoir attiré son regard. Il cilla à plusieurs reprises.
- Attendez… c’est moi, ou…
Il se leva avec prudence de sa chaise en bois et fit quelques pas. Un doigt tendu vers l’avant, il marmonna :
- Vous avez vu ça ?
- Vu quoi ? s’impatienta Endrick.
Leur meneur appuya son doigt contre la surface granuleuse du papier peint. Toutes les paires d’yeux le suivirent dans son geste et se posèrent sur le plumage d’une mésange prête à prendre son envol. Endrick se fraya un passage entre Alexandrina et Colin, obnubilé par la peinture.
- J’aurais juré qu’elle n’était pas dans cette position, tout à l’heure…
Sur ces mots, le corps immobile du petit oiseau ébaucha un bref mouvement, puis il tourbillonna, écartant quelques pigments bleus sur son passage. Les adolescents en restèrent pantois. Il bougeait, tel le personnage d’une animation réalisée image par image. Peu à peu, les mésanges s’éveillèrent aux quatre coins de la chambre dans un concert de piaillements. Les bourgeons s’ouvraient au contact des plumes volantes, les volatiles claquaient joyeusement du bec, et les branches dansaient parmi toute cette agitation. Le mur débordait de vie, d’émotions, de bribes de souvenirs ; bien plus encore, il exposait une mise en scène orchestrée par des présences familières. Endrick s'approcha. C’était son rêve éveillé, une ambiance surannée qu’il espérait revivre à travers les massifs montagneux qu’il avait longtemps survolés avec son fidèle Loukoum.
Soudain, un long bec transperça le papier et le trancha aussi sec. Endrick le reconnut aussitôt. Le Passeur, encore et toujours, faisait en sorte de les transporter d’un monde à l’autre en toute sécurité. Il était le seul à pouvoir se cacher derrière un tel phénomène surréaliste. Endrick tourna la tête pour s’assurer qu’il n’était pas le seul à l’avoir vu. Les autres s’étaient rassemblés devant le mur, autant fascinés que lui. Les oiseaux, désormais dissociés de la peinture, s’étaient envolés partout dans la pièce. Entre deux coups d’œil, il crut apercevoir une tête brune dépasser entre Philéas et Justine.
- Constance ? murmura-t-il.
- Allez, on y va ! lança Alexandrina, enthousiaste.
- Non, attendez…
Une main le saisit par le poignet et l’entraîna derrière la cloison. Un bruit de gondolement retentit dans ses oreilles lorsqu’il effleura le papier peint et, l’instant d’après, une lumière blanche l’aveugla. Face à lui, une longue queue de cheval se balançait de droite à gauche dans un décor enneigé. Elle portait un long manteau beige au col Claudine, exactement comme dans ses souvenirs. Elle semblait flotter dans les airs tant elle était légère. Elle se tourna vers lui au ralenti, une paire de patins sur l’épaule.
- Tu es sûr de toi ?
- Et toi, tu es sûre de toi ?
Un garçon habillé de noir la rejoignit à grands pas. C’était lui. Endrick se voyait, le dos courbé, le nez rouge et les cheveux couverts de flocons. L’image de Constance qui marchait près de lui avec assurance provoqua en lui de violentes émotions.
- Pas vraiment.
- Mais tu es revenue ici.
- Mais je suis revenue, oui.
- Pourquoi ?
- Je pensais que je serai seule… tu as vraiment l’art de tout gâcher, tu sais, râla-t-elle.
- Là, pour le coup, c’est ma routine que tu viens gâcher. J’y vais toujours une heure avant ma patrouille de l’aube.
- Toi ?
- Moi.
- Je ne comprends pas l’intérêt. C’est du hockey, que tu as fait. Pas du patin.
- Tant que je peux avancer, je le fais. Je veux toujours aller plus vite, toujours plus loin. Pas toi ?
Elle détourna le regard.
- Ça fait quelques jours déjà que j’y pense. Je n’arrivais pas à oublier ce lac…
- … depuis qu’on y est allés, tous les deux ? devina-t-il.
- Mais bien sûr, marmonna-t-elle. Qu’est ce qui te fait penser ça ?
Endrick observait ce court échange qui remontait au mois février. Il se déroulait là, sous ses yeux, alors qu’il était incapable de revenir en arrière. Il l’aurait tant voulu, pourtant. À mesure que leurs silhouettes façonnées par son esprit s’éloignaient, leurs voix s’étouffaient.
- Parce que c’est mon cas, répondit-il en toute simplicité.
Les joues de Constance s’empourprèrent. Côte à côte, ils continuèrent leur route vers le soleil levant et, lentement, leurs formes transparentes s’effacèrent dans le paysage brumeux.
- Endrick !
La voix tremblante d’Ariane le ramena à la réalité. Il chassa ses pensées omniprésentes et prit conscience qu’ils étaient arrivés au beau milieu de la plaine d’atterrissage. Elle n’était désormais plus qu’une étendue blanche qui se noyait dans le ciel gris. Philéas, Justine, Colin et Alexandrina étaient déjà loin devant, bravant le froid avec difficulté. La rousse lâcha sa main et marmonna :
- Tu ne m’as pas entendue.
- Désolé… tu vas bien ? s’inquiéta-t-il.
Une main sur la taille, elle s’était pliée en deux. Une larme coula sur sa joue. Endrick comprit alors que la souffrance avait atteint une limite qui n’était plus supportable. Il s’agenouilla dans la neige et découvrit avec stupeur que son ventre avait encore pris du volume. Bien plus de volume.
- Qu’est ce qu’il faut que je fasse ? s’exclama-t-il, affolé.
- Louis… je dois voir Louis.
Elle se laissa tomber au sol. Endrick jeta un œil aux alentours. Ils avaient l’air d’être seuls. Il retroussa brusquement les manches de sa chemise, glissa ses mains sous son corps et la hissa péniblement.
- Tu as pris des kilos en cachette, impossible autrement, gronda-t-il.
Elle lui répondit par une grimace crispée par la douleur. L’ironie ne l’atteignait plus. Il devait se hâter. Fort heureusement, il avait réussi à reprendre des forces après avoir passé une nuit chez Colin, alors il accéléra le pas, les toits des maisons se profilant derrière le branchage des arbres morts à mesure qu’il avançait. La buée étouffait les fenêtres, les cheminées se taisaient, la tête des lampadaires s’inclinait honteusement vers le bas sans émettre de flamme. Il remonta l’allée de pavés qui semblait s’être figée dans le temps ; pas un mouvement ne vint briser la catalepsie des lieux. Seul Endrick fendait l’épaisseur du brouillard au rythme des mèches rousses brimbalantes d’Ariane. En atteignant le centre du village, il remarqua que l’eau de la fontaine reposait dans un silence hostile. Il soupira et s’élança dans une ruelle aux trottoirs verglacés ; il n’avait pas le temps de regretter le Marvegny qu’il avait connu, empli de marchands, de sons de cloches lointaines et d’oiseaux de toutes sortes. Loin devant lui, Justine et Colin traînaient sur le chemin, tandis que Philéas se dirigeait vers la maison de Louis en tenant Alexandrina par la main. Endrick se dépêcha de les suivre, pressé par les poings d’Ariane qui se resserraient sur le tissu de ses vêtements.
- On y est presque, la rassura-t-il, on y est presque.
Il distingua le poing de Philéas s’abattre sur la porte à l’autre bout de la rue. Endrick manqua de trébucher. Il aurait voulu être seul avec Louis, mais c’était impossible. La situation était trop grave. Il devait trahir sa promesse. Il espérait même que les autres jetassent un coup d’œil en arrière, mais ils n’en firent rien, pressés de rentrer. Ils étaient sans doute persuadés qu’Ariane et lui s’étaient attardés dans la plaine. Lorsque la porte s’ouvrit, une parcelle de lumière s’étala sur les quatre adolescents. Louis surgit et, ahuri, il dut agripper la poignée pour ne pas perdre l’équilibre.
- À l’aide ! s’époumona Endrick, qui n’était plus qu’à quelques mètres.
Tous se tournèrent enfin vers lui. Il n’avait plus la force de porter son amie. Il se laissa tomber à genoux et, pendant qu’ils se précipitaient vers eux, il passa une main dans les cheveux d’Ariane.
- Ça va aller…
- Endrick ! Endrick, qu’est ce qui se passe ? le héla Justine.
Louis, qui avait dépassé tout le monde, s’accroupit près d’eux et passa ses mains sur le front de la jeune fille.
- Tu es là, souffla-t-elle, épuisée.
- Ne bouge surtout pas.
Louis attarda ses mains sur son ventre. Une lueur de panique traversa son regard usé par l’insomnie. Comme eux, il ne comprenait pas ce qu’elle avait. Philéas se tenait derrière Alexandrina, les bras ballants. Il suivait Louis des yeux sans s’interposer, trop soucieux de l’affaiblissement d’Ariane. Sans réfléchir davantage, ce-dernier la souleva avec une facilité surprenante et déclara :
- Endrick, va chercher Christophe.
Celui-ci acquiesça et fit demi-tour. Il en avait presque oublié son envie de retrouver Loukoum. À nouveau, il s’élança dans le village vaincu par la grisaille de l’hiver, spectacle de toute une civilisation en déclin, et il courut, sans même ralentir, à travers les rues vides semblables aux ruines de son cœur.
* * *
- Je n’ai jamais vu ça de ma vie.
Christophe s’assit sur le lit qu’occupait Ariane et jeta un coup d’œil à sa montre. Il n’avait emmené que le strict nécessaire et avait besoin de plus de plantes. Il attendait que son oiseau revînt de sa cueillette. Les adolescents s’étaient tous entassés derrière la porte, observant l’herboriste examiner le ventre de la jeune fille pour la énième fois. Il passa un pouce sur sa barbe naissante, embêté.
- Ce ne sont pas des maux de ventre que tu as, Ariane, mais des contractions. Tu es en phase de travail. Je vais devoir procéder à une auscultation complète.
Sous le choc, elle s’enfonça dans son oreiller. Louis se figea sur place alors qu’il lui tenait la main, un pli entre les sourcils. Endrick lui-même tomba des nues malgré le fait qu’il eût été averti. Il peina à concevoir la réaction des autres.
- Je ne comprends pas, lâcha-t-elle, angoissée. Je…
- Tu n’as eu aucun signe d’une éventuelle grossesse, je sais, la coupa Christophe. Je ne peux malheureusement pas t’éclairer, c’est bien la première fois que j’y assiste.
- Je n’y suis pas préparée, gémit Ariane, déjà trempée de sueur. Je ne peux pas accueillir un enfant sans l’avoir vu grandir dans mon ventre, sans… sans…
Elle se retint de fondre en larmes. Le regard dans le vague, Louis se contenta de la rassurer par une légère pression de la main. Il mit un certain temps avant de reprendre ses esprits.
- Je veux une explication, lâcha-t-il d’une voix rauque. C’est toi, l’herboriste.
- Impossible, j’en ai peur.
- Tu as forcément une idée.
Christophe lui tourna le dos en maugréant :
- Navré. Je ferais mieux de m’occuper d’Ariane immédiatement.
Louis perdit patience et, dans un élan de désespoir, il haussa le ton :
- Je t’en prie, fais un effort, il me faut au moins une hypothèse ! C’est à ça que sert ta fonction, non ? Écoute, j’ignore ce qui a rendu Ariane ainsi et je ne pourrai pas le supporter longtemps…
- Moi, j’ai une théorie.
Justine s’avança dans la chambre telle une lueur d’espoir dans les ténèbres qui embrouillaient les esprits. Louis se tourna vers elle.
- Ça ressemble à un déni de grossesse. J’ai déjà vu des témoignages là-dessus. La femme est enceinte sans en avoir conscience, puisque le corps ne présente aucun signe habituel de la grossesse. C’est psychologique, le cerveau tente de cacher le plus possible la venue de l’enfant. Je pense que tous ces changements, dont la quête, ont eu un impact sur toi, Ariane. C’était inenvisageable pour toi de partir à l’autre bout de la vallée avec un bébé dans le ventre.
- Alors il était là ? Pendant neuf mois, il était là ? murmura-t-elle.
- Il me semble que c’est seulement quand la mère s’en rend compte, ou quand quelqu’un le lui apprend, que la grossesse reprend son cours normalement. Le ventre prend la taille qu’il aurait dû avoir au neuvième mois en l’espace de quelques heures seulement.
- Comme une grossesse en accéléré, souffla Endrick.
Christophe, qui s’était installé sur un tabouret pour écouter Justine, fronça les sourcils. Comme plongé dans une profonde réflexion, il marmonna :
- Impressionnant.
Le râle d’Ariane qui se tordait de douleur dans son lit le sortit de sa réflexion.
- J’étudierai tout cela en détail plus tard. En attendant, excusez-moi…
Il retroussa les manches de son aube et se leva pour chasser les adolescents.
- Mais j’ai un accouchement qui m’attend.
Au moment où il s’apprêtait à fermer la porte, Endrick la bloqua avec son pied et se glissa dans l’entre-ouverture.
- Promettez-moi qu’elle s’en sortira.
Christophe soupira.
- Je ne peux pas, Endrick, chuchota-t-il. Elle est en bonne santé, je ne me fais pas de soucis. Mais j’imagine que la quête a dû… quelque peu… secouer l’enfant. Surtout si l’un d’entre vous manque à l’appel.
Son cœur se resserra si fort qu’il en eût la nausée. Il savait que l’herboriste appréhendait le déroulement de l’accouchement ; il pouvait lire dans ses yeux sa peur de mal s’y prendre. Mais surtout, il comprenait à la déception sur son visage que l’absence de Constance l’affligeait terriblement. La voix d’Endrick se brisa dans le couloir :
- Alors faites votre possible. Je vous en supplie.
- Ils sont entre de bonnes mains. Sois-en sûr.
La porte en bois se referma sur lui en un claquement sec. Les jambes tendues et les épaules crispées, Endrick resta quelques secondes dans cette position, face à cette barrière immense qui le séparait d’Ariane. Il pouvait entendre les bribes de mots de Louis qui se voulaient rassurantes et les plaintes d'Ariane, incessantes. Une main se posa sur son épaule et manqua de le faire sursauter. Philéas, d’un mouvement de tête, l’invita à descendre avec eux à la salle à manger. Justine, Colin et Alexandrina les regardaient avec émotion. Ils se dirigèrent alors vers l’échelle sans échanger un seul mot, le silence qui les enveloppait étant bien plus révélateur qu’une discussion.
Ariane allait avoir un enfant.
Et tous étaient présents pour assister à un tel évènement.
Tous, sauf Constance.
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