32. La malédiction
Colin
C'était l'été. Le tintement d'un Angélus lointain s'était perdu dans le murmure de la brise et, porté jusqu'au mont Saint-Alban, s'était joint au bruissement des vipérines bleues qui hérissaient le flanc de la colline. Elles se soulevaient régulièrement au contact du vent et paraissaient dégringoler la pente sous la forme d'une vague ourlée d'écume. L'air frémissait de sons légers, les nuages se teintaient de rose, la lourde atmosphère de la journée se raréfiait ; le soir n'allait pas tarder à tomber. La silhouette encapuchonnée de Colin se tourna dans un bain de lumière ambrée pour observer le clocher en contrebas. Ernest s'arrêta à son tour pour prendre une pause et, essoufflé, déclara :
- Dix-neuf heures. On est bientôt arrivés.
Colin ferma les yeux et laissa les derniers rayons de soleil imprégner son visage.
- On est bien, ici.
- Oui, le mont Saint-Alban est un véritable refuge, surtout pour un Protecteur, glissa-t-il, le sourcil haussé en direction de son apprenti.
- Pour prendre de la hauteur en cas d'attaque ?
- Pas seulement. Bientôt, il t'appartiendra. Du mont royal à la colline aux coquelicots, dit-il en balayant l'air avec son bâton, tu apprendras à t'approprier toutes ces collines qui entourent Marvegny.
Colin fronça les sourcils.
- N'est ce pas le territoire de Philéas ?
- De jour, oui. De nuit, tu en seras l'unique maître.
Colin resta muet de surprise. Il se voyait mal donner des ordres à son ami, même en cas d'urgence. Ernest, qui connaissait bien son apprenti, le rassura :
- Si je te les lègue, c'est parce que tu en es digne. C'est tout un héritage que tu as là.
Les yeux de Colin s'écarquillèrent.
- C'est... c'est un honneur.
- J'aimerais que tu t'en occupes bien. Tu ignores encore à quel point les collines nous sont précieuses. Elles ne sont pas seulement un repère...
Il inspira profondément.
- Tu ne trouves pas qu'elles bougent ?
- Qu'elles... bougent ? répéta bêtement Colin.
- Tu ne le sens pas ?
Colin se retourna si brusquement vers son mentor que sa capuche manqua de s'envoler. À part les fleurs qui se balançaient au gré du vent, Saint-Alban restait immobile. Il haussa les épaules pour toute réponse.
- Tu apprendras à communiquer avec elles avec un peu d'expérience, conclut Ernest.
Colin hocha la tête sans vraiment comprendre où voulait en venir son maître. Il jeta un œil au village qui se trouvait au pied du mont et le pointa du doigt.
- C'est Marvegny qu'on voit, tout en bas ?
- Affirmatif, petit. On a déjà bien marché... je crois même qu'on est presque arrivés.
Colin fut soulagé ; après avoir passé une bonne partie de la matinée à courir derrière ses pelolaines, ses pieds commençaient à le faire souffrir. Ernest lui fit signe de reprendre la route et tendit le bras pour que son alicanto pût se poser. Lorsque ses pattes agrippèrent sa manche, un léger froncement de sourcils creusa les rides de son front. Son regard s'était perdu dans le plumage d'or de son oiseau. Colin courut jusqu'à lui pour le rattraper.
- Panache ne vole plus beaucoup ces temps-ci.
- Je sais, répondit Ernest.
- Christophe pourrait l'exami...
- Inutile.
Colin hocha la tête. Il avait deviné au ton sec de son mentor qu'il valait mieux ne pas insister sur le sujet. L'état de santé d'un oiseau reflétait toujours celui de son maître, allant de la fleur de l'âge jusqu'au déclin lié à la vieillesse. Si Panache perdait des forces à mesure qu'Ernest faiblissait, alors la vie du vieil homme ne tenait plus qu’à un fil. Colin peinait à envisager la possibilité de veiller sur son village sans aide, renfermé dans une solitude constante chaque nuit de sa vie. Alors qu'il hésitait à partager ses inquiétudes à son mentor, ce dernier s'arrêta net et ouvrit grand le bras.
- On y est, petit. La Sylve Murmurante t’attend.
Inconsciemment, Colin avait ralenti et s’était laissé distancer. Il ne traîna pas plus longtemps, ôta les mains de ses poches, puis se planta aux côtés d’Ernest au sommet du mont.
Ses yeux s'écarquillèrent à la vue du versant nord, boisé de grandes allées d'arbres aussi magnifiques les uns que les autres. Leurs silhouettes majestueuses s’élançaient vers le ciel et, sous un amas de nuages parme qui se formait à l'approche de la nuit, des lucioles constellaient leurs branches fleuries de points lumineux. Les pensées sinueuses de Colin s’évaporaient à mesure que son regard explorait l’étendue du paysage.
- Il te suffit d’avancer.
La voix grave d’Ernest le tira de sa contemplation.
- Et ensuite ? s’enquit Colin à mi-voix.
Son mentor se contenta de l’encourager par un signe de tête. L’adolescent supposait qu’il devait se fier à son instinct. Il prit une longue inspiration avant de se lancer vers l’inconnu, poussé par une légère brise dans le dos. Le feuillage des arbres trembla à l’instant où il s’engagea dans l’allée centrale. Curieux, il leva la tête en direction des houppiers colorés qui cachaient le ciel, puis s'enfonça au cœur de la forêt sans jeter un seul coup d’œil en arrière. La nature s'agitait autour de lui ; les feuilles oscillaient si vite qu'elles projetaient, dans un élan de frénésie, un reflet nacré, semblable à celui d'une multitude d'écailles de poisson exposées à la lumière. Leurs friselis s’amplifiaient au rythme des pas du jeune apprenti, si bien que ses oreilles bourdonnaient, lui donnant l'impression d'entendre des chuchotements.
« Fais ton choix. »
Il effleura chaque tronc sur son passage pour mieux appréhender leur texture. Brahms, quant à lui, slalomait à une telle vitesse entre les branches qu'il en perdait ses plumes.
Cet oiseau n'a jamais su prendre son temps, pensa Colin, mi-amusé, mi-lassé.
Il frissonna soudain à l’idée de se séparer du bâton de la reine des glaces. Il avait pourtant attendu son rite de passage avec impatience. Posséder son propre bâton lui permettrait de maîtriser sa gestuelle en plein combat ; la perspective de gagner en assurance l'avait, jusqu'ici, toujours enchanté.
Alors pourquoi m’en débarrasser me fait si peur, tout d’un coup ? se demanda-t-il.
Son doigt resta accroché à un bout d’écorce. Il passa son menton par dessus son épaule et constata à la difformité de l'arbre qu'il s'agissait d'un olivier. Les feuilles frémirent en chœur dans toute la sylve lorsqu'il s'en approcha. Ce fut tout de suite comme une évidence. Colin laissa tomber le bâton de la reine des glaces au sol. Il escalada le tronc noueux non sans difficulté, secoua ses mains rouges l'une après l'autre, puis se hissa sur une branche solide. Il s'étendit dessus et y déposa sa joue, les cheveux couverts de lichens. Il n'aurait jamais cru être un jour attiré par l'aspect d'un vieil olivier ramassé sur lui-même, d'autant que le bois s'avérait être rugueux au contact de ses paumes. Pourtant, il était robuste ; et c'était tout ce dont manquait Colin.
D’un appui sûr.
* * *
- Promets-moi que tu y seras.
Colin resta immobile une courte seconde, les yeux rivés sur son troupeau de pelolaines entassé dans un coin de l’enclos. Cela faisait une bonne minute qu’il tentait d’attraper un oisillon sous le regard inquisiteur de Justine. Les membres du conseil étaient revenus sur leur décision ; un envol de montgolfières, conçues durant l’absence des Six, était prévu en fin d’après-midi. Justine s’était précipitée à l’étable pour annoncer à Colin qu’elle était chargée du discours d’inauguration.
- Malgré tout ce qui se passe en ce moment ? demanda-t-il, méfiant.
- Justement. Ça va permettre aux villageois de se changer les idées. Il y aura tout un tas de gens, ajouta-t-elle.
Accoudée à la rambarde en bois qui les séparait l’un de l’autre, elle pencha légèrement la tête sur le côté, en attente d’une confirmation. Colin avisa sa cible, fit un bond en avant et l’attrapa par la patte à l’aide de son bâton. L’oisillon eut à peine le temps de se débattre qu’il fut aussitôt cloué au sol.
- Je ne sais pas, marmonna-t-il en se relevant.
Justine redressa vivement le menton et, prenant sur elle, s’enquit d’une petite voix :
- Pourquoi ?
Il se dirigea vers elle avec une telle véhémence qu’elle recula d’un pas. Il appuya sa jambe contre la rambarde, déposa l’oisillon sur son genoux pour mieux le maintenir en hauteur et sortit une seringue de la poche arrière de son pantalon.
- C’est la période des mises bas, répondit-il simplement. Je ne peux pas me permettre de prendre de pause.
- Je vois. Tu es trop occupé pour moi.
- Pour n’importe qui d’autre aussi, d’ailleurs.
- Ça a l’air de bien t’arranger.
- Ne dis pas ça.
- Tu sais que c’est la vérité.
Agacé, il dégagea un pan de sa chemise à carreaux qui s’était coincée dans son pantalon. L’oisillon battit des ailes afin d’exprimer son mécontentement. Colin rapprocha aussitôt la seringue alimentaire de son bec et le laissa boire à grandes gorgées. Il ignorait d’où venait la tension qui s’était installée entre lui et Justine ; peut être était-ce dû aux mots qui lui échappaient trop vite. Parfois, il avait la sensation qu’il n’était plus maître de son comportement.
- S’il te plaît…
La voix de Justine s’était brisée parmi les piaillements des oiseaux. Elle se mit sur la pointe des pieds et s’appuya de tout son poids contre la rambarde. Colin leva la tête vers elle et remarqua à ses lèvres pincées que quelque chose la démangeait.
- C’est important pour moi que tu sois là, finit-elle par lâcher, les doigts rouge vif à force de se cramponner à la planche.
Cette révélation lui fit l’effet d’une claque. Il savait pertinemment que ce projet lui tenait à cœur, et plus encore, qu’il avait commis l’erreur de la blesser en négligeant ce détail.
Dis oui, bon sang.
Il reposa le pelolaine dans la paille, perdu dans ses pensées. Un poids lourd venait écraser son cœur chaque fois qu’il désirait exprimer ce qu’il ressentait à Justine. Il avait la désagréable sensation d’avoir fait un pas en arrière et d’être retourné à l’époque où il s’enfermait dans son mutisme. Il craignait que cela eût fragilisé leur amitié, puisque celle-ci s’était altérée. Il avait été spectateur de son déclin. Accepter de venir à l’inauguration était une occasion parfaite pour renouer ; dans ce cas, qu’attendait-il ?
Allez, c’est le moment.
- Ça ne s’est pas bien passé, au conseil, quand tu as présenté le projet. Tu trouves ça normal qu’ils aient changé d’avis ? se contenta-t-il de demander.
Il sentit son estomac se retourner dans son ventre lorsqu’il vit les yeux de Justine se remplir de larmes.
- Parce que c’est ce qui te préoccupe le plus, là, tout de suite ? articula-t-elle.
- Non. J’essaie juste de me poser les bonnes questions.
Ce n’est pas moi qui parle.
- Comme d’habitude, soupira-t-elle en tournant les talons. Je ne sais pas pourquoi je perds mon temps ici.
- Attends.
Elle s’arrêta au pas de la porte et tourna sur elle-même. Il dut se faire violence pour ne pas croiser son regard. Quand ses yeux rencontraient ses grandes prunelles grises, un élan de frustration inexplicable le prenait et lui faisait perdre ses moyens. Il prit une grande inspiration et lança :
- Je n’aurais pas dû réagir comme ça.
Justine haussa un sourcil. Il devina facilement son malaise.
- Je peux laisser mes pelolaines quelques minutes, ils n’en mourront pas.
- Vraiment ?
Il hocha la tête.
- Tu es sûr de toi ?
- Oui.
- Très bien, je… merci, souffla-t-elle, surprise par ce revirement.
- On se voit tout à l’heure.
Elle acquiesça et disparut derrière la porte entrouverte.
Pourquoi c’était si compliqué ?
Il appuya son front contre la rambarde et ferma les yeux. Une autre préoccupation l’obsédait ; il n’avait pas revu Ondine depuis qu’il était revenu dans la vallée. Sans compter que la fleur blanche qu’elle lui avait donnée commençait à perdre ses pétales. Il avait la désagréable sensation d’être perturbé par son absence, comme si elle avait provoqué un grand vide en lui. Il soupira, épuisé d’éprouver un manque dont il ne pouvait déterminer la cause. Ses mains tremblaient à force de serrer son bâton. Il en avait assez. Il devait percer ce mystère.
Fais ce que tu as à faire.
Il rit nerveusement.
J’aurais dû le faire il y a longtemps.
Colin lâcha son bâton, escalada la rambarde et ordonna à Brahms de rester pour veiller sur les pelolaines. Son oiseau le regarda partir sans broncher, contraint d’obéir. Colin claqua la porte derrière lui, puis courut jusqu’à la maison de son mentor. Le brouillard s’était dissipé, cependant, la neige recouvrait toujours le sol. Les agriculteurs tentaient de sauver les dernières récoltes endommagées par le froid, Ernest y compris ; il était tellement occupé qu’il avait moins de temps à consacrer à son apprenti. Colin réussissait tout de même à réaliser les tâches quotidiennes à la ferme.
Je me débrouille très bien tout seul.
Il attrapa le bâton de la reine des glaces qu’il avait glissé derrière la porte de sa chambre après son rite de passage. Il le fixa une courte seconde, l’œil plissé. Il ignorait pourquoi il s’était instinctivement dirigé vers lui. Persuadé qu’il devait s’en débarrasser, il dégringola les escaliers et marcha d’un bon pas jusqu’à la porte. Au moment où il quitta le seuil de la maison, une voix soucieuse l’interpella :
- Où tu vas, comme ça ?
Un frisson parcourut sa nuque. Il n’osa pas avancer davantage. Ses jambes ne lui obéissaient plus.
- Colin ?
Ondine…
Une fine silhouette le frôla et vint se placer devant lui. Leurs regards se heurtèrent et Colin fut aussitôt happé par la couleur bleue de ses yeux protubérants. Il les connaissait par cœur. Le visage poupin d’Ondine s’illumina en le voyant. Elle portait une cape bleu marine qui s’arrêtait jusqu’à ses coudes et qui faisait ressortir le blanc de ses cheveux coiffés en une longue natte.
- Tu m’as tellement manqué, dit-elle. Laisse-moi te regarder un peu.
Elle tourna autour de lui avec légèreté.
- Pourquoi tu réapparais… tout d’un coup ? demanda-t-il, comme sonné.
- Parce que c’est ce que tu voulais, non ?
Elle s’arrêta, rayonnante. Les pans de sa robe en laine grise s’enroulèrent autour de ses mollets.
- Tu as perdu ta langue ? pouffa-t-elle.
Il esquissa un sourire, puis baissa la tête.
- Quelque chose te tourmente, devina-t-elle.
Elle lui prit les mains si brusquement qu’il en perdit son bâton. Elle lança un coup d’œil au sol et nota :
- Ce n’est pas le tien...
- Non…
- Ernest t’avait pourtant dit de ne plus t’en approcher, soupira-t-elle en laissant tomber ses bras.
Elle fit glisser ses pouces le long de la face dorsale de ses mains. Il haussa un sourcil sans pour autant détacher son regard de leurs doigts emmêlés.
- Comment tu sais ça ?
- C’est viscéral, Colin. On dirait qu’il te retient. Tu n’arrives pas à t’en séparer.
- Ça ne répond pas à ma question.
Elle lâcha une de ses mains et se tourna vers les monts enneigés face à eux.
- C’est si beau, la neige. Je peux la contempler pendant des heures.
Colin sourit à nouveau, habitué au comportement déstabilisant d’Ondine. Elle se perdait facilement dans ses pensées. Il vit son nez rougi se retrousser lorsqu'il ramassa le bâton.
- Tu veux des réponses à tes questions ? murmura-t-elle.
Il eut à peine le temps d’ouvrir la bouche pour répondre qu’elle le devança :
- Dans ce cas, viens avec moi.
Elle l’entraîna avec elle dans la pente qui menait au lac gelé. Les branches d’arbustes couvertes de neige se balançaient sur leur passage, saupoudrant leurs habits et leurs cheveux de flocons de neige. Sur le moment, Colin ne voulait penser à rien d’autre qu’au rire d’Ondine qui résonnait au creux de son oreille. La tristesse des paysages hivernaux aux teintes fades s’était évanouie, laissant place à un décor éblouissant. La tension qui s’était emparée de lui avait disparu ; la menace des oiseaux des ténèbres et sa relation conflictuelle avec Justine ne le préoccupaient plus. Il se sentait tellement léger qu’il ne portait pas attention à ce qu’il faisait. Il manqua de chuter lorsque ses pieds rencontrèrent la surface lisse du lac, mais Ondine le retint aussitôt par le bras. Il se redressa en bafouillant des excuses. Il avait la sensation d’être sonné, comme s’il avait reçu un coup derrière la tête.
- Tu m’as l’air bien distrait, Colin, remarqua Ondine.
Il la laissa s’emparer du bâton de la reine des glaces, sentant le bois lisse filer entre ses paumes. Elle lui sourit.
- Tu crois que c’est moi qui te fais cet effet là ?
Elle s’éloigna alors d’un pas léger, l'abandonnant à un état de transe. Colin ne la quittait pas des yeux ; sa silhouette grise prenait peu à peu une allure fantomatique qui survolait la glace. Il y avait quelque chose d’envoûtant dans sa manière de se tenir, un aspect singulier causé par ses cheveux flottants et sa robe vaporeuse. Il frémit à l’idée qu’elle pût disparaître et le laisser seul. Il tenta de la rejoindre, mais à peine eut-il le temps de se ranger à ses côtés qu’elle s’arrêta net, le regard baissé vers le bâton. L’air grave sur son visage l’inquiéta.
- Tu sais à qui il appartient ? s’enquit-elle.
- À la reine des glaces, répondit-il, étonné par cette question.
- Et son histoire ?
- Elle protège la vallée des terres abandonnées depuis les monts enneigés.
L’éclat joyeux dans les yeux bleus de la jeune fille disparut.
- C’est tout ?
- On m’a dit qu’elle était éternelle.
- Comment sais-tu ça ?
- C’est…
Il se tut, sur le point de dire que Justine le lui avait dit. Après réflexion, personne ne lui avait fait part de cette information.
- Le bâton. Tu le sais grâce au bâton, lui apprit-elle.
- Qu’est ce que tu veux dire ?
- Colin, soupira Ondine. Tu ne te doutes vraiment de rien, pas vrai ?
- Je n’ai rien à voir avec ce bâton, objecta-t-il, les sourcils froncés. D’ailleurs, je te l’ai dit, je n'ai jamais ressenti de connexion particulière.
- Si tu savais…
Elle recula lentement de quelques pas, puis se retourna et s'élança. Il sentit son cœur s’emballer à l'idée qiu'elle s'éloignât de lui.
- Reviens, dit-il à mi-voix.
Il voulait hurler, cependant, sa gorge nouée l’en empêcha. Un énorme poids vint s’abattre sur ses épaules et compresser sa cage thoracique. Voir Ondine fuir était insupportable. Dans un élan de panique, il courut pour la rattraper puis, au bout de quelques mètres, lui agrippa l’épaule. Elle se retourna et, en croisant son regard, une bouffée d’air lui parvint.
- Ne me refais plus jamais ça, s’étrangla-t-il.
Il se pencha pour reprendre son souffle, le front en sueur.
- Tu vois ?
Elle fléchit les genoux pour mieux se mettre à sa hauteur.
- Tu n’arrives pas à vivre sans ce bâton, Colin. Sans moi. C'est pour ça que je t'ai donné une fleur de cerisier avant que tu ne partes ; tu n'étais pas encore prêt à t'en séparer.
Il ouvrit grand ses yeux emplis de frayeur.
- Qu’est-ce que tu m’as fait ?
Alors qu'il peinait à respirer, elle se redressa en silence, le contourna et regarda en direction des monts enneigés.
- Ça va revenir, le rassura-t-elle. Tu te souviens, quand je t’ai partagé le souvenir de mon rite de passage ?
- Je ne comprends rien à ce que tu me dis, s’exclama-t-il.
- Tu n’arrivais pas à te servir du bâton de la reine des glaces. Tu disais ne ressentir aucun lien, aucune connexion. Alors je t’ai fait revivre un bout de son histoire.
Elle pivota les talons, les mains dans le dos.
- L’inconnue que tu as vue sous le cerisier, avec son mentor, c’était moi.
- Tu as… toi aussi, tu as un alicanto ?
- J’avais, rectifia-t-elle. C’est drôle, tu n’as jamais pensé à me demander.
Colin se releva péniblement. Il n’arrivait pas à raisonner.
- Le problème, c’est que tu as difficilement su distinguer la réalité du songe. Ou plutôt, le présent du passé, souligna-t-elle.
Elle fit volte-face, si près que leurs nez manquèrent de s’entrechoquer.
- Je n’existe pas, Colin, sourit-elle tristement. Du moins, je n’existe plus.
Il eut un mouvement de recul face à cette annonce. C’était impossible. Il devait être en plein délire. Il plaqua ses mains sur ses tempes, perdu. Il sentait son cœur battre si fort dans ses tympans qu’il ne s'entendait plus penser.
- Q… quoi ? émit-il faiblement.
Elle ne lui laissa pas plus de temps pour assimiler les informations. Elle prit sa main et lui donna le bâton de force. À l’instant où leurs doigts touchèrent la surface du bois en même temps, Colin reçut le même électrochoc que la fois précédente et se sentit partir. Le regard d’Ondine le ramena à la réalité.
- On part dans mes souvenirs, mais maintenant, on reste dans le présent. Ne lâche surtout pas le bâton.
La nouvelle l’avait tant ébranlé qu’il n’avait même plus la force d’acquiescer. Ondine le rassura avec un énième sourire. Le paysage derrière elle ondulait, les sapins couverts de neige faisant place à une grande prairie jonchée de boutons d’or. Une petite fille blonde courait après des pelolaines qui se dispersaient par dizaines, un bout de bois à la main. Un homme avec un brin de blé à la bouche l’observait de près.
- Là, c’est moi, chuchota-t-elle. Juste avant mes sept ans. Mon père était le protecteur de Marvegny. Il m’a tout enseigné.
Colin voyait défiler les évènements à toute allure ; Ondine grandissait au fil des saisons. Elle travaillait dans les champs avec son père, un chapeau de paille recouvrant ses cheveux mi-longs. Son alicanto l’aidait à récolter les céréales.
- De mon temps, le protecteur d’un village ne se cachait pas. Tout le monde connaissait son identité, continua-t-elle.
Colin tiqua. Cela devait remonter à une époque lointaine.
- J’étais fière de pouvoir veiller sur mon village. Mais d’autres occupations m’appelaient. J’ai trop souvent échappé à mon devoir.
La grande prairie se dissipa en un nuage, bientôt remplacée par la berge du fleuve alcyonien. Deux formes distinctes se promenaient le long du cours d’eau. Elles se tenaient la main dans la lumière du soleil couchant. Colin reconnut Ondine à sa posture. La personne qui marchait à ses côtés semblait être un garçon de son âge. Ils avaient l’air proches.
- Il s’appelait Eugène, murmura-t-elle.
Le ton de sa voix avait changé. Elle paraissait à la fois hésitante et peinée. Colin aperçut le ciel se teinter de nuages noirs et le vent se lever dans la vallée. Le temps s’était écoulé ; le père d’Ondine avait décidé de l’emmener à la Sylve Murmurante malgré son désintérêt pour le rôle de protecteur. Il lui tendait, avec une mine contrite, le bâton qu’ils avaient tous deux arraché du cerisier.
- Il voulait me laisser une chance de me rattraper, expliqua-t-elle. Il devait partir quelques jours pour affaires ; il m’a demandé de veiller sur le village pendant ce temps là. Au début, j’ai fait du mieux que j’ai pu.
Ondine courait à travers les hautes herbes de collines, tantôt accompagnée de son alicanto qui la défendait d’une attaque d’oiseaux des ténèbres, tantôt avec ses pelolaines heureux d’être en liberté.
- Mais il a suffi d’une heure…
Des flammes jaillirent dans le décor. Elles dévoraient le toit des maisons pour se répandre jusque dans les terres cultivées. Des cris résonnaient, insoutenables, et des paysans imploraient le protecteur de venir sauver ce qui restait. Colin eut le cœur au bord des lèvres lorsque tout fut réduit à néant ; sa plus grande crainte se déroulait sous ses yeux. Ondine n’était pas arrivée à temps. Elle s’effondra en larmes dans les bras d’Eugène, horrifiée.
- On m’a punie pour mon crime, annonça-t-elle gravement.
Tout le paysage s’effondra pour retrouver son aspect réel. Ne restait de l’image qu'Ondine projetait, qu'une silhouette blanche dressée sur un mont enneigé.
- Mon oiseau et moi avons été exilés, contraints de veiller sur la vallée pour l'éternité. Avec, sur la conscience, la culpabilité constante d’être à l’origine de la mort de nombreux villageois.
- Ondine… lâcha Colin d’une voix rauque.
Elle le questionna du regard. Il y retrouvait toujours la douceur qu’elle lui témoignait, avec un brin d’émotion. Il ignorait ce qui le déchirait le plus ; prendre conscience qu’il avait discuté durant tout ce temps avec le fantôme de la reine des glaces ou trouver inimaginable la souffrance qu’elle avait dû endurer.
- Tu es morte ? articula-t-il.
- Oui, Colin. Et c’est toi qui m’a tuée.
- Moi ? fit-il, sous le choc.
- Me déposséder de mon bâton m’a achevée. J’ignorais que l’on pouvait briser une telle malédiction, mais tu l’as fait.
- Alors…
Il ferma les yeux, puis les rouvrit brusquement.
- Quoi, tu me hantes ? Tu attends quelque chose de moi ?
- Bien sûr que non. Je ne suis pas un esprit, seulement le souvenir d’une version de moi-même que renferme ce bâton. J’imagine que j’ai… besoin de te montrer ma reconnaissance.
- Un souvenir, hein ?
Colin commençait à saturer. Il enlaça, d’un geste nerveux, ses doigts autour de son poignet.
- Pourquoi est ce que je peux te toucher, alors ? Ondine, je ne rêve pas, tu es bien réelle !
Elle s’approcha de lui et planta ses grandes billes dans les siennes.
- Je me nourris de l’énergie vitale de Justine pendant qu’elle se nourrit de mes souvenirs.
Il scruta son visage pour vérifier qu’il n’avait pas rêvé, affolé.
- Non…
- On est tous les trois concernés par la malédiction de ce bâton. Justine a osé me défier et je l’ai transformée en oiseau, rappelle-toi. Enfermée dans ma solitude, je suis devenue un monstre ; l'idée de protéger la vallée m'obsédait tellement que j'en étais prête à tuer les six élus capables de ramener la paix. Je ne pouvais concevoir la vie sans oiseaux des ténèbres à combattre, je devais m'en charger, j'étais la seule responsable, ma culpabilité m'en persuadait. Juste après avoir été ensorcelée, Justine a volé mon bâton, et même si elle a retrouvé sa taille humaine, une part de moi s'est inscrite en elle. Ça l’a affaiblie mais ne t’en fais pas, dès que je disparaîtrai, elle redeviendra elle-même. Elle aura seulement quelques souvenirs de moi.
Colin perdit aussitôt ses moyens.
- Tu veux dire qu’elle est en train de mourir ! hurla-t-il.
- En échange de mes souvenirs, oui. C’était le seul moyen pour moi de réparer mes erreurs !
- Et tu parles de me montrer ta reconnaissance ? s’esclaffa-t-il, à bout.
- Il fallait que tu entendes mon histoire pour changer les choses, et ce, avec Justine !
Il poussa sa main et se retourna pour partir, fiévreux.
- Colin, comprends-moi, j’ai dû le faire pour nous ! le supplia-t-elle.
Ce n’était plus la voix d’Ondine qui lui parlait, mais une voix bien trop familière à ses oreilles. Tout se mélangeait dans sa tête.
- Viens avec moi et guéris Justine, gronda-t-il.
- Ton mentor te cache certaines choses.
Il s’arrêta.
- Ton identité n’est pas la seule chose à sacrifier lorsque tu deviens protecteur, il y a ta vie amoureuse aussi, lâcha-t-elle.
- Ernest ne m’a jamais dit ça, rétorqua-t-il aussi sec.
- Regarde la vie des protecteurs qui t'ont précédé, tu verras que tous ont eu l’obligation de faire vœu de solitude. Pourquoi Ernest n’a pas de famille, à ton avis ?
- Tu mens… il me l’aurait dit…
- Non. Parce que lui aussi, il en a trop souffert, et il a l’espoir que ça change. Tu es son espoir.
- Arrête de me donner l’illusion que je suis exceptionnel. Je ne peux pas modifier des règles inscrites dans la tradition depuis des millénaires, regarde ce que ça a donné avec Phi…
Ondine l’interrompit d’une voix tremblante :
- Tu as choisi la branche d’olivier, Colin, symbole de paix et fertilité. Personne avant toi ne l’avait choisie depuis des siècles.
Ses épaules s’affaissèrent. Il s’appuya sur le bâton afin de ne pas vaciller.
- Tu as le pouvoir de leur montrer qu’un protecteur peut se consacrer à la fois à son rôle et à une vie avec une conjointe. Tu comprends, ça ?
Elle le contempla avec un sourire attendri aux lèvres.
- C’est ça, ma reconnaissance. Te libérer d’un poids qui a fait souffrir bien assez de protecteurs, et te donner toute ma force à travers Justine pour avancer. Et puis…
Colin releva les yeux vers elle.
- Je voulais apprendre à connaître mon sauveur avant de le lui annoncer. Tu lui ressembles beaucoup, tu sais.
Elle faisait allusion à Eugène. Il laissa échapper un sanglot en pressant sa petite main froide contre sa joue.
- Justine…
- Elle ira bien je te le promets.
Ondine se sépara de leur étreinte dans un silence enveloppant, se munit du bâton et, brusquement, le cassa en deux. Colin eut l’impression que l’on lui poignardait le ventre au même moment.
- Maintenant, c’est à moi de te libérer, ajouta-t-elle.
Il s’effondra au sol et, la vision floue, peina à distinguer une masse disparaître sous la glace. Un craquement sonore accompagna sa chute dans la profondeur des flots.
- NON !
Il rampa jusqu’au trou avec une main sous le ventre et se pencha pour plonger son bras dans l’eau glaciale. Sa souffrance était telle qu’il n’était plus certain de rêver ; il était toutefois persuadé que Justine s’était noyée dans le lac. Il prit une grande inspiration et plongea. Il nagea de toutes ses forces vers le fond pour retrouver Justine, mais plus il s’enfonçait, moins ses muscles lui répondaient. Lors d'un instant, il crut effleurer une main tendue qu'il ne put attraper ; il lui manquait de l'air. Il remonta à la surface et frotta ses yeux rouges.
- Non, non, non... j'y étais presque !
Il y retourna et s'enfonça un peu plus. Seule l'obscurité l'accueillit dans sa lutte acharnée. Voyant qu’il n’avait plus aucune chance de la retrouver et que ses forces le quittaient, il tenta de regagner la surface, en vain. L'eau glaciale avait engourdi chaque membre de son corps. Il se laissa alors porter par le courant trop puissant pour lui.
La dernière chose qu’il entrevit entre les éclats de glace furent les points lumineux des ballons de montgolfière dans la nuit.
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