Epilogue
Une demeure en pierre, dont la toiture en ardoise et les volets bleus s'usaient avec le temps, s'étendait de toute sa largeur dans la nitescence d'un lever de soleil flamboyant. Située sur le flanc d'une colline dans les profondeurs de la campagne française, elle possédait deux tours facilement repérables depuis les villages aux alentours. La subtilité de son architecture dénotait un certain goût pour la distinction, notamment sa marquise finement modelée dans du fer forgé qui abritait le perron orné de rosiers grimpants. Elle possédait l'allure typique du domaine familial et aristocratique transmis sur plusieurs générations. Isolée de tout, elle abritait une vieille femme qui vivait seule. Chaque jour, elle sortait pour s'occuper de ses fleurs, prenait son déjeuner, puis s'asseyait sur une petite table de jardin pour écrire des pages de romans entiers. La nature recueillait ses pensées et introspections lorsqu'elle levait les yeux de son ouvrage pour réfléchir. Une plantation de tilleuls gonflés de couleurs vives cernait la demeure, se mêlant au paysage boisé qui s'éployait derrière la colline.
" Chers auditeurs, bonjour ! Vous êtes bien avec Radio Classique. ll est précisément sept heures du matin, et comme tous les vendredis matins, nous vous proposons notre émission littéraire Pages d'Or, avec une entrevue toute particulière... en effet, aujourd'hui, une terrible nouvelle nous a été annoncée... "
C'était un début de matinée paisible. Le chant des grillons s'amplifiait à mesure que la chaleur de l'été alourdissait l'atmosphère. Le jardin de la demeure, situé à l'ouest de la colline, était encore plongé dans l'ombre. C'était le temps idéal pour prendre un petit déjeuner avant que les températures n'augmentassent. Cependant, les volets restaient fermés, et le silence qui régnait au sein de la maison laissait présumer l'absence de la propriétaire.
" Augustine d'Esvernay, écrivain, ornithologue et exploratrice française, connue pour sa plume de conteuse qui a non seulement su bouleverser le monde de la littérature de jeunesse, mais qui a aussi su le renouveler avec son imagination débordante, est morte aujourd'hui. Quel choc... La France pleure cette grande romancière, pourtant vite oubliée du grand public, qui a marqué le cœur des littéraires amoureux des voyages dans lesquels elle les a transportés. "
Lorsque les rayons du soleil parvinrent à traverser les persiennes de la maison, les grandes pièces, qui étaient restées vides jusqu'à présent, reprirent vie. De nombreuses cages dorées s'entrechoquèrent les unes contre les autres, et des oiseaux de mille couleurs en jaillirent, transformant la froideur du lieu en un foyer en pleine effervescence.
" Afin d'honorer sa mémoire, nous vous repassons une interview exclusive de Pages d'Or avec elle, réalisée en 2003 après qu'elle ait gagné le Grand Prix de l'Imaginaire avec son roman La Vallée des Plumes."
Un petit poste de radio, qui s'était allumé automatiquement, intriguait les oiseaux qui se rassemblaient autour de la table de la cuisine. La voix d'une femme, claire et douce, retentit alors dans la lumière blanche du jour :
- Je suis prête. Posez-moi n'importe quelle question sur mon roman ; j'y répondrai avec plaisir.
- Madame d'Esvernay, La Vallée des Plumes est une véritable inspiration pour nos jeunes, que déduisez-vous de l'engouement autour de ce roman alors qu'il véhicule des idéaux opposés à ceux de notre siècle actuel ?
- Vous me posez là une très bonne question... Je pense que notre société tend à vouloir s'échapper d'une réalité qui ne lui convient pas, et à vouloir atteindre un idéal dont elle ignore la finalité. Personne ne sait vraiment où il va. Pour Justine, la vallée est un endroit où elle peut se retrouver avec elle-même, mais aussi avec les autres. Elle y découvre la béatitude. J'imagine que c'est ce que beaucoup de gens recherchent.
- La vallée serait donc un paradis où l'on peut trouver un bonheur parfait ?
- Bonheur parfait, je ne sais pas. Voyez... Philéas n'obtient pas ce qu'il désire le plus, Colin est sans cesse rattrapé par son passé, Constance abandonne ses amis, Louis perd sa femme... ça reste tout de même un monde qui les met à l'épreuve. Mais oui, il y a l'idée du jardin d’Éden. Sauf qu'il est rempli d'oiseaux.
- En parlant d'oiseaux, je pense qu'on a tous compris qu'ils possèdent une forte symbolique, comme la légèreté de l'être, le besoin de liberté, la loyauté... et bien plus encore. Y a-t-il une raison particulière qui vous a poussée à choisir cet animal ?
- Leur regard. Je n'ai jamais vu un regard plus doux que celui d'un oiseau.
- Je vois que votre maison en est remplie. Vous avez dit dans un article du Journal Littéraire que vous meniez une vie de solitaire entourée de vos compagnons à plumes. Des critiques ont rebondi là-dessus, vous qualifiant de femme de lettres ayant perdu la raison, confondant le monde réel avec le monde qu'elle s'est inventé. Cela vous a d'ailleurs valu le surnom "La dame aux oiseaux". Comment réagissez-vous à cela ?
- Je sais très bien faire la différence entre le roman que j'écris et mon quotidien.
- Pourtant, votre roman paraît autobiographique. Vous y apparaissez comme hôtesse de maison. Il paraît même que vous possédez une grande volière dans votre jardin. Certains lecteurs disent que vous avez réellement vécu ce que vous avez écrit.
- Je n'ai jamais dit que c'était faux. Ni que c'était vrai.
- La vallée pourrait vraiment exister ?
- Je suis une conteuse, monsieur. Ma vocation m'oblige à vous raconter des histoires, mais pas à vous assurer leur vraisemblance.
- Certaines théories disent que vous seriez une descendante d'Ondine et d'Eugène...
Augustine marqua un temps de pause, puis répondit en souriant :
- Vraiment ?
- Le livre que Justine aurait trouvé dans la bibliothèque serait en fait le carnet de dessins qu'Eugène aurait rapporté après avoir passé le portail.
- C'est joli.
- Nous sommes tous curieux de savoir comment se termine la vie de vos personnages. Que deviennent les oiseaux des ténèbres ? Louis arrive-t-il à surmonter son deuil ? Les Six vivent-ils en paix ?
- La mort d'Ariane est un choc pour tout le monde. Je crois qu'on ne passe jamais réellement à autre chose, lorsqu'on perd un proche. On a cette tristesse inscrite en nous, avec laquelle on apprend à vivre. Quant aux oiseaux des ténèbres, certains sont trop aveuglés par leur noirceur d'âme pour réussir à voir l'echezac. Ils sont hostiles à la Vérité, c'est pour ça qu'ils fuient la venue de leur roi. Pour ce qui est de l'avenir des Six, la fin de mon livre laisse présager une vie simple, belle et droite.
- En tout cas, vous réussissez bien à maintenir ce mystère qui plane autour de cette vallée. Si vous deviez choisir un personnage auquel vous vous apparenteriez le plus, lequel serait-ce ?
- Pas un, mais deux. Justine et Ondine. J'ai aimé creuser la dualité entre ces deux jeunes filles pleines d'aspirations mais dont le plus grand drame de la vie a été la solitude.
- Vous vous sentez seule ?
- Physiquement, non. Mais intérieurement, je dirais que oui. Je crois que, comme elles, lorsque je regarde au plus profond de moi-même, je vois les aspirations qui m'agitent, et ça me fait peur. J'ai un idéal de vie que je n'atteindrai jamais, car mon âme d'artiste a tendance a exagérer la réalité et la rendre plus complexe qu'elle ne l'est. Comme Ondine, je me sens parfois coupée de l'humanité depuis mes hautes montagnes enneigées.
- N'avez-vous jamais rencontré l'âme sœur ?
- Mon mari. Mais il ne demeure plus.
- Vous a-t-il apporté quelque chose dans votre vie, à la fois de romancière et de femme ?
- Il était un appui, et... un guide, répondit-elle, émue. Oui, un guide qui menait mon âme désireuse d'aller vers l'Essentiel.
- Et quel est-il, cet essentiel ?
- Dans le roman, il s'agit de l'echezac. Il est le coeur qui fait battre la vallée, il a toujours existé et existera toujours pour faire vivre son monde, et c'est vers lui que les hommes se tournent naturellement.
- Vous pourriez être plus précise ?
- Je regrette... le lecteur peut s'imaginer n'importe quoi d'autre à la place. Pour moi, la réponse est toute réfléchie dans mon coeur. A vous de trouver la vôtre.
La radio s'éteignit. Une douce brise s'éleva et parcourut la colline jusqu'à faire frémir les tilleuls qui faisaient de l'ombre à une volière dont les barreaux en or renfermaient un bel oiseau. Ses plumes brunes se hérissèrent. Il pencha la tête, puis disparut derrière une trappe à moitié ouverte.
Son bec était en forme de clef.
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