Fin

9 minutes de lecture

Pour les noces, elle enfila une humble robe blanche, sans ruban ni soie ni broderie, ses petits souliers en bois et, comme seule coquetterie, quelques chrysanthèmes dans les cheveux. Elle se rendit ensuite au temple, avec son père, sa mère et son frère, comme on se rend à un enterrement. Sur sa route, le peuple s’était massé, partagé entre tristesse et soulagement. Quelques « Vive la princesse ! » fusaient timidement au milieu du silence de mort qui pesait en cette belle matinée de printemps.

Au loin, l’attroupement de chevaliers, têtes basses pour une moitié, bravaches pour l’autre, signalaient le lieu de l’évènement.

« Des bêtes, songea Marita en dévisageant tous ces paons, ils s’enorgueillissent d’avoir bien tué, bien pillé, bien réduit en charpie. »

Les Iponiens mirent du temps à comprendre que ce groupe de péons constituait en fait la famille royale. Les rires s’ajoutèrent au mépris. Pour consacrer l’humiliation des vaincus, les trompettes des vainqueurs retentirent. Dans un défilé comme la capitale n’en avait jamais connu, un cortège de cavaliers en lourde armure de plaque s’avança, précédé par Domitien sur son majestueux destrier blanc. Il était d’une beauté glaciale, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleu clair et son visage sans expression. Il arborait en su une tunique bleu bardée de médailles couplé d’une cape pourpre flottant au gré du vent.

La princesse vivait un bien triste conte de fée en contemplant son prince si peu charmant. Lorsque celui-ci parvint à son niveau, il descendit de cheval, salua respectueusement les parents de sa promise, puis lui baisa la main.

— Ma chère, je suis honoré de vous trouver si rayonnante.

La noblesse d’Iponia redoubla de moqueries. La cérémonie se déroula sans accroc ni enthousiasme. Une moitié de l’assemblée maugréait tandis que l’autres se gaussait. Mêmes la famille du marié peinait à contenir ses ricanements. Ainsi donc se comportait la dynastie d’Iponia : soit elle massacrait sur le champ de bataille, soit elle pouffait devant les vaincus.

Marita s’empourprait minutes après minutes, au même rythme que ses parents. Et il ne s’agissait là ni d’amour, ni de fierté. Au milieu de tout ce marasme, seul Domitien demeurait de marbre, récitant les paroles du sacrement, tel un automate. La demoiselle, elle, les prononçait la larme à l’œil. Dans un ultime geste de rabaissement, son fiancé lui tendit mouchoir. Elle ne s’en saisit pas. Puis, l’archiprêtre scella leurs mains dans un ruban, et proclama leur union. Un roi et une reine pleuraient, les autres applaudissaient à s’en briser les mains, le sourire aux lèvres.

Le banquet, pourtant le plus fastueux qu’elle eut jamais connu, laissa un goût de cendre dans la bouche de Marita. Il s’avéra néanmoins moins amer que l’office. Elle parla peu, pleura beaucoup. De temps à autre, elle faisait mine de sourire à l’assemblée. En fin de repas, toute la prétendue noblesse d’Iponia se pressa pour enfoncer le clou de son déshonneur. On lui offrit des draps aux couleurs de leur nation, on lui offrit des bijoux pris sur le corps des vaincus, on lui offrit même une épée encore tachée de sang. En réponse à tous ces présents, elle ne rendait qu’un visage affable qui, malgré ses efforts, ne dégageait aucune sincérité. Son rôle lui allait de plus en plus mal. Un instant, elle failli complétement l’abandonner lorsque l’ainé de son époux se présenta à elle :

— Je n’avais jamais vu demoiselle autant geindre au moment de devenir dame. Je ne sais quoi de l’amour ou de la perspective d’enfin quitter la roture pour embrasser la noblesse vous a le plus ému.

— Merci, mon frère, l’interrompit Domitien. Vos compliments nous vont droit au cœur mais ils ont suffisamment palpité pour aujourd’hui. Inutile de les exciter davantage.

La voix froide de son mari calma d’un seul coup Marita. Les apparences seraient sauves pour ce jour. Le plus dur de tous, espérait-elle. Mais il allait bientôt s’achever. Aux derniers rayons du soleil, on les conduisit dans la chambre nuptiale. Elle avait redouté cet instant mais s’y était préparé : Quoi qu’il arrive, il ne la toucherait pas. Elle se l’était promis et le serment avait fuité jusqu’au peuple. Celui-ci savait que jamais le sang d’Iponia ne régnerait. En cette nuit de noce, elle n’en doutait pas, chaque sujet du pays communiait avec elle et la soutenait, du plus humble fermier au plus preux chevalier. La porte fermée, sur ses gardes, elle se tint face au bourreau de ses jours à venir.

Il semblait différent. Était-ce la pénombre de la pièce éclairée par une unique bougie ? La fraicheur du soir qui s’insinuait à travers les murs ? L’odeur de l’encens qu’on avait déposé ici ? Ses traits si raides semblaient finalement tirés, comme s’il était fatigué. Elle sentait poindre en lui du relâchement, son dos si droit se courbait légèrement et ses gestes si millimétrés se permettaient quelques écarts, comme une main sur le front, un coude contre le mur, un index sur le haut du nez.

— Mes excuses, ma chère, mais la journée a été fort éprouvante… Je tiens tout d’abord à m’excuser pour le comportement des miens… J’espère qu’ils ne vous ont pas trop incommodée. Ne leur en tenez pas rigueur, leurs mauvaises manières m’étaient destinées en premier lieu.

Marita ne comprit pas bien.

— Enfin, le plus dur est passé… J’ai bon espoir qu’ils s’en aillent demain dès l’aube. Nous pourrons dès lors nous ignorer sereinement.

La curiosité prit le pas sur la méfiance. Elle osa :

— Vous ne vous entendez pas bien avec votre famille ?

— C’est peu de le dire…

Elle sentit qu’il avait plus à raconter. Une étrange pudeur le retenait. Et pas seulement dans le langage. Domitien se révélait encore plus gêné qu’elle. Il n’avait pas même défait le col qui, l’inconfortait tant. Il se contait de le desserrer de temps à autre en passant un doigt à l’intérieur. Elle ne s’attendait pas à cela venant d’un barbare d’Iponia.

— Vous savez… Vous pouvez bien enlever un bouton si cela vous gêne.

— Je vous remercie. Je vous le promets, je n’enlèverai que celui-ci, poursuit-il en s’exécutant.

Une curiosité naquit en la jeune dame. Le complet décalage entre ses attentes et la réalité la troublait.

— Que vous vaut les griefs des vôtres ?

La question surprit Domitien. Il s’attendait à ce que cette jeune femme la haïsse, pire, qu’elle se réjouisse de ses peines. Au mieux, espérait-il susciter le désintérêt. Il conserva une certaine méfiance.

— Une famille de guerriers s’attriste toujours lorsqu’un de ses membres préfère la vie à la mort…

— Comment ça ?

Sa propre spontanéité la surprit. Comment pouvait… non, comment osait-elle s’enquérir de l’ennemi ? D’un de ceux qui avait pourfendu les siens. Mais justement, d’ennemi, il perdait, mot après mot, chacun des attributs. L’intérêt manifeste de son épouse poussa le prince à baisser sa garde.

— Je ne me suis jamais senti à l’aise au combat. Non pas par manque de talent, mais par manque d’allant… Et encore, que mon frère ou mon père me méprise, c’est une chose qui remonte à tellement loin que j’ai fini par m’y habituer…

Ses yeux commençaient à rougir… Il retenait ses larmes. Une main vint se poser sur son épaule. Par ce geste et sans prononcer une phrase, Marita poussa son mari à se confier. Les âmes en détresse l’avaient toujours encore plus meurtrie que les corps.

— Pendant la guerre… Je m’y suis opposé de toutes mes forces, mais qui écoute le lâche du lignage ? Je vous assure n’avoir pris aucune part au carnage… Sous les railleries de ma mère, j’ai préféré m’occuper des blessés. « C’est indigne même d’une pucelle » m’a-t-elle jeté au visage, avant de me tourner le dos à jamais. J’avais beau être sorti de son ventre, je ne méritais pas une caresse, pas un regard, pas même un soufflet en fait. J’étais une sorte de bête ignoble qu’on nourrit par obligation mais qu’on déteste au plus profond de soi et dont on préfère nier l’existence. Je ne mangeais même plus à la table familiale. Si cela n’avait pas entaché leur réputation, j’aurais logé au chenil.

Marita voulu l’enlacer, mais elle sentit que tout n’était pas sorti. Tant de vulnérabilité l’attendrissait, et à mesure qu’elle se prenait à l’écouter, lui se prenait à parler, à parler avec la même confiance que lorsqu’on se confie aux dieux.

— Mais le pire… Le pire me fut infligé au dernier jour de la guerre. Je me retrouvais à soigner un homme au ventre déchiré. Il n’en avait plus pour longtemps, mais je m’échinais à amoindrir sa douleur… Pourtant… lorsque le moment d’expirer survint, il me cracha au visage et m’asséna ceci : « Va en enfer Domitien, tu n’es qu’un pleutre ! Je me réjouis que mes fils n’aient jamais à ployer le genou face à toi. » Lorsque, choqué, je me relevais, je contemplais l’assemblée des blessés. Je vis dans leurs yeux… Tous pensaient exactement pareil. Ils me détestaient et révéraient mon frère, celui-là même qui les avaient menés là où ils se trouvaient. Pour eux… Pour tout le monde sauf moi visiblement, la gloire et la victoire valaient plus que la vie…

Un souffle de soulagement quitta les lèvres du prince à ces dernières paroles. La princesse, émue aux larmes, éprouva alors un si grand respect pour son mari qu’elle se prit à vouloir l’embrasser. Ce rêve d’un instant percuta si fort tout ce à quoi elle s’était préparé qu’elle vacilla. Domitien la rattrapa aussitôt. Dans un soupir empreint de tristesse, il ajouta :

— Et voilà que je me retrouve ici avec vous. « Le prince des hospices avec la princesse des vilains », comme mon frère s’amusait à le crier sur tous les toits. Lorsqu’il apprit qu’en plus, de haine, vous vous refuseriez à moi, il faillit s’en étouffer de rire. « Le roi des puceaux » renchérit-il, goguenard, lorsque j’annonçai que je respecterai ce choix.

À ces mots, Marita l’enserra tout contre son cœur qui jamais n’avait tant battu. Elle contempla son mari : ses yeux de glace avaient fondu, de l’eau s’en écoulait. Soudain, elle réalisa… Elle réalisa que le destin qui l’attendait était encore pire que ce qu’elle redoutait… Au lieu de faire semblant d’apprécier quelqu’un qu’elle détesterait, elle ferait semblant d’apprécier quelqu’un qu’elle aimerait. Elle pleura aussi. Elle l’avait promis au peuple, jamais un enfant d’Iponia ne régnerait en Alandor, jamais elle n’aimerait l’ennemi de son pays, et à jamais elle resterait sa dévouée princesse.

Domitien le savait. Changer d’avis aurait provoqué un soulèvement. Un simple baiser en public eut révolté l’assemblée, la moindre rumeur d’un amour sincère aurait provoqué une nouvelle guerre, de nouveaux massacres, de nouvelles exactions. Elle et lui payeraient jusque dans leur passion le prix de la paix. En larmes, leurs fronts collés l’un à l’autre, les ruisseaux qui s’écoulaient de leurs joues réunis au menton, ils se donnaient l’un à l’autre par leur silence et le croisement de leur main. Ils s’accordèrent, à cette occasion, l’unique baiser de leur vie. Le plus beau et voluptueux à n’avoir jamais été donné. Ils en savourèrent chaque instant tandis que la tendresse de leur geste effaçait les derniers doutes de leurs âmes.

Il se raconte que seule l’aube sépara les deux amoureux et que, au moment de se quitter, Marita prit le visage de Domitien dans ses mains pour lui déclarer :

— Nous ne dormirons jamais ensemble, nous ne toucherons pas davantage et ne nous parlerons qu’en de rares occasions. Cependant, je vous aime… Le plus sincèrement, le plus follement, le plus intensément du monde. N’en doutez jamais et, lorsque nous nous croiserons, ne croyez qu’aux compliment que je ne vous fais pas mais croyez à chacun d’entre eux, car je n’en omettrai jamais aucun !

Depuis, Marita et Domitien partagent le même toit mais pas la même vie. Les princes de marbre ne s’approchent pas mais, les rares fois où ils échangent quelques mots, sans que nul ne sache pourquoi, un feu ardent embrase leur cœur et un sourire naît au coin de leurs lèvres.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0