1 - Genèse d'un Mythe
C’est dans le comté de Montbrumeux, au soir de la Saint-Sylvestre de l’an de grâce neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf, que débute notre histoire. Si aucun livre, aucune archive ne relate la moindre ligne à propos du comté, les reproches sont à adresser à ceux qui écrivent l’Histoire. Ils se sont acharnés à faire disparaître des mémoires la gloire de ce lieu trop avant-gardiste.
À l’époque, le comte Berthaud et son épouse, la comtesse Othalie, dirigeaient de concert la place forte. Ensemble, ils gouvernaient. Ensemble, ils prenaient les décisions. Ensemble, ils affrontaient l’ennemi à la guerre – Berthaud avait armé chevaleresse son épouse. Et c’est toujours Ensemble qu’ils élevèrent leur fille Opale dont votre serviteur va vous conter la naissance.
Montbrumeux, dont la vaste citadelle trônait sur le mont éponyme, dominait ce plat pays de nombreuses lieues à la ronde. Les côtes escarpées menant à la place forte, interdisaient l’approche de tout engin de siège. Seule la route principale rendait l’accès possible à la cavalerie et encore, en file indienne. À contrario, ses habitants jouissaient d’une position dominante, leur permettant de lancer leurs projectiles d’artillerie tout à leur aise.
Il me faut désormais vous narrer une bribe du contexte politique : le comté de Montbrumeux s’était déclaré souverain, n’acceptant le joug ni du Royaume de France, ni celui du Saint Empire Romain-Germanique. Après avoir repoussé les germains, il dut affronter son voisin Vermandois. Une fois que le domaine aurait montré sa robustesse face à ses deux adversaires, il serait tranquille pour longtemps. Sa position frontalière lui permettrait de mettre en concurrence les deux mastodontes : si l’un s’affaiblissait pour l’attaquer, l’autre pourrait le frapper le premier tout à son aise.
En ce temps-là, la coutume voulait que l’on respectât la trêve hivernale. Le parti opposé, conduit par Herbert III, y vit une opportunité. Il avait fait fi de la tradition, avait amassé une grande armée et installé un blocus.
La situation durait désormais depuis plusieurs semaines, le temps qu’Herbert rassemble la totalité de ses troupes. Tout en les regardant mourir de froid à l’extérieur, les habitants de la citadelle se préparaient à recevoir leurs visiteurs avec les honneurs.
Au matin de la Saint-Sylvestre Herbert fit dresser les étendards et partir à l’assaut. Laissant sa cavalerie en arrière, il envoya en avant-poste son infanterie munie d’échelles et de béliers. Les hommes aux épaules meurtries par leur charge, se massaient dans le moindre sentier accessible.
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À l’intérieur, la résistance s’était parfaitement organisée. Les hommes d’armes se massaient aux créneaux, arc à la main et faisait pleuvoir sur les assaillants une pluie de flèche réapprovisionnée périodiquement par de jeunes enfants à la jambe leste. Les archers cherchaient à ne pas gaspiller leurs munitions et tiraient uniquement à bon escient.
Les paysans du domaine, réfugiés dans les murs contribuaient à la défense des lieux. Ainsi, hommes femmes et enfants chargeaient les balistes abritées par les tours et cachés par les meurtrières.
Il était agréable de voir les nonnes du couvent, tunique de laine noire et voile blanc sur la tête, manœuvrer les pierrières situées un peu partout sur les murailles. Elles chargeaient l’objet avec une pelle puis à quatre ou cinq selon le contenu, elles montaient par une échelle pour faire contrepoids, attrapaient la corde et se laissaient redescendre. Malgré la fatigue qui s’installait au cours de la journée, elles riaient comme des gamins sur un carrousel.
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Malgré la difficulté de la tâche, l’armée Vermandoise progressait. La marée humaine avançait, inexorable, pas après pas, abandonnant sur son passage de nombreux morts et blessés. Vers midi, après de vaillants efforts, les assaillants parvinrent aux pieds des murailles. Des échelles se dressèrent et furent repoussées, des béliers frappèrent les vantaux mais leurs porteurs reçurent un bon accueil de la part des sœurs, et peu survécurent. La persévérance de l’armée d’Herbert paya finalement et des grimpeurs atteignirent le haut des remparts. Les premiers furent aisément renvoyés de là où ils venaient, mais bien vite des combats plus difficiles s’engagèrent sur le chemin de ronde et en bas, les portes cédèrent.
Une déferlante d’envahisseurs souffla à l’intérieur des murs, aussitôt repoussée par les défenseurs. La marée montante venait se fracasser sur le marbre de la défense montbrumeuse puis se retirait, laissant à chaque reflux une écume de cadavres.
Subitement, le front des assiégés recula, offrant une place béante à qui voudrait s’y engager. Les attaquants s’y engouffrèrent et se trouvèrent face à la cavalerie menée par le comte Berthaud et Dame Othalie avec son ventre rond. Ni l’un ni l’autre n’aurait cédé sa place au combat. Berthaud avait bien essayé de dissuader sa Dame enceinte jusqu’aux yeux. « Qui verra naître notre enfant si nous tombons ? » avait-elle argumenté. Irréfutable. Elle était sortie, masse d’armes à la main et avait entamé les réjouissances. Son mari n’était pas en reste et y allait de bon cœur. Il était bon de les voir tous deux à l’œuvre, frappant l’ennemi glorieusement. L’infanterie du comte Herbert rétrécit alors comme peau de chagrin. Il dépécha sa cavalerie en renfort.
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Pendant ce temps, à l’intérieur du fort, les préparatifs de la naissance à venir s’activaient. Les sœurs du couvent restées libres, travaillaient avec les dames de service afin d’aménager la place.
Dame Othalie avait demandé à accoucher au pied du trône, au plus près du pouvoir. Ainsi, certaines des femmes avaient pris un lit confortable dans une chambre d’un étage supérieur et souffraient à le déplacer jusqu’à sa destination, d’autres avaient fait chauffer de l’eau dans de grandes barriques, d’autres encore s’occupaient du matériel nécessaire à l’accouchement : linges, bassines de différentes tailles… Elles avaient également allumé un grand feu dans la cheminée afin que l’enfant n’ait pas froid. Tout serait prêt le moment venu.
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Quand le soleil décida de se coucher, la future accouchée se sentit accablée de fatigue. Sa jambe avait reçu une mauvaise blessure et l’enfant en elle s’impatientait, demandant à sa mère la permission de montrer le bout de son nez. Le comte Berthaud de Montbrumeux poussa son cheval jusqu’à son épouse faiblissante. À peine eut-elle encore écrasé deux ou trois crânes adverses, qu’elle se vit défaillir. Berthaud l’attrapa au vol et l’installa en croupe derrière lui.
Il piqua vers la forteresse à vive allure. Avant de franchir les immenses portes, il se retourna vers le champ de bataille. La partie est pratiquement gagnée, ils n’ont plus besoin de nous. Il est temps de s’occuper de notre enfant. Sans prendre la peine de descendre de cheval, il pénétra dans le château jusqu’à la salle du trône. Les femmes se précipitèrent vers leur Dame, la prirent dans leurs bras et la déposèrent le lit.
Son épouse installée, Berthaud mit pied à terre, renvoyant son cheval à un palefrenier, pendant que servantes et nonnes s’affairaient autour d’Othalie.
L’astrologue et le prêtre apparurent alors. Le premier étendit les mains au-dessus de sa suzeraine et ferma les yeux. Tout à coup ses bras furent pris par un tremblement incontrôlable.
— Cet enfant, s’il termine le millénaire sera la cause de grandes catastrophes !
Le prêtre après avoir fait maints signes de croix brandissait démonstrativement sa bible :
— L’antéchrist ! Un enfant né au dernier jour du millénaire ne peut être que l’envoyé du Diable !
Dame Othalie fut effrayée par ces allégations. Mais la jeune sœur Lucile se saisit d’un balai et avisa les deux hommes :
— Taisez-vous, sots que vous êtes ! Inutiles ! Bons à rien ! C’est un enfant du Bon Dieu à l’âme pure qui viendra cette nuit bénir notre nouveau millénaire.
Elle était tant en colère contre eux que ses yeux sortaient presque de leur orbite. Elle agita son ustensile et les chassa à grands coups de manche.
— Arrière Satan ! leur criait-elle.
Comme pour donner raison aux deux oiseaux de malheur, de lourds nuages s’amassèrent autour de la forteresse. Le vent se leva, l’eau et l’électricité s’accumulèrent prêts à déchaîner leur colère. De mémoire d’homme, un tel temps ne s’était jamais produit en plein hiver.
Othalie, incommodée par sa jambe cassée, entra dans les douleurs. Au même moment, de l’extérieur, on entendit un grand fracas. L’orage donnait libre cours à sa fureur mêlant la grêle à la pluie et au vent, une musique rythmée par le tonnerre déchaîné éclatait aux oreilles des témoins de ce tumulte.
Les combattants s’étaient figés, écrasés par les éléments en furie. Les éclairs frappaient le résidu d’ennemis Vermandois résistant encore dans la forteresse. Les malheureux se retirèrent en désordre, fuyant les puissances célestes. Les défenseurs les poursuivirent sans relâche. Si leur chef survécut, il ne le dut qu’à une poignée de braves.
*
Le Comte Berthaud faisait les cent pas autour de la couche de sa femme. Othalie s’égosillait des souffrances de l’enfantement, et lui ne pouvait rien faire, impuissant. Pendant ce temps, les femmes du château faisaient leur office.
Il se rongeait le poing. Des linges rougissaient du sang de la comtesse. Des bassines, emplies d’un liquide sombre, allaient et venaient. Othalie hurlait son supplice. On entendit alors, sans que personne ne soit là pour tirer la corde, le bourdon du couvent résonner au milieu du tumulte. Dong ! Dong ! Dong ! Le roulement orageux ne couvrait pas son bruit. Le tonnerre redoubla, mais Dong ! Dong ! Dong ! La puissance de la cloche s’amplifia également. Dong ! Dong ! Dong ! Dong ! Dong ! Dong !
Au douzième coup, une petite tête sortit d’entre les jambes épuisées de sa maman. La petite tête d’une belle enfant coiffée de blond et à la bouille sympathique. Othalie s’évanouit, la tempête s’arrêta net.
« Une petite fille ! », assurèrent les femmes. Le visage du père rosit de plaisir.
Le devin et le curé, comprenant que quelque chose se produisait, firent une nouvelle apparition. Voyant le visage de Berthaud si heureux, ils pensèrent tout bêtement qu’il s’agissait d’un garçon.
— Votre fils, monseigneur, commença le devin, aura un bien grand destin.
— Ce petit gars présente un caractère Divin, continua le prêtre.
Berthaud chassa les deux incapables à grands coups de pieds dans leurs séants.
Les femmes avaient immédiatement mis la petite à téter, la mère encore évanouie. Dès qu’elle fut rassasiée elles la présentèrent au père, hâtivement emmaillotée dans des linges.
— Tes joues d’un rose opalin me remplissent de joie. Tu prendras le nom d’Opale. Quand tu seras grande on prononcera ton nom avec respect : Comtesse Opale de Montbrumeux.
De ses gencives toutes lisses, elle tétouilla le nez ainsi présenté ; Bethaud rit, tout heureux.
— Je crois que toi et moi, on va bien s’entendre pour les blagues.
Les femmes reprirent l’enfant la vêtir.
Tout à la joie d’embrasser sa fille nouvelle née, le comte n’avait pas fait attention à la mère. La voyant livide, son rire se coinça dans sa gorge.
— Otha ! Otha ! Otha ! hurla-t-il en courant à elle.
Othalie ne répondait pas, ne bougeait pas.
Sœur Lucile s’interposa :
— Sire, je vous prie, elle est très faible, n’y allez pas trop fort, vous risquez de l’étouffer.
Comprenant par là que sa femme vivait, il se calma.
— Prenez sa main si vous le souhaitez, mon bon Sire. Elle sentira votre présence.
Baissant son regard vers elle, il prit sa douce main tendrement dans la sienne et vit faiblement sa poitrine descendre et monter.
— On peut faire quelque chose ? N’est-ce pas ?
Les femmes autour de leur comtesse l’examinaient. Elle avait perdu beaucoup de sang, mais les écoulements s’étaient stoppés.
— Nous allons faire tout notre possible. Cette nuit sera longue, Monsieur le comte.
Berthaud resta toute la nuit au chevet de sa moitié tant aimée. Afin de se donner une contenance, il aidait comme il pouvait les dames du château, tenant un linge ou en allant chercher de l’eau propre selon les besoins. Les dames massaient les pieds, les bras et le corps de la comtesse afin de stimuler ses sangs.
Au matin, les joues d’Othalie reprirent des couleurs. Elle ouvrit les yeux.
— Berthaud ?
Elle leva les yeux vers celui qui lui tenait la main.
— Notre enfant ?
— Elle se prénomme Opale. La voici dans son berceau, juste à côté de toi.
— Elle. Quelle joie ! C’est un joli prénom que tu lui as choisi.
Celle qui plus tard serait une grande Dame se réveilla en pleurant. Son père la souleva doucement et la tendit à son épouse qui la prit dans son giron, l’entourant de son amour maternel.
— Bonjour, petite Opale, bienvenue dans ce grand monde. Puisses-tu y trouver ta place.
En cet instant, Berthaud, les deux femmes de sa vie près de lui, devint le plus heureux des hommes
Quant à Opale, elle put avoir son repas.
Ainsi, à sa naissance, Opale de Montbrumeux ne déclencha aucune catastrophe : l’envahisseur était repoussé pour longtemps, sa mère survécu — même s’il lui fallut du temps pour soigner sa jambe — et ses parents avaient désormais une héritière. Afin de fêter tout cela dignement, Othalie et Berthaud firent venir des trouvères afin d’amuser tout le monde et déclarèrent un mois entier de liesse.
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