1 - 10 - La mer
Du temps avait passé, l’hiver approchait. En descendant vers le sud, la manière de parler des gens avaient changé, les voix s’étaient faites chantantes. Cette modification s’était faite petit à petit, et nos voyageuses s’étaient habituées au changement de langue. Le vert des arbres et de la flore s’avérait plus foncé. Malgré la fin de l’automne, résidait encore cette végétation rase, la garrigue.
Elles avaient plus ou moins évolué dans la vallée du Rhône, allant de châteaux en villages ou en ville, selon l’inspiration du moment. Sur l’insistance de la comtesse, dans de nombreuses familles visitées elles s’étaient donné la peine de régler différents problèmes.
Parfois, Ellanore faisait des conquêtes, femmes ou hommes. Surtout dans les châteaux. Il faut croire qu’elle préférait ces gens de la noblesse, vivant dans le confort et avec une meilleure hygiène.
D’autre fois, elle se cloîtrait dans la chambre qui lui était offerte et sortait son instrument pour composer musiques et paroles. Elle comprit que pour extraire l’essence de sa vie elle devait laisser ses doigts imaginer les musiques bloquées autrefois au fond de son âme. Les notes enfin prenaient leur liberté, les mots venaient les soutenir. Selon ses envies, les chansons d’Ellanore prenaient le chemin de l’humour, de l’amour, de la nostalgie ou de la soif de nouveauté.
Tout au long de leurs rencontres, Ellanore accumulait également des chansons issues des traditions locales. Un véritable trésor qu’elle pourrait rejouer ailleurs, étonnant le public.
Opale, toujours rongée par l’omniprésence de Nylwæne s’absentait parfois en début de soirée pour la rejoindre alors que sa compagne de voyage, devenue son amie, dormait ou découchait. Elle ne pouvait échapper à l’appel de la Naïade, à chaque nuit. Lorsque les circonstances le permettaient, la comtesse répondait à l’appel avec empressement. Les autres nuits la fille de l’eau l’atteignait par les rêves.
Opale ne la supportait pas. Dès que la belle l’avait possédée, ses moqueries à son égard fusaient. Orwæle bien sûr n’était pas la dernière à se gausser et toutes deux la harcelaient de leurs actes, de leurs mots, mais aussi de leurs pensées.
Si elle voyageait encore plus loin, parviendrait-elle à se libérer ? Elle n’allait tout de même pas rester toute sa vie prisonnière de ces deux garces. Elle trouverait un moyen, et ce jour-là, elle leur montrerait de quel bois elle se chauffe.
En attendant, nos deux héroïnes marchaient. Opale s’était à peu près adaptée au pas d’Ellanore qui faisait un peu plus d’efforts pour l’attendre. Ce jour-là, le vent venait du sud. Une odeur étrange parvenait à leurs narines, imprégnaient leurs lèvres, s’insinuait dans leur bouche. Comme une odeur de sel, mélangée à d’autres parfums indéfinissables.
À la fin de la journée leur parvint un bruit semblable à des chuchotements incessants sortis de milliers de bouches à la fois. Devant elles, s’étendait un monticule de sable qui leur masquait l’origine de ce son.
Ellanore déjà parvenue en haut de cette petite dune s’arrêta interdite.
— J’ai jamais vu autant de flotte !
Opale la rejoint et son expression eut la même apparence d’hébétude.
— Mes parents m’ont parlé de ça, mais je n’aurais jamais pu l’imaginer ainsi. C’est la mer.
— Quelle immensité. Tu crois que ça s’arrête quelque part ?
— De l’autre côté, il y a des terres, j’ai vu des cartes. Mes parents y ont voyagé en bateau.
— C’est fascinant… Tu crois qu’on pourrait aller voir ce qu’il y a de l’autre côté ?
— Il faudrait trouver une embarcation.
Inspirée l’artiste déballa son instrument et s’accorda avec les vagues pour un concert improvisé. Opale se laissa bercer par la musique.
L’heure avançait et le soir tombait. Opale s’inquiéta :
— Faudrait peut-être qu’on fasse du feu, je commence à avoir froid. Avec ce vent !
Ellanore posa son instrument.
— On va se mettre à l’abri.
Elles se replièrent derrière la dune. Quelques arbres leur avaient abandonné des branches qu’elles disposèrent au sol où elles firent grandir une flambée salvatrice à la lumière de laquelle elles tirèrent un repas de leurs sacs.
— J’ai l’impression d’être arrivée au bout du monde, confia Opale. Comme si notre chemin s’arrêtait au bord de l’eau.
— Il y a aussi cette impression d’infini, c’est déroutant.
— Je regarde comme ça tout ce qu’on a parcouru ensemble, ou avant notre rencontre. Il y a une constante qui me travaille jusqu’au plus profond de ma chair.
— Dis voir ?
— Partout ou on a été, la plupart du temps, c’est des femmes qu’on a aidées. Oh bien sûr pas toujours, il y avait parfois des familles entières ou même des hommes seuls. Mais les femmes, dès qu’elles ont pas de mari elles souffrent de pauvreté, à quelques exceptions près. Et parfois ce sont les maris qui posent problème : violence, méchanceté…
— T’as raison…
— C’est injuste. Quand je serai rentré chez moi, je sens qu’il va falloir faire quelque chose.
— Mais quoi ?
— J’en sais rien. Je me dis que déjà, si on se serrait les coudes ça pourrait aider. Faut trouver comment. T’en penses quoi toi ?
— J’sais pas je suis pas comtesse, je me contente de vivre c’est déjà bien.
— Et toute cette injustice, ça te remue pas ?
— Je suppose que oui, mais qu’est-ce que je peux y faire ?
— On a fait de nombreuses de choses toutes les deux. Mais imagine qu’on soit plus nombreuses.
— Bah tu as peut-être raison. Mais là, il est tard, je suis fatiguée. Dormons.
Ellanore s’enroula dans sa couverture.
— Ella. Attends. On fait quoi maintenant ?
— Je sais pas, on cherchera une ville ou un village. Mais demain. Maintenant j’ai sommeil.
Sur ce, elle se coucha. Opale resta encore un moment à se torturer l’esprit, puis s’endormit à son tour. À son grand étonnement, Nylwæne ne vint pas la chercher depuis la mer, elle se contenta de la poursuivre dans ses rêves. Un moindre mal.
*
Le jour suivant, Ellanore et Opale reprirent leurs pérégrinations. Passant dans un hameau, elles apprirent qu’une ville avec un port important se trouvait à quelques jours de marche vers l’Est. Marsilha.
— Si ça se trouve, confia Opale à son amie, si on passe de l’autre côté de la mer, les Naïades ne m’ennuieront plus.
— Les Naïades sont des Nymphes des eaux douces si j’en crois la mythologie. Ta supposition peut s’avérer.
La curiosité, la théorie d’Opale concernant ses persécutrices, l’envie d’Ellanore de découvrir de nouveaux paysages, tout les poussa à reprendre leur voyage vers l’Est afin de trouver un bateau assez grand qui pourrait les emmener loin. Au bout de quelques jours, de grandes murailles se dressèrent devant elles.
— Je crois que nous sommes arrivées.
Les remparts passés, l’intérieur de la ville présumé les étonna. Il n’y avait que peu d’habitations, regroupées par paquets, malgré l’étendue de la surface. Autour des habitations, des champs, fait rare à l’intérieur de fortifications. Avec moult gestes, un passant leur indiqua le port. Seule partie de la ville très active. « Et vous pourrez admirer notrœ bellœ cathédralœ sur la droite, Oh ! Bonnœ mèrœ ». Se défaire de ce brave homme à la langue bien pendue demanda une certaine patience doublée de tact dont la comtesse n’était pas exempte, mais qui demanda un certain contrôle d’elle-même à la trouvère.
À l’image de la ville, le port était immense, mais peu de bateaux y mouillaient. Sa forme était pour le moins déconcertante, comme une bouteille découpée à l’intérieur des terres. La plupart des esquifs étaient de petite taille, de petits voiliers, appartenant à des pêcheurs comme dans d’autres villages traversés ces derniers jours, mais l’un d’entre eux attira leur attention : trois fois plus long que les autres, un ventre bien rond et, planté en son milieu, un grand mât tenait lieu de support à une grande voile carrée. Sur son côté, on pouvait lire « Le prospère ». De nombreux hommes, certains vêtus de leur chemise, d’autres avec des braies, entraient et sortaient, transportant, dans les deux sens de nombreuses caisses.
Ellanore se tourna vers son amie :
— Il faut qu’on monte dans celui-ci, s’il transporte tant de marchandises, il doit se rendre loin.
— Allons voir s’ils ont besoin de bras.
Sur le quai, un homme, parchemin à la main, comptait ce qui entrait et sortait, donnant parfois des ordres. L’étoffe de son habit et les motifs brodés indiquaient une place probablement importante sur le bateau. Son visage fatigué et ses cheveux gris signalaient un âge avancé.
— Oh ! Pas celui-ci, couillon’, il est pas ven’du. Éh toi ! Magne-toi le popoting on’ va pas dormir ici héng ?
Il s’interrompit quelques instants. Ellanore en profita.
— Vous avez besoin de main d’œuvre ?
— Si on’ veut partirœ deméng, ça ne sera pas de trop. Vous serez payées selon’ ce que vous aurez tran’sporté. Je suis le secon’d de ce navirœ, c’est moi qui comman’dœ le débarqueman’.
Il prit leur nom, nota leur arrivée, leur dit de suivre les autres, il n’y avait rien de compliqué. Elles devaient donc descendre dans la cale, devant emprunter un étroit escalier, charger un sac qu’on leur indiquait et aller le ranger dans un entrepôt. Somme toutes, rien de compliqué. Ellanore était musclée et Opale avait renforcé sa condition physique par ses travaux dans les champs ainsi que par leur simple voyage. Cependant la fatigue musculaire se fit vite sentir. Mais pas question d’abandonner ! Elles abattirent un bon travail durant le reste de la journée.
Elles comprirent que ceux qui portaient des braies, tenue plus appropriée pour monter dans les cordages, étaient des marins. Les autres étaient des gens du coin, profitant des grands navires comme celui-ci pour effectuer de menus travaux.
Le second du bateau, les paya et l’ensemble des travailleurs se dirigea vers la taverne. Elles suivirent le mouvement de foule. À l’intérieur, une table était occupée par quatre hommes richement vêtu qui riaient très fort et manipulaient de grosses pièces d’or. Celui qui les avait embauchées alla s’asseoir seul. C’était le moment de lui demander s’il pouvait prendre du monde pour le voyage.
— S’il vous plaît ? demanda Opale.
Il leva ses yeux fatigués vers qui l’appelait, l’air ennuyé.
— Que voulez-vous, héng ? Vous avez fait un bon’ travaillœ, vous avez reçu votrœ payœ.
— Est-ce que vous cherchez du monde pour la traversée ?
— Mmm… c’est que… les moussœs ont démissionné mé…
— Mais ?
— Mé vous êteus des femmœs, et le capitaine ne verrait pas d’ém bon œillœ votrœ présen’ce sur le bateau. Les femmes portent malheurœ dit-on’.
Il désigna la table du marchandage.
— Nous on veut aller de l’autre côté de la mer. Le seul moyen c’est votre rafiot, indiqua Ellanore.
— Vous êtes bién’ décidées on diré. Et je notœ votre perforœman’ce sur les qués.
— Et si nous nous habillions comme un marin ? Nous pourrions passer pour de jeunes garçons, proposa Opale.
L’homme d’un certain âge les examina.
— En’ tan que segon’ c’est moi qui em’boche, le capitaine s’occupe du commerce. Donc je vais direœ oui, mé qu’on soit bién’ clairœs. Si vous vous faites pin’cer, je ne suis pas au courant de rién. En attendant, allez man’ger et boirœ. Je vous apporte tout ça dan’s la soirée. Vous fétœs votrœ travaillœ et cé tout, je ne ferai pas de préféren’sœ. Le boulot de moussœ c’é simplœ. On nettoie, on donnœ des coups de méng et on appren’.
L’ambiance de la soirée fut excellente. Les gens chantaient dansaient et buvaient tout leur saoul. Les chansons n’avaient rien à voir avec ce qu’Ellanore connaissait. Non seulement par rapport à la musique, mais aussi les paroles. Elle ne comprenait pas tout, mais il était clair qu’il s’agissait de grivoiseries. Dans sa tête, elle prit des notes. Elle ne sortit pas son instrument, sa musique aurait détonné avec lambiance.
— Alors, tu cherches un marin pour la soirée ? la questionna Opale.
— Trop fatiguée après toutes ces caisses. Et si on doit voyager incognito, ce serait peut-être pas malin, ou maléng comme ils disent, d’aller fricoter avec le premier venu qui risquerait de nous reconnaître. Ressers donc moi un verre de ce… véng. Je reprendrais bien aussi un peu de la soupe de poissong.
— Commœ tu te fong dan’s le décorœ !
Un bon rire leur prit devant leurs bêtises.
Plus tard, une rixe éclata dans la salle. Un marin avait regardé de trop près la femme d’un habitant et la bagarre était partie. Les futures mousses n’en menaient pas large. Heureusement, le second du bateau revint vers elles deux paquets en main.
— Deméng, vous mettez ça. On se lèvœ à l’obœ, il y aura en’core du déchargemen’ et on’ lèvœ les voilœs.
Elles ne tardèrent pas à aller se coucher, dans une chambre à part, luxe qu’elles n’auraient certainement plus pendant un bon moment.
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