Jessini n'est pas son prénom. Ce n'est même pas un vrai prénom. Mais Jessini s'appelle aujourd'hui Jessini parce qu'on le lui a demandé. Il n'a pas pu refuser, puisqu'il ne se souvient plus de son vrai prénom. Tout ce dont il se souvient, c'est une histoire, mais pas la sienne. L'histoire a un titre, et ce titre c'est "Les 400 coups". Ça parle d'un gamin qui a un père et une mère, mais pas vraiment. Son prénom est Antoine, et alors Jessini aurait aimé s'appeler Antoine, parce que le jeune Antoine s'enfuit et trouve la mer à la fin de l'histoire. Jessini, lui, a eu des parents, mais pas vraiment non plus. Ils l'ont vendu très jeune à Mass Motors et c'est avant même ses cinq ans qu'il a traversé l'Atlantique dans un container. Il a aujourd'hui 12 ans mais il ne le sait pas. Son anniversaire est passé de trois jours, mais personne ne le lui a dit. Toutes les informations relatives aux débuts de sa vie ont été consignées dans un registre et tiennent en une ligne. Ce registre, qui se trouve dans les archives de Mass Motors, n'a pas été consulté depuis sept années.
- Jessini, debout.
Le jeune garçon se lève de son banc et s'approche du contremaître qui le regarde d'un air mauvais.
- Tu bouges ton cul sur la ligne six.
- Mais on m'a dit d'attendre pour partir à la...
Le contremaître l'interrompt d'une gifle que même les machines de l'atelier n'arrivent à couvrir de leur vacarme incessant.
- Dépèche-toi avant que je te déboîte la machoire.
Jessini attrape sa veste à outils et sort de l'atelier en pressant le pas, les mains devant le visage au cas où un deuxième coup surviendrait. Une fois dans la cour, à l'abri du regard du contremaître, il crache par terre et tend un fier majeur en direction de l'atelier, puis court jusqu'à la ligne six.
Lorsque Jessini arrive devant le hangar de la ligne six, il s'arrête un moment et tend l'oreille. Derrière l'immense porte en métal du hangar : aucun cliquetis, aucun roulement, aucune soufflerie. Les machines semblent complètement arrêtées. De toute sa vie, Jessini n'a jamais vu ou pensé voir les imposantes machines de Mass Motors immobilisées. Tout cela est étrange : il perçoit bien, au loin, les échos des autres lignes d'assemblage qui continuent leur perpétuel travail. Non sans réprimer la crainte de qui l'attend dans le hangar, Jessini ouvre, de ses mains crasseuses, la lourde porte roulante du hangar. Il entre, accompagné du tintement des outils glissés dans les nombreuses poches de sa veste.
Au milieu du hangar, sous la haute charpente en acier, les machines sont bel et bien arrêtées. Elles sont toutes rangées en ligne au-dessus du tapis roulant, silencieuses et menaçantes. Jessini est parcouru de frissons incessants. Chaque bloc noir aux pistons et valves figés lui apparait comme une bête endormie. De la graisse et de l'huile coulent lentement sur leurs surfaces sombres, brillant comme du sang sous les spots puissants pendant du plafond. Par cette vision, Jessini est à la fois émerveillé et terrifié. Autour de lui, il ne trouve aucune réponse à cette étrangeté. Il n'y a personne sur la ligne six. Puis, alors qu'il s'avance plus encore au fond du hangar, il entend des chuchotements. Prenant son courage et une clé à molette à deux mains, il marche sur la pointe des pieds jusqu'au bout de la chaîne d'assemblage. Les chuchotements se font plus clairs : ce sont des voix d'enfants.
Alors que Jessini arrive enfin au détour de la dernière machine de la ligne six, il découvre cinq jeunes garçons et un homme. Son sang se glace et ses mains se resserrent autour de la clé. Alors que les cinq garçons en tenue d'ouvrier se tournent vers lui, les yeux écarquillés et leur conversation suspendue, Jessini ne peut détacher son attention du contremaître qui gît sur le sol.
- C'est quoi ton nom ? demande le plus âgé.
- Lui c'est Jessini, dit un garçon plus jeune. C'est un oisillon.
- Jessini, tu vois le gars là, par terre ?
Jessini, regardant maintenant le plus grand des enfants dans les yeux, acquiesce.
- Eh ben il est crevé. Tu comprends ? Un coup dans les genoux, puis un sur le crâne.
Tout en parlant, il montre l'un après l'autre chacun de ses genoux puis son front. Il tend finalement un doigt vers le corps sans vie qui est étalé à ses pieds.
- On va se tirer d'ici. Soit tu viens avec nous, soit tu finis comme ce bon vieux Teddy.
Il attrape par l'épaule un de ses camarades, celui qui connaît Jessini, et lui chuchote sans discrétion:
- On le prend avec nous ou on le tabasse ?
- C'est un oisillon, il connaît l'usine mieux que nous. Il pourrait déverrouiller la porte Nord, comme ça on aurait pas à passer par la canalisation.
L'autre semble réfléchir un moment, puis frappe dans ses mains.
- Moi ça me va. Si on peut éviter de ramper dans la merde, je suis partant. Qu'est ce que t'en dis l'oisillon ?
Jessini essaie tant bien que mal de digérer la situation. Il avait déjà assisté à des accidents d'enfants ouvriers et il ne compte plus le nombre de camarades morts par chute, dévorés par les machines insouciantes, ou frappés à mort par les contremaîtres. Mais c'est la première fois qu'il se retrouve devant le corps sans vie d'un adulte. Et voilà que maintenant, on lui propose la liberté.
Il baisse enfin sa clé à molette et la range dans une poche de sa veste à outils. Il sait où se trouve la commande de la porte Nord et il sait qu'il peut y accéder très facilement.
- C'est bon. Je vais vous ouvrir au Nord. Mais attendez-moi !
- Ça c'est sûr mon gars, on va t'attendre. On laisse pas les potes derrière.
Et en disant cela, il étire sa bouche en un large sourire sincère.
La nuit est tombée, Jessini entre dans la cabine de sécurité de la zone Nord. Il n'y a personne. Il monte d'un bond sur le tabouret qui se trouve devant la console. Sur cette longue table métalique : des boutons, des leviers, toutes les commandes administrant les différents dispositifs de sécurité et de surveillance de la zone Nord. Jessini fixe longuement un bouton rouge situé au milieu de la table avec au-dessus les lettres "AZ". Puis il lève les yeux pour regarder, de l'autre côté d'une large fenêtre, la cour qui s'étend au pied de la cabine de sécurité et, au bout, la porte Nord. C'est une haute porte d'acier et de béton montée sur un rail massif. En gros caractères rouges sont là aussi inscrites les lettres "AZ" accompagnées du mot "exit". Une dizaine de projecteurs éclairent chaque recoin de la cour alors que l'immense mur et sa porte semblent endormis.
Jessini patiente. Il attend ainsi, assis sur le tabouret de la cabine de sécurité, durant plus d'une heure. Le froid de la nuit commence à envahir la pièce et à faire trembler son petit corps. Puis finalement un bruit timide mais grandissant empiète sur le silence à l'extérieur. Jessini tend l'oreille tout en cherchant une ombre dans la cour. Des pas se rapprochent. Ils se dirigent non pas vers la lourde porte Nord, mais vers celle de la cabine, tout près du garçon dont les membres tremblent de plus bel. Jessini reconnait le bruit caractéristique des bottes du chef de la sécurité. Il s'immobilise alors et attend que la porte s'ouvre inéluctablement pour laisser apparaître le maître des lieux. Le chef de la sécurité s'attarde un peu avant d'entrer dans la pièce. Il lâche un long trait de fumée. Il a toujours beaucoup fumé, mais jamais à l'intérieur et tout un tas de mégôts repose devant la cabine.
- Jessini, aboie-t-il avec un léger accent texan, descends de là.
Le jeune garçon s'exécute en se laissant glisser jusqu'au sol. Le chef de la sécurité s'approche sans le regarder et jette un oeil à la cour.
- On a mis du temps à trouver le plus petit. Le salaud s'était caché dans un caniveau. Il puait la merde, j'ai failli en gerber.
Devant le silence de Jessini, l'homme s'agace un peu.
- Bon, tu peux y aller. On t'a installé ta récompense dans le réfectoire.
Jessini, tout excité, se précipite à l'extérieur de la cabine, mais avant d'avoir pu mettre un pied sur le tapis de mégots, le chef de la sécurité l'interpelle en ricanant.
- Tu aurais pû avoir un congé ou de la bouffe, peut être même un meilleur poste, et toi tu préfères un de ces films français à la con ? Je crois que ça tourne pas rond chez toi Jessini.
Mais le garçon ne l'écoute déjà plus et s'en va en courant, et alors qu'il se précipite dans la nuit, il pourrait jurer entendre la mer.