Chapitre III
Après sa dure journée de labeur, Issari, curieux d'en savoir plus sur l'étrange personnage de la matinée, se dirigea vers la taverne, où il espérait retrouver son amie et le curieux étranger. Il aimait la caresse de l'air frais des nuits d'automne sur son visage après avoir subi la chaleur étouffante de la forge. Il tourna à gauche après une petite habitation et aperçu le curieux établissement, une bâtisse très simple, en pierre et surplombée d'un toit en ardoise, comme la plupart des bâtiments du village. Au dessus de la porte, le nom de l'établissement était gravé sur une planche en bois. « Le Sluco Mousseux ». Le garçon avait d'abord rit d'un nom aussi ridicule la première fois, le sluco étant un petit oiseau inoffensif des montagnes, de la taille d'un abricot, pourquoi choisir ce nom ? Pourquoi pas le loup ou l'ours, beaucoup plus impressionnant ? Pour le côté mousseux, il se doutait bien que ce mot était bien choisit, la bière coulant à flot dans ce genre d'endroit. En revanche, il avait beaucoup moins rit quand il avait apprit la raison d'un tel nom.
- Tu prends un fût de bière éventé, avait dit la serveuse, tu fous un de ces piafs dedans, et puis t'attends que ça fermente, ça va mousser.
Le sluco mousseux était donc une immonde recette et Issari avait dut changer de sujet pour ne pas rendre ce qu'il n'avait pas encore digéré de son souper.
Ainsi donc, il poussa la porte de l'établissement espérant voir son amie et son hôte d'un soir. Envahit par l'agitation ambiante, il se fraya un chemin à travers les villageois enivrés, esquivant les jets de bière volant dans tous les sens projetés par les maladroits, ivres pour la plupart. Ne voyant pas les deux personnes recherchées, il se dirigea vers le comptoir. Arrivé à portée de voix de la serveuse, il lui demanda si les deux personnes qu'il recherchait étaient venues ce soir.
- Je l'ai pas vue de la journée, avait hurlé la serveuse afin de couvrir le brouhaha, si tu la vois, dis lui de passer, son argent représente une grosse part de mon chiffre d'affaires !
Le garçon la remercia et ressortit de l'établissement sans demander son reste. S'ils ne sont pas ici, se dit-il, ils ne peuvent être que chez Tiha. Il se remit donc en route et après quelques minutes de marche, il arriva devant l'austère propriété. Il frappa à la porte et attendit que quelqu'un vienne lui ouvrir. La porte s’entrebâilla et la femme, après avoir reconnu son ami, l'ouvrit complètement pour le laisser rentrer. Il avait à peine franchi le seuil que l'odeur nauséabonde de la pièce l'envahit de nouveau, comme lorsqu'il l'avait raccompagnée à l'aube. Il se trouva face à son client de la matinée, assit sur une chaise, la capuche rabattue à la hâte pour dissimuler son visage. Alors que Tiha refermait la porte, elle s'adressa à Issari.
- Issari voici Nimul, Nimul voici Issari.
- Nous nous connaissons déjà, intervint le garçon, il est venu me trouver à la forge ce matin afin que je lui confectionne une épée.
- Je vois que tu n'as pas perdu de temps ! dit-t-elle à Nimul en lui adressant un sourire.
Le garçon remarqua avec étonnement que son amie était sobre, chose très rare.
- Et comment avance-t-elle ? demanda l'inconnu de sa voix chantante.
- Elle sera terminée demain dans la journée, je m'essaye à une nouvelle technique consistant à tasser le métal afin de la rendre plus lourde que la normale, mais la différence restera négligeable pour vous.
- Eh bien mon garçon, je te remercie de la peine que tu te donnes. Cela dit, ce n'est nullement nécessaire de te donner autant de mal pour le modeste voyageur que je suis.
Curieux d'en apprendre plus sur l'étranger, le jeune homme se tourna vers son amie.
- Comment vous êtes-vous connus ?
- Eh ben tu vois, commença-t-elle, il y a fort longtemps, Nimul et moi étions des militants de la liberté...
- Oh vous combattiez pour le roi ? coupa le garçon.
- Et merde, tu recommences, lâcha-t-elle, laisse moi finir tu veux ? Donc, disais-je, nous combattions pour la liberté, pour le roi si tu préfères, et Nimul, ce nigaud, fut capturé par l'ennemi. Nous ne nous connaissions pas alors. Ayant eu vent de mes capacités de jadis, le roi en personne me fit mander, et me désigna chef d'une équipe de quatre mages pour s'infiltrer et le libérer. Nimul était quelqu'un de très important pour lui, il comptait parmi ses magiciens les plus puissants et un espion irremplaçable. Il était donc un atout de taille contre les forces adverses. Je suis alors partie en territoire ennemi avec les quatre couillons, ils n'étaient bons à rien, et nous partîmes libérer cet idiot !
- Elle arriva, coupa Nimul dans un sourire, complètement ivre et titubante, et dévala les escaliers en assommant par inadvertance les deux soldats qui gardaient ma cellule ! s'esclaffa-t-il.
- Puisque j'te dis qu'j'étais pas ivre, j'ai juste loupé une marche ! Toujours est-il que depuis ce jour nous avons gardé contact, et il vient me rendre visite tous les cinq ans environ.
Le garçon prit le temps d'enregistrer les informations que venaient de lui livrer la conteuse.
- Mais si c'est vrai que vous étiez un des plus puissants, pourquoi ne vous êtes-vous pas libéré tout seul ? demanda le garçon.
- J'ai été drogué, on ne laisse pas un magicien seul sans prendre des précautions, répondit ce dernier de sa gracieuse voix.
- Alors c'est vrai Tiha, tu es une sorcière ?
- Nous préférons le terme de magicien et magicienne, mais oui, il fut un temps où je possédais effectivement quelques pouvoirs plutôt impressionnants.
- Je n'avais jamais entendu cette histoire, déclara le garçon.
- Oui, effectivement, je ne narre jamais mes propres histoire, mais celles beaucoup plus intéressantes des grands héros de légende.
- Mon garçon, coupa Nimul de sa voix chantante, je me vois navré de te le demander de la sorte, mais voudrais-tu bien nous laisser à présent, nous avons beaucoup de choses très importantes à nous dire, nous ne nous sommes pas vu depuis cinq ans et je ne dispose que d'une nuit pour m'entretenir avec Tiha...
Issari ravala sa curiosité, les salua et ressortit de la pièce, laissant les deux magiciens seuls.
- Ainsi voilà donc le jeune prodige que tu surveilles depuis ces dernières années, reprit Nimul de sa voix chantante, qu'a-t-il donc bien pu faire pour te convaincre, toi qui dénigres si bien les compétences de chacun ?
- Je pense qu'il n'en a pas conscience mais il semblerait qu'il se soit déjà servi de magie à quelques reprises au cours de sa vie. Un jour par exemple, il a soulevé, lors d'un incendie, une charpente colossale, qu'il lui aurait été impossible de soulever en temps normal. Il en est ressorti complètement épuisé, ne tenant plus debout. Je pense donc qu'il a fait usage de la magie.
- Je vois... Je pense également que ce garçon est effectivement prometteur, aussi ais-je remarqué que l'un d'eux à réagit au son de sa voix, tout n'est peut-être pas perdu après tout.
Le son régulier du métal frappé résonnait dans la forge à cette heure tardive de la nuit. Issari allait encore passer la nuit entière à travailler, mais cette perspective ne le préoccupait pas outre mesure. Ses pensées étaient dirigées vers l'ami mystérieux de la conteuse qui, il ne s'en remettait pas, était parfaitement sobre ce soir. Il avait tellement de questions à poser et d'informations à assimiler. Ainsi, Tiha, son amie de toujours, était jadis une grande magicienne qui avait la confiance du roi. Que faisait-elle dans un petit village perdu entre une montagne et une forêt ? Comment avait-elle découvert ses pouvoirs ? En avait-elle toujours ? Qu'était-elle capable de faire ? Tant de questions qui devraient attendre avant de trouver une réponse. Perdu dans les limbes de son esprit, il ne s'était pas rendu compte que les premières lueurs du jour perçaient déjà les ténèbres de la nuit. Lorsqu'il sortit de ses pensées, il se surprit de constater à quel point il avait avancé sur l'épée, qui était quasiment terminée. Afin d'apporter les dernières modifications concernant la répartition du poids de celle-ci, il s'en saisit et tenta quelques mouvements très lents, ralentis par le poids imposant de l'arme. Il apposa sa deuxième main sur le pommeau et ses mouvements s'accélérèrent légèrement, mais pas suffisamment pour espérer mener un combat avec une arme aussi imposante qui ne mesurait pourtant pas plus d'un mètre trente de la pointe au pommeau.
- Bonjour fiston ! Qui espères-tu occire avec cette merveille ?
- Personne en particulier, maître, répondit Issari amusé, c'est pour le client d'hier.
- Fais moi voir cette lame ?
Le forgeron se saisit de l'arme avec sa main droite et exécuta quelques passes plus rapidement que le jeune homme.
- Je suis désolé mon grand, il va falloir tout recommencer, elle est bien trop lourde. Il me faudrait les deux mains pour espérer la manier correctement et ce serait un sérieux désavantage en combat réel.
- Je sais bien maître, se justifia le garçon, mais l'épée qu'il possédait était bien plus lourde que celle-ci, il m'a été impossible de la soulever de terre, même avec mes deux mains.
Il fit au forgeron un rapide résumé de ses échanges avec son client.
- Eh bien mon garçon, voici un récit des plus étranges. Si ce que tu dis est vrai, j'espère qu'il en sera satisfait. Cette histoire de poids mis à part, elle est quasiment finie !
- Il ne me reste qu'à sertir le pommeau et à affiler la lame.
Sur ces mots, il se remit au travail. Il se réjouissait d'avance de la grosse somme d'argent que lui avait promise Nimul, et redoubla d'efforts pour achever son œuvre. Les soleils étaient à leur zénith lorsqu'il venait d'achever l'arme, et il avait même prit le temps et l'initiative de fabriquer le fourreau qui permettrait de ranger l'épée et de l'accrocher à la ceinture. Après tout, ce client avait l'air fortuné au vu du prix qu'ils avaient convenu, il pouvait peut-être espérer un petit supplément pour le fourreau. Il se mit en route pour la maison de son amie, la lourde lame dans ses deux mains. Comme la veille, il frappa à la porte et attendit qu'on vienne lui ouvrir. Lorsqu'il pénétra dans la pièce, il entrevit une carte du royaume dépliée sur la table. À sa grande déception, il ne put toujours pas voir le visage de l'homme, qui s'était empressé de tirer son capuchon. Il eut tout de même le temps d'appercevoir une cicatrice sur sa joue. Qu'importe ! Il n'était pas venu pour assouvir sa curiosité. Il tendit le fruit de son travail à l'homme, qui tira la lame de son fourreau. Il la fit tournoyer d'une main avec une vitesse et une habileté prodigieuse qui laissa le garçon pantois.
- Comme prévu, elle est très légère, mais elle fera parfaitement l'affaire. J'apprécie ton travail, elle est effectivement plus lourde que la plupart des lames ordinaires.
- Je vous ai même fabriqué le fourreau qui lui est associé, dit le garçon en le lui présentant.
- Voilà qui me ravit ! C'est un travail délicat et d'une grande finesse, exactement ce qu'il me fallait. Je ne connaît que peu de personnes en ce monde qui puisse te surpasser, nains et elfes mis à part, bien entendu.
Il décrocha de son ceinturon une petite bourse en cuir qu'il lança au garçon. Issari la rattrapa agilement au vol dans un tintement métallique. Il l'ouvrit et aperçu les précieuses pièces de monnaie. Il recompta et réalisa qu'il y avait plus que prévu. Il s'apprétait à en faire la remarque quand Nimul prit la parole, le devançant.
- Je sais, mais comme je suis satisfait de ton travail, tu peux garder le tout. dit-il mélodieusement. Aussi ais-je autre présent pour toi mon garçon.
Il attrapa un petit sac de tissu qu'il entrouvrit légèrement, comme pour cacher son contenu aux regards indiscrets. Il passa sa main à travers la petite ouverture et en ressortit une énorme gemme qu'il tendit à Issari.
- C'est pour toi. dit-il joyeusement.
Le jeune homme examina minutieusement la pierre. C'était une émeraude immense, d'une couleur profonde, vive. L'objet était sphérique, d'une vingtaine de centimètres de diamètre et particulièrement lourde. Elle était taillée avec tant de minutie qu'elle semblait être presque lisse, ne possédant pas les facettes habituelles des pierres précieuses taillées. Issari la fit légèrement tourner. Non, elle n'était pas sphérique, mais légèrement allongée, ovale.
- Ce n'est pas une émeraude, confia Nimul, elle n'a aucune valeur marchande.
- Mais alors à quoi pourrait-elle bien me servir ?
- À rien ! s'esclaffa Nimul. Mais le moment venu, tu sauras quoi en faire et elle sera alors inestimable à tes yeux. Aussi, quoi qu'il advienne, ne la montre à personne ! Je pense ne pas me tromper en te confiant un tel objet.
- Pourquoi devrais-je la cacher si elle n'a aucune valeur ? demanda Issari dubitatif.
- Elle n'a aucune valeur pour la plupart des mortels, mais c'est en réalité un bien d'une très grande valeur que tu comprendras en temps voulu.
Le garçon, incertain de la conduite à tenir après ces étrange propos, remercia son nouvel ami.
- Bien, reprit ce dernier, es-tu formé à l'art du combat ?
- Oui j'ai appris à chasser à l'arc avec mon père, mais je ne me suis que peu...
- Et sais-tu manier une épée ? le coupa l'elfe.
- Non... avoua timidement Issari.
- Si un jour il désire manier le fer plutôt que de le forger, ajouta-t-il à l'égard de Tiha, envoie-le moi et je m'occuperai de sa formation.
- Bien entendu. confirma cette dernière.
Le garçon emballa son précieux butin dans un morceau d'étoffe et se retira.
- Nous nous reverrons mon jeune ami, et plus tôt que tu ne le penses, sois-en assuré. déclara Nimul de sa gracieuse voix.
Issari reprit le chemin de la forge avec son précieux paquetage sous le bras. Elianel lui tournait le dos, s'affairant sur un ouvrage et il en profita pour cacher le morceau d'étoffe contenant la précieuse gemme derrière le fourneau. Comme d'habitude, il donna la moitié de la somme obtenue à son maître, qui s'étonna d'avoir plus que prévu. Le garçon lui fit un rapide récit des événements mais se garda bien de parler de la mystérieuse gemme. C'est tout naturellement que le forgeron, ayant prit connaissance des arguments de Nimul, refusa de prendre plus que « la moitié de ce qui était prévu ». Le jeune homme le remercia et se remit au travail. Le soir venu, le maître intima l'ordre à son apprenti de rentrer se reposer, ce qu'il ne refusa point. Il avait encore passé deux journées et une nuitée entières à travailler et il était épuisé.
Il poussa la porte de sa chambre avant de se rendre compte qu'il avait fait le chemin pour rentrer sans s'en apercevoir. Il se glissa dans son lit et fit un bref bilan des derniers événements. La maladie de son père l'inquiétait de plus en plus et il espérait de tout son cœur qu'il pourrait lui administrer le remède avant qu'il ne soit trop tard. Pour cela il lui fallait gagner assez d'argent et il était en bonne voie. S'il continuait de se faire ainsi remarquer, tout le monde ne jurerai plus que par lui. Avallach l'avait déjà recommandé à bien des égards. Puis était venu un étrange personnage, se faisant appeler Nimul, dont Issari n'avait toujours pas percé tous les mystères. Il possédait une force surhumaine et l'avait remercié d'une gratifiante rétribution pour ses efforts. À lui seul, il venait de doubler le contenu de la bourse du garçon, et il en était heureux. Le chemin vers le remède avançait à grands pas, il était à portée de main. Puis... La pierre !! Il avait oublié l'étrange pierre à l'atelier ! Tant pis, il était tard et une simple pierre, sans valeur aucune qui plus est, pouvait bien attendre la nuit, elle n'allait pas s'envoler.
Une heure avant l'aube, alors que la maison baignait encore dans le silence de la nuit, Issari descendit les escaliers sans un bruit, empaqueta une petite collation qu'il mangerait sur la route, et s'engagea sur le sentier familier en direction du village. Il se hâta du mieux qu'il put afin de vérifier si la précieuse pierre verte l'attendait toujours. Il était tellement pressé qu'il ne mangea pas la totalité de son frugal petit-déjeuner, et délaissa quelques morceaux de viande séchée pour plus tard. Il eut tôt fait de rejoindre la forge, déposa ses affaires dans un coin et se précipita sur le four. Lorsqu'il se pencha au dessus de la cachette, il poussa un soupir de soulagement en voyant l'étoffe et son contenu dans la même position qu'il les avait laissés. Après tout, pourquoi aurait-elle changé de place ?
- Bonjour petite pierre ! dit-il joyeusement.
Rasséréné, il alluma l'énorme fourneau, passa son tablier, ses lunettes et ses gants avant d'entreprendre la confection d'une nouvelle commande.
Alors que la mélodie régulière du métal habitait l'esprit du jeune homme, un craquement sourd se fit entendre derrière lui. Le petit forgeron se retourna avec horreur. «Le four n'a pas supporté la chaleur produite et l'incendie va de nouveau se propager réduisant en cendre l'atelier du maître !» Il examina la grande bouche flamboyante mais ne remarqua rien d'anormal. Aurait-il rêvé ? Il scruta plus minutieusement encore chaque centimètre carré de la chaudière de pierre, mais tout était en ordre. Rassuré, il s'assit sur le sol et posa son regard derrière le poêle brûlant. Il constata que le morceau d'étoffe protégeant sa gemme était dépliée et que la pierre, qui avait perdu de son éclat, était brisée. Ce bruit était produit par la pierre ? Il se saisit d'un morceau et réalisa que son joyau était creux. Finalement, songea-t-il, cette pierre sans valeur ne m'aura servi à rien, la chaleur intense l'aura brisée avant que je puisse découvrir à quoi elle pouvait bien me servir.
Un petit bruit se fit entendre non loin de lui. Le garçon tendit l'oreille pour en découvrir l'origine. Il distingua un faible grognement qui semblait provenir de de quelque part sous le fourneau. Issari, voulant assouvir sa curiosité, s'allongea sur le sol et trouva le coupable. Un énorme lézard verdâtre d'une quarantaine de centimètres de la tête au bout de la queue se tenait là. Une substance gluante et gélatineuse recouvrait entièrement l'animal. Celui-ci, alerté par le vacarme se retourna et tomba nez à nez avec un repas géant. Il plongea ses petits yeux dans ceux du jeune homme, ouvrit la gueule, découvrant une trentaine de dents tranchantes, et poussa un petit grognement. « Si tu te retrouves face à un prédateur, disait son père, ne fais pas de gestes brusques et recule doucement. » Effrayé mais conscient de la conduite à adopter, il resta immobile quelques secondes. Alors qu'il commençait à se reculer, le lézard mit en branle ses quatre petites pattes aux griffes pointues et fonça à vive allure vers le garçon. Issari, surprit, roula sur le dos et essaya de se relever dans la précipitation. Avant qu'il ne put se redresser, l'animal sauta sur le ventre de sa juteuse victime et fixa le garçon en avançant lentement vers la tête de celui-ci, babines retroussées sur ses dents acérées, émettant de puissants et menaçants grognements. La créature salivait à l'idée appétissante de dévorer sa succulente proie, avançant vers son visage.
- T...Tout doux... bafouilla le garçon.
Le lézard, confus, s'immobilisa et referma sa gueule, n'étant plus vraiment sûr de la conduite à adopter. Il continua d'avancer mais ne poussait plus de grognements, une lueur de curiosité dans son regard. Il bondit sur le torse du jeune homme, qui resta immobile malgré la douleur aiguë de ses muscles transpercé par les griffes tranchantes. Il leva la tête et huma l'air de droite à gauche, puis de gauche à droite.
- Reste calme, je...je ne suis pas bon à manger de toutes façons... tenta Issari.
L'animal, interloqué par les dires de l'individu sous ses pattes, baissa la tête et renifla lentement le menton, puis le nez du géant. D'épaisses gouttes de sueur perlaient sur le front et le long des tempes du garçon. Lui parlait semblait pour une raison inconnue le dissuader de l'attaquer.
- Tu sais, se risqua-t-il, il y a des choses plus faciles à manger dehors... Je peux te montrer la forêt si tu ne me manges pas.
C'est alors qu'il sentit une étrange et douce chaleur investir son corps. Puis, il lui sembla qu'une présence chaleureuse, timide, passa les frontières de son esprit, puis sonda maladroitement quelques uns de ses souvenirs avec une extrême douceur. Issari, affolé de cette intrusion tenta de repousser mentalement l'envahisseur, en vain. Après une rapide inspection, l'animal délaissa les souvenirs du géant, et prit conscience de la panique de celui-ci. Le tout petit être inonda l'esprit du garçon d'un sentiment de sécurité afin de l'apaiser. Le jeune homme se détendit inconsciemment. Des impressions lui parvinrent, comme des flashs, directement dans sa tête. Des impressions n'émanant pas de lui, mais de l'animal. Il se sentait hors de danger, calme et paisible. Le prédateur qui envisageait de le dévorer quelques minutes plus tôt était devenu inoffensif, il ne savait par quel miracle. Peut-être l'avait-il cru lorsqu'il avait suggéré à la créature qu'il n'avait pas bon goût ? Comprenait-il le langage humain ? D'où venait-il ? Avait-il un lien avec la mystérieuse gemme ?
Comme s'il avait comprit les pensées du garçon, le petit animal lui transmit les images de ses souvenirs tout juste vécus. Comment la voix du jeune homme vibrait en lui alors qu'il était encore dans son œuf, de l'amour qu'il ressentait pour cette voix dont l'origine lui était encore inconnue, comment il avait brisé, après moult difficultés, les parois de son étroite prison, comment son estomac attendait son premier repas, comment il s'était caché sous le fourneau en entendant les énormes bruits de pas du géant, comment son ventre réclamait à manger, comment il avait associé la douce mélodie de la mystérieuse voix à ce géant, comment il avait faim, comment il avait d'instinct vérifié qui était cette personne pour qui il débordait d'un amour infini, faim... Comment il était rassuré de la pureté du caractère du géant, faim...
Issari n'avait plus peur. Il avait saisit tout ce que ressentait l'animal. Il était l'animal. Il se souvint alors des morceaux de viande séchée qu'il n'avait pas mangés ce matin. Il se saisit de la créature avec une immense douceur et la posa au sol. Il se releva, puis recula calmement vers son petit sac en tissu suivi de près par le petit lézard qui ne le lâchait pas des yeux tout en trottinant. Il enfonça sa main dans son paquetage et en sorti un petit morceau de viande qu'il présenta à son nouvel ami. Celui-ci le regarda d'un air dubitatif et renifla le morceau de viande avant de se reculer d'un pas.
- Tiens, dit Issari, manges c'est bon !
La créature réitéra ses actions, mais sans changer de comportement. Le garçon réalisa alors que le petit animal ne s'était pas entièrement retiré de son esprit, un tout petit filament étranger était encore accroché à sa conscience. Il entreprit de remonter mentalement ce fil jusqu'à son origine et plongea son esprit dans celui du petit être. Il sut instantanément ce que ressentait son nouvel ami. Il prit conscience de la profondeur de l'amour que le lézard éprouvait à son égard et du remord qui le rongeait de lui avoir fait peur, d'avoir enfoncé ses griffes sans le vouloir dans son torse, et d'avoir voulu le manger. Ému par des sentiments aussi profonds, Issari senti des larmes rouler sur ses joues et toute peur l'abandonna. Il se concentra pour réussir à convaincre mentalement l'animal qu'il n'avait plus peur, en le baignant dans une douceur infinie, puis lui transmit des souvenirs du matin, alors qu'il mangeait un ou deux morceaux de viandes. Comprenant enfin les raisons qui poussaient l'humain à agiter cette étrange chose molle devant ses narines, la créature s'approcha de nouveau de la nourriture qu'elle renifla de plus belle. Cette fois, elle s'empressa de saisir le morceau entre ses petites dents acérées et l'avala tout rond. Issari lui en tendit un second qui subit le même sort.
Les premiers rayons de Primer déchiraient le voile sombres des ténèbres nocturne d'une lueur bleutée quand le jeune forgeron réalisa que son maître allait bientôt arriver. Les paroles de Nimul lui revinrent alors en tête. « Quoi qu'il advienne, ne la montre à personne ! » S'il parlait ainsi de la pierre, de l’œuf, il fallait sûrement redoubler de vigilance pour son petit occupant. Il attrapa donc son sac et y introduisit de force le petit lézard qui protesta vigoureusement. Il courut à en perdre haleine et ne s'arrêta qu'en lisière de forêt, à cinq bonnes minutes hors des murs de l'enceinte du village. Il déposa délicatement son sac au sol et l'ouvrit. Traumatisé par le voyage plutôt mouvementé, la créature ne bougea pas. Issari remarqua que la conscience de l'animal était toujours présente dans sa tête et en profita pour lui intimer mentalement de rester caché ici jusqu'à son retour. Il déposa également auprès de lui les quelques morceaux de viande qu'il restait sur le sac, puis reprit la direction du village. À mesure qu'ils s'éloignaient l'un de l'autre, Issari sentit le lien mental s'affaiblir, et la peine de la créature grandir.
De retour à la forge, il salua Elianel déjà présent et ressassa les récents événements de la matinée. Quel était cet étrange animal ? Il tenta de se remémorer toutes les fables de Tiha et émit quelques hypothèses. Peut-être était-ce un dragon ? Non, les dragons avaient des ailes et son nouveau compagnon n'en avait pas. C'était autre chose et il devait savoir. Il trouva un prétexte pour quitter l'atelier et se rendit chez la conteuse.
La porte s'ouvrit et Tiha le laissa entrer.
- Eh ben mon garçon, quelle visite bien matinale ! lui adressa-t-elle enjouée. Qu'est-ce qui t'amène ?
- Je voudrais que tu m'en dises plus sur les créatures imaginaires qui peuplent tes histoires.
- Imaginaires ? Ce n'est pas parce que tu n'y crois pas qu'elles n'existent pas.
- Mais personne n'en a vu de son vivant, comment savoir que c'est la vérité ?
- Eh bien dans le même principe mon garçon, personne hormis les habitants de ce village, ne t'a jamais vu. Peut-on pour autant en conclure que tu n'existe pas ?
- Mais non, j'existe !
- Tout comme les dragons. De plus j'en ai moi-même vu quelques-uns au cours des...
- Alors les dragons existent bel et bien ? intervint le garçon.
- Et merde, si tu veux que je réponde à tes questions, ne me coupe pas la parole ! Veux-tu en savoir plus sur les dragons, oui ou non ?
Issari fit un rapide signe de tête et se tut.
- Bien ! Que veux-tu savoir sur les dragons ? Apparemment tu es venu pour ça.
- Pour commencer, existe-t-il des dragons sans ailes ? demanda le jeune homme.
- Oui, tous les dragons naissent sans ailes. Ces majestueuses créatures ont trois stades d'évolution. Au premier stade, juste après leur naissance, ils ressemblent davantage à des gros lézards qu'à des dragons. Ils ne possèdent pas d'ailes et leurs pattes sont disposées de chaque côté de leurs flancs. Ils ne restent bien souvent pas longtemps ainsi, entre quelques jours à une semaine, c'est variable. Ils ont besoin de beaucoup manger pour passer au stade suivant. Plus ils mangent et plus vite ils grandissent.
Un dragon ! C'est un dragon ! pensa le forgeron. Son excitation grandissait quand il se rendit compte que Tiha s'était tu.
Et ensuite ? Ils grandissent vite ? Au bout de combien de temps ils peuvent voler ?
- Ensuite, continua Tiha, ils grandissent et leurs quatre pattes se déplacent progressivement sous leur ventre afin de laisser place aux ailes qui se déploient sur leurs flancs, en remplacement des pattes. Ils ressemblent à de petits dragons de deux ou trois mètres mais ne sont pas encore adultes. En cela, ils ne peuvent pas encore cracher de feu. S'ils se nourrissent bien, ils grandissent relativement vite, oui. Pour ce qui est...
Issari regardait avec attention l'épée bleue accrochée au mur.
- Tu m'écoutes ? grogna la femme.
- Oui, bien sûr. s'excusa-t-il.
- Pour ce qui est de voler, dès les premiers jours ils en sont capable, mais ils ne peuvent pas encore transporter quelqu'un sur leur dos. Aussi, au troisième stade, ils peuvent cracher un brasier capable de faire fondre la roche, et ils continuent de grandir de plus en plus lentement jusqu'à leur mort.
- C'est tellement passionnant ! Et les dragonniers dans tout ça, comment ils font pour obtenir un dragon qui leur obéit ? Il faut les dresser ?
- Surtout pas ! s'emporta Tiha. Les dragons, au même titre que les humains, les elfes ou les nains sont des créatures intelligentes, au moins autant qu'un humain, si ce n'est plus ! Tu ne dois jamais les prendre pour de vulgaires montures sans cervelle ! Quant aux dragonniers, ils communiquent via un lien spécial, très fort, qui lie leur esprit avec leur dragon et ne font souvent plus qu'un à certains moments. Lorsqu'ils volent par exemple. Et bien souvent, ils éprouvent l'un pour l'autre un amour inconditionnel et intense, et cela, peu importe ce qu'ils ont fait dans le passé ou ce qu'ils pourraient faire à l'avenir.
- Et comment peut-on devenir choisir un dragon ?
- Ce sont eux qui nous choisissent, il arrive que l'un d'eux croise le chemin d'une personne qui partage le même état d'esprit que lui, et alors le lien se forme. Certains dragons choisissent alors qu'ils sont encore dans leur œuf.
- Connais-tu des noms de dragon ?
Tiha soupira.
- Tu as encore beaucoup de questions ?
- C'est la dernière, promis !
- J'en connais quelques uns effectivement, hmm voyons... Il y a eu Rathyr, Fypas, Horn, Spyke, Multho, Varto, Kohiss, Raziel, Dazlarkdrolee, Tunox, Doomra, et bien d'autres encore... Ais-je assouvi ta soif de connaissance ?
- Oui je pense que ça me suffit !
- Parfait, maintenant fout le camp d'ici, je dois m'en aller. Ces choppes de bière ne vont pas se vider toutes seules !
Elle ne parlait jamais avec méchanceté, mais elle aimait être vulgaire, pour « choquer la Haute » disait-t-elle en riant. Le jeune homme la remercia pour son temps et prit congé.
La matinée passa lentement pour Issari qui attendait l'heure du déjeuner avec impatience, l'occasion pour lui de retrouver le bébé dragon et ses parents. Son esprit vagabondait et il rêvassait. Il s'imaginait devenir un héros de légende, comme Riat, mais lui, il chevauchera un majestueux dragon d'émeraude ! La paix du royaume étant fragile et précaire, il mettra fin à cette situation en donnant l'avantage décisif aux humains, apportant une paix définitive dans le royaume. Il n'y aura plus personne pour le défier et le roi le remerciera. Mais également il avait hâte d'explorer plus avant cette nouvelle relation avec son dragon.
Lorsqu'enfin Secto atteint son zénith, le jeune forgeron quitta prestement l'atelier, et courut en direction de la maison de ses parents. Il sortit du village et s'engagea sur le sentier familier, le cœur battant à tout rompre, impatient de retrouver son nouvel ami. Lorsqu'il arriva à l'endroit où il avait laissé le dragon, il dut poser les mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. D'étranges formes floues passaient devant ses yeux à une vitesse vertigineuse et il se concentra pour rester conscient. Après quelques secondes de récupération, il releva la tête et chercha des yeux l'endroit exact où il avait laissé son compagnon. Il longea le bois en essayant de le repérer, puis finit par remarquer dans l'herbe, le petit sac de tissu. Il s'approcha et constata que la viande avait disparue. Au moins, son dragon s'était nourrit. Il voulu l'appeler en criant mais réalisa qu'il ne lui avait pas encore donné de nom. Il tenta de le contacter mentalement mais ne sut comment s'y prendre. Lui vint alors une idée. Il se souvint que dans les souvenirs du dragon, sa voix était importante pour lui. Il mit ses mains de chaque côté de sa bouche comme pour amplifier le son qui en sortirait.
- Oh eh ! cria-t-il. Où es-tu ? Je suis de retour !
Il attendit quelques secondes et réitéra. En vain. Plusieurs minutes durant, il avançait de quelques mètres en s'égosillant, mais aucun bruit à l'horizon. À bout de souffle, il se rendit à l'évidence. Son dragon avait disparu, et avec lui, son rêve de devenir un grand héros, ses rêves de paix. Seuls les morceaux de la coquille témoignaient de son existence passée. Il les ramassa et les plaça dans son sac avant de prendre le chemin de sa maison.
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