Chapitre V

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 Issari regarda la forêt, comme tous les jours en allant au village, dans l'espoir de revoir le dragon. Cela faisait plusieurs jours que son dragon était parti, et il se sentait ridicule d'avoir cru pouvoir changer le monde. Après tout, nul n'avait vu de dragon de son vivant, si bien que cet animal était relégué au rang de créature fantastique, et oser imaginer en monter un n'était que pure folie. Il arriva au village, le cœur empli de tristesse. Il avait perdu de l'ardeur dans son travail, il n'osait plus revoir son amie Tiha, elle qui était forcément au courant du cadeau que lui avait fait Nimul. Il avait l'impression de l'avoir déçue. Il n'arrivait plus que très rarement à dormir et quand il y arrivait ses nuits étaient agitées d'horribles cauchemars. La matinée fut longue pour le garçon, mais un regain d'énergie se fit sentir lorsqu'un villageois vint à la forge pour lui proposer un travail.

  • Bonjour mon garçon, l'interpella Egar, j'ai du travail pour toi !

 Egar était le charron du village. C'est à lui que tout le monde achetait des charrettes, brouettes, et autres chariots qu'il fabriquait. Il travaillait de concert avec le forgeron et son apprenti qui se chargeaient de cercler les roues pour les renforcer. Malgré son âge avancé, il ne perdait pas d'ardeur dans son travail et était très demandé par quiconque voulait vendre ses biens dans d'autres villes ou villages, ou transporter ses marchandises sur des chariots.

  • Bonjour Egar, répondit le garçon, je t'écoute, qu'as-tu à m'offrir ?
  • Eh bien tu n'es pas sans savoir que les marchands vont arriver d'un moment à l'autre, n'est-ce pas ? Et comme d'habitude, ils vont avoir besoin de réparer, voire changer, des roues de leurs chariotes, n'est-ce pas ? Il va donc falloir que j'en produise en avance, sinon je ne pourrais pas répondre à la demande, n'est-ce pas ? Alors je t'ai apporté quelques roues de tailles variées afin que tu puisses les cercler, n'est-ce pas ?

 Son tic de langage amusait beaucoup le garçon qui retrouva sa bonne humeur grâce à lui, mais également car il pensait avoir enfin accumulé assez d'argent pour acheter le remède de son père. Les marchands allaient bientôt arriver, et avec eux, l'aboutissement de son travail acharné. À l'heure du déjeuner, il s'autorisa une pause et entreprit de rentrer chez lui. Sur la route du retour, il lança comme à l'accoutumée un rapide coup d’œil sur l'orée de la forêt mais fut une fois de plus, déçu de ne pas y voir le dragon, mais vit à la place, son père sortir de la forêt en courant. Ce dernier était parti chasser la veille et il ne s'attendait donc pas à le voir avant deux ou trois jours. Sa surprise fut donc totale lorsqu'il l'aperçut, livide et tremblant, déblatérant des propos incohérents. Il fallu plusieurs minutes au garçon pour réussir à le calmer. Une chance qu'il soit rentré pour déjeuner. Il le raccompagna jusque dans la demeure familiale et l'assit sur une chaise près de sa mère.

  • Geor, que s'est-il passé ? demanda cette dernière.

 Lorsqu'il fut enfin calmé, il fit part de ses déboires à son fils et sa femme.

  • Je traquais tout un troupeau de cerfs, chose extrêmement rare ces derniers temps, alors... alors j'ai suivi la piste et je suis tombé sur plusieurs carcasses d'animaux dont les os avaient été broyés, comme si quelque chose d'énorme les avait mangé, enfin pas mangé, mais euh...comme si la chose avait... avait essayé de les manger. Alors j'ai pensé à un ours, mais on n'en a plus vu depuis des décennies. Un loup ? Non, ils ne mangent pas les os... Alors j'ai continué à suivre la piste et c'est là que j'ai entendu un monstrueux rugissement. Quelque chose d'énorme, d'effroyable. Ne sachant pas quel animal pouvait produire un tel cri, j'étais terrifié, mais rassuré à la fois car je me trouvais tout de même assez loin de la créature, à en juger par l'écho produit... Enfin je le croyais. Donc j'ai décidé de me diriger vers la clairière où je pourrais passer la nuit. Donc j'ai... Enfin je m'attelais à chercher du bois pour faire un feu et lorsque je revins dans la clairière, un immense animal vert, tel que je n'en avais jamais vu, se tenait là, allongé, dos à moi, dévorant ce qui semblait être un cochon. Il devait mesurer dans les six mètres de la tête à la queue, une queue immense ! Il possédait aussi deux énormes ailes repliées sur ses flancs. La panique m'envahit et... et alors que j'envisageais de faire marche arrière, j'ai marché sur une branche qui a cédé sous mon poids. Et là... Et là, le monstre a tourné son énorme tête dans ma direction et m'a fixé. Un regard à vous glacer le sang, comme s'il réfléchissait, comme s'il était intelligent ! Alors je me suis immobilisé, et la créature a commencé à se lever, puis à avancer lentement vers moi. Je pensais que j'allais mourir. Une seule solution s'offrait à moi. Alors sans réfléchir, je me suis saisi de mon arc, et j'ai encoché une flèche. J'ai visé et décoché dans l'instant mais le monstre a esquivé le trait et l'a regardé s'éloigner dans la direction opposée. C'était ma chance ! Alors... Alors je me suis retourné et ai pris mes jambes à mon cou sans demander mon reste. J'avais à peine parcouru cent mètres que le même monstrueux rugissement s'éleva de la clairière. Le même rugissement que j'avais entendu plus tôt ! Alors j'ai couru et c'est là que je suis tombé sur toi Issari.

 Pour le garçon, il ne faisait aucun doute que son père avait fait une rencontre fortuite avec le dragon et il fallait à tout prix éviter que quelqu'un d'autre ne vive la même expérience et ne monte une expédition pour tuer une créature aussi effrayante.

 Issari avala son repas prestement et décida de mettre à profit le temps qu'il avait avant de reprendre le travail pour faire un tour dans la forêt, à la recherche du « monstre » qu'avait vu son père. Il embrassa ses parents et franchit le seuil. Il referma la porte et resta figé sur le palier. Là, à quelques deux cent mètres devant lui, un énorme dragon vert émeraude le fixait. Son dragon. Il sentit son regard s'embuer et courut dans sa direction, n'ayant qu'une envie, le serrer dans ses bras, en espérant que cette fois qu'il n'essayerait pas de le manger.

 Il ralentit à quelques mètres de la créature magique et marcha jusqu'à elle. Le garçon sentit une présence se presser contre son esprit et ne la repoussa point, il l’accueillit au contraire et laissa la conscience du dragon se fondre en lui. En retour, il projeta machinalement son esprit dans celui du dragon. Un flot d'émotions inonda Issari qui vécut en quelques instants les récentes aventures de l'animal à travers les bribes de souvenirs que ce dernier choisissait de lui envoyer. Le garçon comprit alors que le dragon était persuadé d'avoir été abandonné volontairement et il s'en voulut d'avoir créé un tel quiproquo. Leurs esprits s’étreignirent et le dragonnier passa les bras autour de la tête du dragon. Il posa son front sur le bout du museau de la créature et ils fermèrent les yeux, pleurant tous deux silencieusement.

  • Tu m'as manqué, pensa le garçon, je ne voulais pas t'abandonner, mais je voulais éviter que quelqu'un du village ne te voit, pardonne-moi.
  • Ne me laisse plus, répondit mentalement le dragon de sa voix gutturale, plus jamais !

Le garçon, surprit par la réponse de son ami, continua à voix haute.

  • Mais...tu parles ?!
  • Non, répondit-il mentalement, mais je comprends les intentions que tu exprimes avec des sons ou des pensées et je te réponds avec les miennes que tu interprètes dans ta langue.
  • C'est incroyable ! Tiha ne m'en avait pas parlé, je pensais que tu communiquais uniquement avec des souvenirs et en m'envoyant tes impressions... Quoi qu'il en soit, ne restons pas là, quelqu'un pourrait nous voir, allons dans la forêt.

 Il pénétrèrent dans la forêt et restèrent là, assis l'un contre l'autre pendant de longues minutes, immobiles, chacun profitant de la présence de l'autre. Ils se déversaient mutuellement un flot d'affection mentale et s'imprégnaient de leur moitié d'âme retrouvée.

  • Il va falloir que je te trouve un nom maintenant !
  • Un nom ?
  • Oui, il est de coutume de donner des noms à nos proches.
  • Quel nom veut tu me donner ?

Issari tenta de se rappeler les noms que Tiha lui avait cité mais sa mémoire lui faisant défaut, il peina à se souvenir.

  • Hmmm je trouve que Spyke t'irait bien, ça rappelle les piques de ton cou et c'est joli.
  • Quels piques ?
  • Ah, je pense que tu ne peux pas les voir vu leur emplacement, mais tu as deux longues rangées de piques qui partent de derrière ta tête et qui descendent jusqu'à la base de ton cou.
  • Non, je n'aime pas ce nom.
  • Alors il y a Varto, c'est le nom d'un dragon d'une légende de Tiha, il a été tué par un guerrier légendaire nommé Riat.
  • Pourquoi a-t-il été tué ?
  • Eh bien Riat l'a tué car c'était un ennemi, il a tué beaucoup de personnes.
  • Je ne veux pas porter le nom d'un tueur de deux-pattes.
  • Deux-pattes ?
  • Oui, c'est comme ça que je vous nomme, toi et ceux de ton espèce.
  • Deux-pattes ! s'esclaffa le garçon. Je m'appelle Issari et mon espèce s'appelle les humains. Bon, sinon il y a Raziel ?
  • Raziel ? Raziel... Raziel ! Ce nom me plaît, il sonne bien, Issari l'humain.
  • C'est parfait, ce sera ton nom dorénavant !

 Satisfait d'avoir trouvé un nom à son dragon, le garçon lui apprit les rudiments des bonnes manières à adopter. Il faut rester cacher des humains, ne jamais se montrer au risque de créer la panique générale et de voir se former une expédition pour le tuer. Mais si jamais l'un d'entre-eux découvre le dragon, surtout, on ne croque pas les humains !

 Cette fois, quand vint l'heure de la séparation, Issari se fit plus clair.

  • Il faut que tu restes caché, comme je t'ai dis, personne ne doit te voir. Ne t'en fais pas, je reviendrai avant que la nuit ne tombe.
  • Pourquoi repars-tu ?
  • Je dois travailler, il faut que je retourne au village.
  • Travailler ? Village ?
  • Oui je dois travailler pour gagner de l'argent, et le village c'est l'endroit où habitent les humains. Je n'ai pas le temps de tout t'expliquer, je te dirai tout à mon retour.
  • D'accord, dépêche-toi Issari le Deux-pattes.

 Le garçon sortit de la forêt en courant et se hâta en direction du village. Il s'efforça de maintenir le lien entre Raziel et lui le plus longtemps possible. À mesure qu'ils s'éloignaient l'un de l'autre, le lien se rétrécissait, jusqu'à devenir presque imperceptible, mais ils réussirent à le maintenir. Le faible bourdonnement représentant la conscience de Raziel s'enroula dans un petit coin de son esprit et rassura le garçon. Il arriva à la forge empoissé de sueur malgré la température plutôt basse de la saison. Elianel s'affairait à l'atelier et remarqua son apprenti.

  • Tu es en retard mon garçon, c'est bien la première fois ! Est-ce que tout va bien ?
  • Pardonnez-moi, il est arrivé un étrange incident à mon père lors d'une partie de chasse, mais tout va bien.

 Le jeune homme se garda bien de mentionner Raziel dont il ressentait toujours l'infime présence bourdonnante et rassurante dans un coin de son esprit.

  • En parlant de ton père, les marchands sont arrivés, vas donc les voir, prends une heure ou deux, ils sont installés entre la ferme d'Avallach et le village. Je tiens la boutique ! ajouta-t-il avec un clin d'œil.

 Issari ne se fit pas prier. Il récupéra sa bourse contenant ses économies dans l'atelier et reprit sa course effrénée en se dirigeant vers la sortie ouest du village. Il sentit le feu se propager dangereusement dans ses poumons, et bientôt il ne pourrait plus respirer. Ses jambes le faisaient souffrir terriblement. Il fallait qu'il s'arrête pour reprendre son souffle mais décida d'ignorer les supplications de son corps et le poussa dans ses derniers retranchements. Après tout il avait travaillé très dur pour gagner de l'argent et il voulait le remède au plus vite pour son père. Une pensée l'envahit alors. Avait-il gagné assez d'argent ? Et si, comme sa mère le lui avait dit, les marchands gonflaient les prix et qu'il n'avait finalement pas assez ? Non, il préféra ne pas y penser et continua de courir. Bientôt, le campement provisoire fut en vue et il s'autorisa de ralentir. Ses poumons sur le point d'exploser se détendirent peu à peu, ses muscles le remercièrent mais ses articulations le lançaient terriblement. Le manque d'oxygène dans son cerveau lui donnait l'impression de flotter sur un nuage et il se sentait marcher sur des jambes de coton. Il y avait une douzaine de roulottes disposées en un cercle pas totalement fermé, entourant un assemblage de tentes et d'échoppes de fortune. L'entrée du quasi-cercle était gardée par un homme encapuchonné de chaque côté de l'ouverture. Ils étaient immobiles et avaient à leur ceinture une épée dont la lame formait un croissant, ainsi que deux dagues placées à l'horizontale dans le dos, une pour chaque main. Des tueurs. Un savant stratagème, quiconque envisageait de causer des problèmes à la troupe devait quitter les lieux par cette seule issue et y perdait la tête dans l'instant.

 Un stand attira l'attention du garçon. Il se tenait devant une des tentes dont l'ouverture était suffisamment grande pour laisser suggérer que la boutique s'étendait aussi à l'intérieur. Une myriade de fioles recouvrait chaque centimètre carré de la boutique. Il s'avança et remarqua un homme de petite taille, penché sur quelque chose derrière le comptoir en jurant.

  • Bonjour Mon Sieur ! tenta le jeune homme.

 L'homme se releva et fixa Issari d'un œil méfiant. Des yeux noirs exorbités, parcourus de sillons rouge, dévisagèrent le garçon. Les narines de ce qui ressemblait grossièrement à un nez se gonflèrent et ses petites oreilles devinrent écarlate. Une petite barbe de poils fins descendait de ses cheveux noirs tirés en arrière en lui mangeant les joues, et se refermait sous son menton. En revanche, il n'avait aucun poil autour de la bouche. Il devait mesurer dans les un mètre vingt, ce qui n'était clairement pas très grand. Sa carrure inversement proportionnelle à sa petite taille impressionna le garçon.

  • C'est-y à moi qu'tu cause ? demanda-t-il d'une voix rauque.
  • Euh... Oui, veuillez m'excuser de vous déranger Mon Sieur, je cherche quelque ch...
  • Par les balloches du cornu ! C'est-y à moi qu'tu cause ?? s'indigna le petit homme.
  • Euh... Oui..?
  • T'as-tu donc pas r'marqué qu'chuis une femme ?! Par la barbe de Rhoktar, j'vais lui ouvrir le bide des bourses jusqu'au cou à c'ui là !!

 Sur ces mots, la femme sauta par-dessus le comptoir et dégaina une épée assortie à sa petite taille. Issari recula d'un pas, cherchant à s'enfuir à la moindre occasion. Un homme s'interposa entre les deux et écarta les bras pour protéger le garçon. Il était un peu plus grand qu'Issari, plus fin aussi, mais une très nette impression de force émanait de lui, une puissance brute, sauvage, presque animale. Sa tenue de cuir le ceignait parfaitement, mettant sa fine silhouette en valeur. Dans son dos, deux dagues étaient disposées à l'horizontale, comme celles des gardes, et une épée en croissant battait sa jambe gauche.

  • Oh là, Makha, tu ne vas tout de même pas égorger un de nos clients ?! dit-il d'une voix mélodieuse. Ce ne serait certes pas très bon pour les affaires !
  • Ce nabot m'a confondu avec un homme ! J'vais pas laisser passer c't'affront !

L'homme se retourna et ses yeux violets en amande s'attardèrent sur Issari qu'il dévisagea de la tête aux pieds. Ses longs cheveux gris blancs ondulaient en cascade sur ses épaules. Il avait les traits tellement fins qu'on ne pouvait pas savoir au premier coup d'œil s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Sa beauté frappa le garçon qui identifia son sauveur à ses oreilles pointues qui dépassaient de sa crinière argentée. Un elfe ! La première fois qu'une de ces créatures de légende se trouvait sous ses yeux ébahis. Un sentiment de peur envahit aussitôt le garçon. La créature se retourna et continua son discours.

  • Ah ah ! Et alors ? C'est tout à fait exact, tu ressemble à un petit homme du point de vue d'un humain. Et de toutes façons, tu ressembles plus à un nain qu'à une naine, même pour tes congérères ! s'esclaffa-t-il.

 La remarque de l'elfe eut pour effet de déclencher un rire général parmi les marchands alentours qui s'étaient arrêtés dans leur activité, attirés par l'agitation, ce qui énerva prodigieusement la naine.

  • Et ça vous fait-y rire ? Bande de Gnäpr !!
  • Bien, à moins que tu ne souhaites me passer au fil de ton épée, ainsi que nous tous ici, je te conseille vivement de ranger ton arme et de n'en plus faire usage, Makha.

 Malgré la somptueuse mélodie de sa voix, le ton tranchant qu'il venait d'employer intimida la petite femme qui maugréa et s'exécuta à contrecœur, avant de reprendre sa place derrière son comptoir.

  • Je vais rester ici afin de m'assurer que notre jeune ami ne risque plus rien.

 La voix chantante de l'elfe trottait dans l'esprit du garçon. Il était persuadé d'avoir entendu une voix similaire il y a peu mais il n'arrivait pas à se souvenir à qui elle appartenait. Après tout, quelle importance, il ne connaissait aucun elfe. Une étrange sensation l'envahit. Un sentiment contradictoire. Les elfes et les nains étaient des créatures maléfiques, ils avaient attaqué le royaume des humains pendant des années d'après les légendes, et voilà qu'un elfe venait de lui sauver la vie ! Sans parler du fait que certains marchands étaient en réalité des nains ! Issari se sentit troublé. En fin de compte, quelle était la part de mythe dans les légendes du royaume, et plus important, quelle part de vérité y était mélangée ?

  • M... Merci... bafouilla-t-il
  • Allons, allons, mon jeune ami, j'accepterai vos remerciements lorsque vous sortirez de ce campement en vie et bien portant !

 L'efle donna une tape dans le dos du jeune forgeron qui fut projeté en avant. La monstrueuse force de l'elfe surprit le garçon.

  • Bon, qu'est c'tu veux morveux ? gromela Makha.
  • Eh bien, j'ai entendu dire que vous auriez un remède contre la rhibo... Et je voudrais vous l'acheter... Enfin si vous l'avez... Parce que vous avez plein de fioles et...

 Le malaise du garçon s'intensifiait à mesure que la naine le dévisageait en refusant de lui répondre.

  • Mouais, p't'être bien qu'j'ai ça, t'as-tu oublié ta bourse, ou c'est-y qu't'es pauvre ? J'vois pas d'piécettes su'l'comptoir.
  • C'est combien ?
  • Vingt mille unités standard, dit-elle en posant une fiole au liquide bleu et bouchon doré sur le comptoire.
  • Vingt mille ?? Mais je n'ai que onze mille unités...
  • Tant pis pour toi ! Allez dégage !
  • S'il vous plaît, j'ai vraiment besoin de ce remède pour mon père, il est malade !
  • Tant pis, j'aime pas ta gueule alors j'vais pas faire d'efforts microbe !

 Désemparé, le garçon se tourna vers son protecteur d'un jour, et ce dernier haussa les épaules avec un sourire désolé.

  • Je ne peux que te protéger et non négocier pour toi, chacun est libre de fixer les prix qu'il souhaite en fonction de l'offre et la demande.
  • S'il vous plaît, insista-t-il auprès de la marchande, il faut absolument que vous me vendiez ce remède, j'en ai vraiment besoin !
  • Et moi j'ai b'soin de vingt mille unités !
  • Je peux peut-être ajouter quelque chose en complément ? Je travaille à la forge, et je me débrouille plutôt bien, je pourrais vous fabriquer un objet dont vous auriez besoin ?
  • J'ai b'soin que d'vingt mille unités, alors poses'y sur la table ou dégage ! Sinon, même Penthel ne pourra pas t'protéger d'moi !

 Issari comprit qu'insister ne servirait à rien. Il se dirigea vers d'autres échoppes, mais aucune ne comptait le précieux remède dans ses stocks. Dépité, il se dirigea vers la sortie du campement, raccompagné par Penthel qui essaya de lui changer les idées de sa belle et mélodieuse voix.

  • Allons mon garçon, tout n'est pas perdu, tu peux toujours gagner davantage d'argent ou en emprunter auprès de tes amis. Je n'ai malheureusement pas l'autorité requise pour forcer Makha ou qui que ce soit à baiser ses prix mais j'essaierai de raisonner cette tête de mule.
  • Merci beaucoup mais je ne pourrai jamais réunir une telle somme en si peu de temps, c'est presque le travail d'une année. Mais pourquoi avez-vous prit mon parti ?
  • Je suppose que la formulation exacte serait : pourquoi moi, un elfe, suis venu au secours d'un humain alors que nos peuples se font la guerre ? Eh bien même si la paix est très fragile, saches que nous les elfes nous n'avons pas tous la même façon de penser, tout comme vous les humains.
  • Comment ça ? Je ne comprends pas.
  • Comment dire... Eh bien je suppose que tu nous assimiles à un peuple sanguinaire, à des méchants si j'ose dire. Il y a certes une part de notre peuple qui veut la mort de son ennemi, c'est à dire vous, mais une autre dont je fais parti ne fait pas la différence entre les races, nous aimons les êtres vivants s'ils sont bons et les considérons comme des ennemis s'ils sont mauvais. Chacun pense différemment, de la même façon qu'il y a chez les humains des meurtriers, des voleurs, des bandits mais aussi des personnes aux intentions louables.
  • Et en est-il de même pour les nains ?
  • Oui et non, ils sont tous plus ou moins pareil en ce sens où ils forment une unité. Même s'ils se charrient entre eux, ou même parfois se tuent entre eux, si une menace extérieure se dresse contre l'un d'eux ils réagiront comme un seul être et lutteront tous ensemble contre celle-ci.
  • Mais alors, pourquoi y a-t-il des nains dans ce campement ?
  • Eux, ce sont les exceptions, ce sont des bannis du royaume des nains car ils ont pensaient différemment, comme moi, et ont voté pour faire la paix avec les humains. Ils ont été exclus par la majorité de leur peuple qui voulait la fin de leur ennemi. Nous les avons donc intégrés à notre troupe, ainsi que quelques humains également. Bien, voici la sortie et je me rends compte que je ne me suis pas présenté, je me nomme Penthel, je veille à la sécurité de la troupe et de nos clients.
  • Je suis Issari, je suis apprenti forgeron au village.
  • Eh bien mon jeune ami, je te souhaite de réussir dans tes entreprises et si toutefois tu trouves l'argent manquant, je plaiderais ta cause.

 Il remercia son protecteur de fortune et reprit la route du village. Finalement, tous ses efforts n'avaient servi à rien, il ne pouvait rien faire pour soigner la maladie de son père qui était condamné à mourir. Il sentit un voile flou recouvrir ses yeux et eut envie de réconfort. Il contourna la forge et marcha en direction de la forêt où l'attendait Raziel, dont la présence bourdonnante résonnait toujours dans un coin de son esprit, quasiment inaudible. Il caressa la conscience du dragon qui se déroula autour de la sienne et emplit le garçon d'une chaleur rassurante.

  • Déjà de retour ? s'étonna Raziel.
  • J'ai besoin de réconfort, je te rejoins dans quelques minutes.

 À mesure qu'il s'enfonçait dans la forêt, Issari sentit des larmes couler sur ses joues, ses lèvres et son menton. Un flot inarrêtable. Il avait perdu tout espoir et cette perspective l'effrayait. Il avait toujours refusé d'accepter la vérité. Son père allait mourir et au lieu d'avoir de longs mois pour se faire à cette idée, il n'en avait plus qu'un seul. Deux tout au plus.

 Lorsqu'il arriva au niveau du dragon qui l'attendait allongé, il prit la tête de la créature dans des bras et l'enlaça sans rien dire, le corps secoué de sanglots. Raziel savait que son ami n'avait besoin que d'une épaule pour pleurer et se tut. Ils restèrent ainsi de longues minutes avant que ne cessent les pleurs du garçon.

  • Raconte-moi ce qu'il s'est passé.

 Il fit un rapide résumé des dernières heures.

  • Je vois... Mais je ne comprends pas vraiment pourquoi vous vous conformez à tant de règles, vous, les deux-pattes. À quoi vous sert de gagner de l'argent ?
  • Eh bien ça nous permet d'acheter des choses dont on a besoin, c'est un moyen de faire des échanges.
  • Mais si tu veux quelque chose, qu'est-ce qui t'empêches de le prendre ? Pourquoi as-tu besoin d'argent ?
  • La possibilité de perdre une main si je me fais attraper, ou pire ! Ça me parraît être une bonne raison, non ?
  • Non. Si vraiment c'est ce qui te fait peur, alors ne te fais pas attraper et prends le !
  • Que... Je le vole ? C'est ça ta solution ? Que je vole le remède ?
  • Tu veux sauver ton père, oui ou non ? Si quelque chose devait t'arriver, je ferais tout mon possible pour te sauver, même si je dois y perdre une aile !

 Cette idée d'un dragon avec une seule aile amusa Issari qui rit de bon cœur. Son ami était vraiment doué pour lui changer les idées ! Une idée lui vint à l'esprit. Il contourna la tête de Raziel et passa une jambe par dessus la base de son cou, afin de s'asseoir à cet endroit. Que ce doit être amusant de voler sur un dragon ! Il devrait essayer un jour, mais il avait peur du vide, et cette idée le terrifiait.

  • Tu veux essayer ? suggéra la créature de sa voix grave.
  • Je ne sais pas, j'ai peur du vide... Et avec toutes les piques que tu as le long du cou j'ai peur de me blesser.
  • Je n'irai pas très vite pour que tu puisses prévoir mes mouvements et ne pas te blesser.
  • D'accord, mais vas doucement.
  • Promis !

 Il ne fallut pas plus longtemps au dragon pour prendre son envol et succomber à l'euphorie de faire partager cette nouvelle expérience à son ami. Il s'éleva lentement dans les airs et prit un peu de vitesse. Le vent caressait le visage du garçon qui se tenait fermement à deux des piques du dragon pour ne pas tomber. Chacune dépassait de quelques centimètres de son poing serré et menaçait de s'enfoncer dans le torse du jeune dragonnier à chaque mouvement de Raziel. Par réflexe, il serra ses jambes autour du cou de l'animal, comme on l'aurait fait avec un cheval. Il aimait cette sensation de liberté que lui procurait cette insolite expérience, mais il redoutait une éventuelle chute.

 Raziel sentit que son ami aimait la balade et décida d'accélérer un peu. L'air fouettait à présent le visage d'Issari qui peinait à maintenir les yeux ouverts à cause de la vitesse. Il tenta de lâcher une main afin d'essayer de se protéger du vent, mais il manqua de s'empaler sur une pique et préféra reprendre sa position initiale. Le dragon, toujours connecté à son dragonnier, resentit ses déboires. Il entoura l'esprit de son ami et le tira à lui, de sorte que le garçon se vit abandonner son corps et investir celui de Raziel.

 Lorsque le garçon rouvrit les yeux, le vent ne l'aveuglait plus, il l'effleurait. Ses mains ne se tenaient plus aux piques, il battait des ailes. Il était son dragon ! Quelles sensations merveilleuses il ressentait ! Il était libre ! Il tourna la tête et apperçut son corps, figé, accroché à la base de son cou et cette vision le troublait. Il vira à droite, puis à gauche, entreprit un looping, replia ses ailes et piqua en direction du sol. Il rouvrit ses puissantes ailes membraneuses au dernier moment et se posa en douceur dans la clairière en contrebas. Il abandonna finalement le corps de Raziel pour regagner le sien, à contrecœur. Issari descendit de sa monture et tomba à genoux, les mains tremblantes, épuisé.

  • C'est donc ça que tu ressens lorsque tu voles ?
  • C'est merveilleux, n'est-ce pas ? Comment te sens-tu ?
  • Eh bien, je n'ai plus la force de tenir debout, mes mains tremblent et je crois que j'ai l'intérieur de mon pantalon déchiré et les cuisses éraflées à cause de tes écailles mais je vais bien, je te remercie de m'avoir fait vivre ça !
  • Nous le referons aussi souvent que tu le voudras, mais il faudra t'habituer à ce genre d'expérience pour que tu ne perdes pas tes forces et que tu ne te blesses pas sur mes écailles.

Le garçon sentit une chaleur vivifiante se disperser dans son corps, ses forces revenaient rapidement. Trop rapidement.

  • Je t'ai donné un peu de mon énergie. Cela devrait être suffisant pour te permettre d'aller prendre ton liquide magique pour ton père.
  • Comment as-tu fais ça ?! s'étonna Issari.
  • J'ai simplement transféré un peu de mon énergie dans ton corps à travers mon esprit. Allez, maintenant va prendre cette fiole.
  • Non je vais attendre le coucher des soleils, quand tout le monde sera endormi.
  • Il est déjà tard et ils ne vont pas mettre longtemps à franchir la ligne d'horizon.
  • Déjà ?

 Issari regarda autour de lui, le voile sombre de l'obscurité se déposait déjà sur la forêt. Combien de temps avaient-ils passé à discuter et à voler tous les deux ? La notion du temps lui avait complètement échappé. Il se sépara de Raziel et se dirigea vers le campement de fortune des marchands, bien décidé à sauver son père.

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