Chapitre 2 (1/3)
La porte principale commença à se dessiner au loin, de plus en plus discernable au travers de la fine brume qui s’était installée peu de temps avant. En bois massif et haute d’une dizaine de mètres, elle était éclairée par quatre braseros en acier disposés de part et d’autre sur le sol et les remparts. Un petit poste de garde y était accolé juste à sa droite.
La pluie s’était arrêtée et Garance avait retiré sa capuche depuis quelques instants. Elle se dirigeait vers l’entrée d’un pas vif, impatiente de finir au plus vite ce travail confié par son père. En marchant, la mage repensa aux propos de Vancel. Le fait qu'une partie de la populace ne les perçoive qu'ainsi, en sorciers dégénérés et en meurtriers, la désolait profondément. Elle avait beau y réfléchir, elle ne voyait pas où était le problème.
La Légion était une guilde mixte avec une vision très méritocratique de la société, au même titre que les Grandes Archives ou l’Ordre d’Eril. Pour eux, peu importait le sexe ou l'espèce, seul le travail bien fait comptait, quitte à écorcher quelques lois au passage. Bien qu'en vérité, ce dernier point ne s'appliquait pas à l’Ordre d’Eril. Mais fort heureusement, les habitants des lieux, civils comme militaires, n'étaient pas tous aussi agressifs que Vancel et d'autres.
Au loin, sept veilleurs gardaient la porte principale de la cité. Trois étaient postés sur la muraille tandis que les quatre derniers se trouvaient face à l’entrée. Garance balaya du regard la zone. Elle remarqua vite que le capitaine Berort, en charge des portes la nuit, se trouvait être absent. Il devait être occupé. Elle décida cependant à lui rendre une courte visite à la suite de son contrat. Elle avait une question importante à lui poser et qui ne pouvait plus attendre. Elle tourna sa tête en direction de la petite bâtisse en pierre à sa droite. Au-travers de la fenêtre, elle discerna la silhouette de l'officier concentré sur quelques obscurs documents.
Garance s’arrêta à quelques pas de l’entrée principale après avoir salué les gardes d’un petit mouvement de tête. Ils le lui rendirent chaleureusement, habitués aux allers-et-venues des Chevaliers noirs de la Légion la nuit. Elle attendit quelques instants en silence mais celui en possession des clés de la grand’porte ne semblait pas pressé de lui ouvrir. Il l’ignorait même, tournant son regard dans une autre direction. Il ne dépassait pas la vingtaine et son visage lui était inconnu. Il avait tout d'un nouvel arrivant.
— Vous ne m'ouvrez pas ?
— Je suis garde, lui répondit-il d’un air dédaigneux, pas valet de...
— Eh toi, le nouveau !
Surprit, l'homme tourna sa tête en direction de la voix. Garance l'imita et ne put s'empêcher un léger rictus.
— Fais ce qu'elle te dit gamin, sur-le-champ.
— Mais... Sergent Vilmar, elle...
— Gamin, cela peut se passer de deux manières. Sois-tu obéi, soit je te botte le train. À moins que tu ne préfères que ce soit le capitaine qui s'en charge, ou Dame Mortis juste en face de toi ?
Le jeune veilleur ne dit plus rien, s’exécutant la mâchoire serrée. Il attrapa le trousseau de clés à sa ceinture et fusilla du regard la mage qui lui sourit avec insolence. Il inséra la clé dans la serrure et ouvrit la porte avant de s’écarter pour lui laisser la voie libre. Garance s'avança. Le jeune homme s'écarta, lui laissant la voie libre.
Il n'avait guère apprécié la façon dont elle lui avait souri.
— Arvase'rah.
Traître à ton sang.
Une vieille insulte elfique à l’honneur dont Garance se moquait éperdument. Mais bien qu’il l’ait voulu discrète, elle se trouvait assez proche de lui pour l’entendre clairement.
Garance le plaqua contre l’embrasure de la porte, le tenant fermement au niveau du col, la main presque serrée autour du cou. Bien que plus petite que lui, la différence de taille ne la gênait nullement.
Son sourire s'était fait plus sombre. Elle le regarda droit dans les yeux.
— Un petit conseil, petit coq prétentieux... Si tu tiens à vivre, ne prononce plus jamais ce mot.
— Pourquoi, ça te dérange ?
— Moi, non. Mais quelques-uns de mes collègues seraient moins tentés de faire dans la diplomatie. En particulier un certain elfe noir qui te trancherait volontiers la gorge, témoins ou pas.
C’est en le relâchant qu’elle vit l'emblème d'Aelleon pendre autour de son cou. Tenter de lui inculquer un tant soit peu de respect s'avérerait difficile.
Elle avait remarqué depuis quelques semaines que de plus en plus de partisans d'Aelleon se fermaient à tout dialogue avec la Légion, même au sein de la haute autorité du royaume. Le fait que le dieu de la lumière en soit la divinité tutélaire compliquait d'autant plus la situation. Mais aussi banal ce mépris pouvait-il par moment paraître, il y avait tout de même dans cette histoire quelque chose d'étrange. Plus le temps passait et plus cette pensée s'affirmait dans son esprit.
Le jeune garde s'éloigna lentement d'elle, pas à pas. Revenu à sa place initiale, il pouvait sentir dans son dos le regard désapprobateur de son supérieur. Il s'était dit que la Mortis ne tenterait peut-être rien face au sergent. Après tout, n'étaient-ils pas des représentants de la loi ? Mais il se rendit vite compte de son erreur de jugement. La Légion se moquait bien des lois, à l'exception des siennes.
Le dos droit et la tête haute, il faisait mine de n'être aucunement impressionné. En réalité, il était terrifié. La mâchoire serrée, il n'osait parler. Le jeune homme ne savait pas ce qui le terrorisait actuellement le plus, les réprimandes du sergent ou le ton sombre de la Mortis. Après quelques secondes de réflexion, il se dit qu'il préférerait encore mieux avoir à faire face au sergent. Les conséquences seraient probablement moins douloureuses.
— Laisse-moi deviner Vilmar, ce jeune blanc-bec est issu d'une de ces "nobles" familles rangées derrière la bannière d'Aelleon ? Je me trompe ?
— Pas le moins du monde. Maintenant filez d'ici. Vous avez du travail si je ne m'abuse.
— Je vois... Bien, dans ce cas... À plus tard messieurs.
La mage salua Vilmar d'un geste de la main et sortit de la ville.
— Au prochain commentaire de ce type, vous irez me récurer les latrines de la caserne pour un mois entier ! Et je me moque que votre famille soit dans les bonnes grâces d'un des prêtres de la Lumière. Ai-je été clair, soldat ?
Elle secoua la tête, un léger sourire sur ses lèvres ; encore et toujours des contestations, plus lassantes les unes que les autres. Mais il fallait faire avec, les choses étaient ainsi.
Le chemin qu’elle prit conduisait au vieux cimetière d’Aramon. Loin au-dessus d’elle, les nuages épais qui recouvraient le ciel depuis le début de l'après-midi commençaient lentement à se dissiper. Garance put finalement apprécier la vue des étoiles qu'elle aimait tant, accompagnées d'un magnifique croissant de lune. Le vent s'était levé et faisait gentiment virevolter ses mèches blondes.
Cela faisait longtemps que cette route n'avait pas été entretenu, en témoignaient les hautes herbes et les multiples cailloux qui jonchaient le passage. Un tel chemin était difficilement praticable de nuit, mais cela ne posa aucun problème à Garance, un des nombreux sorts à sa disposition lui permettant de voir aisément dans le noir. En un battement de cils, une faible lueur violette se mêla au bleu turquoise de ses iris.
Au loin dans la plaine, elle aperçut la masse immense des arbres qui composaient la forêt de Lugram, bien plus vieille que la fondation des quatre royaumes de la Pointe de Vacélion, il y a déjà quatre siècles, à la chute de l’empire du même nom. Ces vieux bois s’étendaient de la moitié nord de l’Essenie jusqu’au sud des royaumes de Covhan et de Dras.
Elle se demandait bien ce qu’il advenait du clan Tothri de la forêt, ceux que les humains de la région qualifiaient vulgairement « d’hommes-loup ».
Garance finit par apercevoir le cimetière, coincé entre les champs et non-loin d’un des nombreux faubourgs de la capitale. Près de la grille en fer forgé, une quinzaine de paysans aux aguets s'étaient regroupés, armés de fourches et de torches. Ils avaient été prévenus au dernier moment que quelqu’un viendrait s’occuper de ce souci qu’était redevenu les Beaumont. Les volontaires présents ici avaient décidé de prendre les devants et d’accueillir la personne qui viendrait de nouveau à leur secours.
À la vue de la scène, la jeune femme ne put retenir un soupir. Qu’ils étaient ridicules. Si une bande de paysans ainsi armés suffisait à régler les problèmes de ce type, cela ferait déjà bien longtemps que les mercenaires de la Légion seraient à la rue.
À quelques mètres d’eux, Garance les interpella.
— Mais que faîtes-vous là ?
Ne l'ayant pas entendue s'approcher, certains sursautèrent. Ils se tournèrent vers Garance et pointèrent vivement leurs outils dans sa direction.
— Eh, doucement. On se calme.
— Mam'zelle Mortis !
Un des paysans à l'arrière du groupe l'avait reconnue. Un épais bandage en lin blanc entourait sa tête.
— Mais par les Dieux, baissez dont vot' fourche ! Bougres d'imbéciles ! C'est celle que m'sieur l'superviseur a appelée, expliqua-t-il à l’ensemble de ses camarades.
Reprenant ses esprits, le groupe s'exécuta.
— Z'êtes le Ch'valier noir ? Vous avez pas l'air très forte, dit l'une des paysannes.
— Mais tais-toi donc, la Mathilde ! J'te rappelle qu'c'est elle qui s'est chargé d'ces idiots d'fantômes la dernière fois !
— Ouais, bah elle a mal fait son travail !
— Silence à nouveau ! J'te rappelle qu'y'avais qu'les Ch'valiers noirs qui ont bien v'lut nous aider. Les gardes, y voulaient rien entendre et j'te parle même pas des Sœurs d'la Lumière. Coincées comme des rats dans leur monastère ! râla-t-il tout en crachant sur le sol.
Garance eut grande peine à se souvenir de son interlocuteur. Les vêtements qu’il portait étaient vieux et usés et n’aidaient aucunement la mage à le distinguer du reste des vilains. Elle finit par apercevoir la vilaine balafre sur le dessus de sa main et c’est à ce moment-là qu’elle parvint à se rappeler son prénom.
— Paul, c'est bien ça ? Mais qu'est-ce qui vous est arrivé, demanda-t-elle en indiquant la tête du malheureux.
— Ah, ça ! Ce sont ces fichus fantômes, mam'zelle Mortis. J'étais parti avec mon gamin rattraper une poule qui s'tait carapatée dans l'cimetière un soir. Et comme z'aviez dit qu'y'avait plus d'souci, nous on y est allé. C'est au moment où j'ai attrapé c'te bestiole par la gorge qu'ces fichus fantômes m'ont balancé c'te pierre dans la tête. Mais ça, c'tait un jour avant qu'ils s'remettent à brailler comme des cochons. Depuis, y font peur à tout l'monde ces idiots.
— Débarrassez-nous en ! Et pour de bon c'te fois !
Voyant le groupe entier acquiescer à ces paroles, Garance sentit une nouvelle vague de lassitude la traverser. Entre les paysans et les fantômes, la nuit risquait d'être longue.
Le vent porta alors jusqu’à leurs oreilles des éclats de voix en provenance du centre du cimetière, qui ne manquèrent pas d’effrayer un peu plus les gueux postés à l’entrée.
— Par tous les Saints ! J’en peux plus ! Mais qu'y s’taisent à la fin !
À cette nouvelle remarque, Garance soupira.
— C'est bon, j'en ai assez entendu.
Elle se tourna vers le groupe, un air moins désinvolte sur le visage, décidée à éloigner des lieux ces paysans qui ne feraient que la gêner. Comme pour toutes les situations de ce type, leur présence n’était pas désirée et s’avérait plus problématique qu’autre chose la plupart du temps.
— Rentrez chez vous. Tous, dit-elle sèchement.
— Comment ?! Mais...mam'zelle Mortis, vous ne..., répliqua Paul.
— J'ai dit : « Rentrez chez vous ». Votre présence ici n'est aucunement nécessaire. Laissez-moi régler cette histoire.
— Et p'is quoi encore ! On va pas...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. L'espace d'un court instant, un violet sombre illumina les iris de Garance. Plus menaçante, elle se répéta une dernière fois, prenant bien soin d'insister sur chaque mot.
— Rentrez . Chez . Vous . Sur-le-champ. Ai-je été claire ?
Plus aucun mot ne se fit entendre. Les paysans se regardèrent les uns les autres, s'interrogeant mutuellement du regard. Paul, le vilain à la balafre, s'exprima le premier et prit une décision pour l'entièreté du groupe.
— Allez, on dégage vous aut' ! Et on arrête de râler ! De toute façon, on f'ra qu'la gêner.
Le groupe finit par s'exécuter à contrecœur.
— Bah, de toute façon, c’est toujours pareil avec eux ! Y s’ont jamais b’soin de personne. Faut pas qui s’étonne qu’les gens les aiment pas après !
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