— Il nous faut y aller, Garance.

— J'arrive tout de suite. Messieurs.

Elle les salua d'un geste de la tête.

— Allez, viens espèce d'andouille. Faut qu'on rejoigne les autres à la crique, dit James à son comparse.

Garance rejoint tranquillement Sérion tandis que les deux contrebandiers remontaient les escaliers par lesquels ils étaient arrivés. La jeune femme s'arrêta au niveau de l'elfe.

— Toujours aussi curieuse à ce que je vois, lui dit-il un léger sourire sur les lèvres.

— Être curieux amène certains avantages... Tu persistes toujours à croire que tout va bien par là-bas ?

— En toute franchise, je n'en sais rien… Allons-y et nous serons fixé. Mais occupons-nous des spectres en premier.

Garance soupira mais acquiesça malgré tout.

— Très bien. Je te suis.

Sérion s'avança le premier. Avec Garance, il descendit un petit escalier d'une dizaine de marches avant d'atteindre la partie inférieure de la pièce. Une puanteur sans nom se fit sentir. Garance en eut la nausée. Sérion se contenta d'une grimace, plus habitué aux relents de chair décomposée que sa collègue.

Devant l'entrée du quatrième niveau, étalés au sol et face contre terre, se trouvaient les corps sans vie de trois Noirelames. Une pile d'une quinzaine de caisses était déposée non loin d'eux ; ils avaient dû être surpris alors qu'ils s'occupaient de référencer leur marchandise. Sérion s'approcha du corps le plus proche de la voie d'accès. Tandis qu'il s'agenouillait à ses côtés pour constater les causes du décès, Garance, debout à deux mètres de lui, mit sa main sur la poignée de sa lame. Elle ne tenait pas à ce qu'ils soient pris par surprise.

Le cadavre face à Sérion était celui d'un humain d'une quarantaine d'années, probablement un simple manutentionnaire à la vue de ses vêtements. Ses lèvres étaient blêmes. A défaut d'une étincelle de vie, la seule chose que l'on pouvait voir dans ses yeux vitreux était la terreur qu'il avait exprimé au moment de rendre son dernier souffle. Sa peau d'une grande pâleur avait commencé à virer au violet à certains endroits. Les deux autres cadavres étaient ceux d'un autre humain et d'un haut-elfe, dans un état similaire. D’après les tatouages qui décoraient leurs bras, Sérion en déduit qu'il s'agissait d'anciens pirates de la mer de Roath.

Il examina plus en détail le corps face à lui. Une vilaine entaille parcourait en diagonale le dos du malheureux. Cette blessure n'était cependant pas responsable de la mort. Sérion constata une plaie large qui lui traversait l'abdomen d'avant en arrière. Celle-ci lui parut plus plausible. Il souleva un pan du vêtement qui le couvrait et remarqua de vilaines gelures maculant en profondeur sa chair. La conclusion était sans appel, il s'agissait bien de spectres. Il se releva puis s'essuya rapidement les mains sur un fragment de tissu qui traînait non loin. Garance l'observa faire.

— Ces pauvres bougres n'avaient aucune chance... Viidasalia, finit-il la main droite posée sur le cœur en signe de respect.

La jeune femme soupira et haussa légèrement un sourcil.

— C'est cela... Paix à leur âme, dit-elle avec cynisme.

Sérion la dévisagea quelques instants. Bien qu’il sache à quel point elle pouvait encore se montrer froide et qu’il ne s’agisse là que d’un acte pour se préserver, il estimait qu'il y avait tout de même un minimum de décence à montrer.

Garance ignora le regard noir que lui lançait son collègue. Elle savait ce qu'il lui reprochait et s'en moqua éperdument. Elle ne pouvait pas se permettre d'avoir de l'empathie pour tous les trépassés qu'elle croisait. Si elle devait agir ainsi, autant se trancher la gorge dans l'instant. Elle préférait réserver ses larmes aux gens qui avait de l'importance pour elle et elle n'en mettrait aucune de côté pour ces hommes. Ils connaissaient les risques de leur travail. Sérion n'avait qu'à faire avec.

Mais elle admit sans mal qu'une part de son agacement s'était exprimé au travers de ses mots. Elle détourna le regard de son ami et soupira. Elle n'appréciait pas se quereller de la sorte avec les gens qui comptaient pour elle.

Se recentrant, Garance observa l'escalier qui descendait plus profondément dans Agrisa.

— Allons-y.

Elle relâcha sa prise sur la poignée de son épée, gardant toutefois sa main proche de celle-ci, et emprunta en premier l'escalier. Sérion la suivit, lui aussi près à dégainer si nécessaire. Prenant leur temps pour descendre, ils atteignirent le niveau inférieur au bout d'une soixantaine de marches.

Le duo déboucha dans une grande salle circulaire. La voûte de la pièce en arcs brisés était soutenue par une vingtaine de piliers richement décorés. Malgré les siècles écoulés, la structure globale des lieux tenait encore. La première fois que Garance avait mis les pieds dans les souterrains, accompagnée de son père et de son frère, elle se souvint avoir été impressionnée.

Sa mère lui avait parlé des ashéens et de leur architecture maintes fois lors de leurs conversations, à un point tel que, bien loin d’être une spécialiste, ses connaissances étaient aujourd’hui digne d’une Apprentie des Grandes archives. Sur l'ensemble d'Alen, une trentaine de cités dataient de l’empire ashéen ou de sa fin. Le reste de ces villes, en ruine, étaient disséminées un peu partout dans les différents paysages des continents de l’hémisphère nord. Parmi celles quasi-intactes, beaucoup servaient de capitales à de nombreux royaumes humains, les autres espèces les évitants comme la peste.

Le silence était entier et pas un seul rayon de lumière ne parvenait jusqu'à ce lieu désolé empestant la mort et la solitude. Une légère brume blanche proche du sol stagnait à certains endroits comme figée par le temps.

Garance frissonna légèrement.

— La température n'a rien de normal. L'air est beaucoup plus froid que d'habitude.

— Oui, ils sont encore dans les parages.

Ils s'avancèrent jusqu'au milieu de la salle. Trois accès différents s'offraient à eux. Le premier, à leur droite, menait vers le port et à un ancien secteur d'habitation. Celui situé face à eux, conduisait vers la zone que Garance redoutait depuis quelques jours, la voie d'accès au 5ème sous-sol. Tandis que le passage de gauche, les emmenaient dans une série de galeries et salles plus centrales par rapport à la disposition de la cité. Dans un ancien secteur marchand, elles menaient aussi bien aux catacombes qu'à l'entrée du cinquième niveau.

Garance leva sa main droite à hauteur de son visage puis claqua des doigts. Trois petits orbes de fumée noire flottaient maintenant autour d'elle tels des lucioles. Un sombre éclat violet brillait en leur cœur. La mage dégaina rapidement son épée. Sérion fit de même. Les glyphes sur leurs armes respectives s’illuminant faiblement.

Les lames de Sérion étaient de facture elfique. Finement ouvragées, elles étaient légèrement incurvées. Contrairement à la dague de Garance, seul un des deux côtés était tranchant.

— Si les spectres proviennent bel et bien des catacombes comme nous le suspectons, je serais d'avis d'emprunter le passage qui mène au secteur interne de la cité. Avec de la chance, ils y errent peut-être encore... Mais nous ne pourrons pas faire grand-chose s'ils sont retournés dans les catacombes.

— Vas-y, je te suis.

Ils empruntèrent le passage de gauche et s'enfoncèrent plus en avant dans les galeries. Ce couloir, de quatre mètres de large et de trois de hauteur, était l’un des axes majeurs de ce niveau. Bien assez grand pour se mouvoir avec aisance, le duo savait cependant que certaines galeries ne leurs offriraient pas le même confort en combat s'il venait à s'y engouffrer.

Sérion surveillait leurs arrières et Garance continuait d'observer les alentours attentivement. Les spectres n'étaient pas les seules créatures sur lesquelles ils étaient susceptibles de tomber. Les guerriers squelettes avaient eux aussi l'habitude de patrouiller dans la zone.

— Garance, sur ta droite.

Elle tourna son regard dans cette direction et y constata un nouveau passage. Mais ce qui attira en premier son œil furent les marques de givre qui maculaient la pierre un peu partout autour de l'entrée. La brume se faisait aussi plus épaisse à cet endroit, s'élevant jusqu'à un peu moins d'un mètre au-dessus du sol.

Ils s'avancèrent prudemment en direction de la nouvelle voie, plus étroite que le couloir principal mais toujours assez grande pour permettre à Garance de continuer d'évoluer avec son épée en mains.

Le givre maculait les murs et le sol en de nombreuses tâches irrégulières. Avançant dans les couloirs, le duo emprunta trois embranchements différents. Il continuait de suivre les traces laissées par les revenants qu'il traquait. Au bout d'une vingtaine de minutes, Garance et Sérion arrivèrent à un nouveau carrefour. Ce n’est qu’au moment d’y pénétrer qu'un cri perçant et aigu brisa le silence redoutable des lieux.

La stupeur ne dura qu'un instant. Dans la seconde qui suivit, tous deux s'élancèrent en direction du son. Passant par un premier couloir puis un deuxième, ils s'arrêtèrent brusquement à l'entrée d'un troisième. Le cri avait cessé. A la place, lui succédèrent des pleurs et des gémissements décharnés.

Un nouveau croisement finit par apparaître au loin. Garance et Sérion avancèrent pas à pas jusqu'à s'arrêter un mètre avant la fin du couloir. La jeune femme se rapprocha plus doucement puis, une fois arrivée au début de l'intersection, passa doucement sa tête au-delà du mur et observa le couloir d'où provenaient les pleurs.

Au milieu du passage se dessina une figure féminine longiligne, finement transparente. Une lueur à l'orée du vert et du bleu émanait faiblement d'elle. Son apparence était des plus squelettiques avec des traits semblables à ceux d'une momie. Elle avait de longs cheveux ondulés qui descendaient jusqu'au milieu de son dos. Richement décorée, la robe qu'elle portait indiqua à Garance qu'il s'agissait probablement d'une ancienne noble d'Agrisa. Le bas et la traîne de son vêtement étaient très abimés et déchirés par endroits.

Contrairement aux fantômes, manifestations totales de l'âme d'un défunt, les spectres n'en étaient que des fragments, des restes de leur existence passée, très souvent mus par des émotions fortes et négatives comme la colère ou la haine. Ils étaient des plus agressifs.

Bien qu’elle eût le dos tourné, Garance put voir que ses mains couvraient son visage. Les pleurs venaient d'elle. La mage fit signe à Sérion de se rapprocher puis de s'arrêter. La revenante se mit cette fois à parler. Intriguée, Garance tendit l'oreille.

— Chassés... Chassés. Ils nous ont chassés. Chassés !!

Elle hurla ce dernier mot ; sa voix spectrale emplie d'un profond ressentiment.

Garance se demanda pourquoi la revenante avait insisté sur ce point. Faisait-elle référence à un évènement passé ou présent ? Quel rapport avec les contrebandiers et cette récente attaque ? Ces propos lui semblèrent loin d'être anodins. Les spectres n'étaient pas fous, simplement brisés. De nouvelles questions supplémentaires auxquelles elle devrait apporter une réponse.

Sérion posa silencieusement sa main sur le bras de la jeune femme afin d'attirer son attention. Elle se replaça derrière le mur puis se tourna vers son collègue qui s'adressa à elle en chuchotant.

— Sois prudente, Garance. Les autres ne sont pas loin.

— Combien en as-tu compté ?

— Environ cinq.

— Très bien. Nous n'avons malheureusement pas le luxe de faire dans l'apitoiement... (Elle soupira.) Je m'occupe de celle-là en premier.

Garance s'écarta du mur contre lequel elle était accolée. Le dos droit, elle prit une profonde inspiration. Elle s'engouffra dans le couloir puis effectua quatre pas avant de se mettre à courir en direction du spectre qui continuait de sangloter. Ignorant totalement la présence de la jeune femme, il n'eut pas le temps de voir sa deuxième mort arriver. A un mètre de lui, Garance profita de l'élan offert par sa course pour armer son bras. D'un coup vif, porté en diagonale de gauche à droite, elle lui tailla le thorax en deux.

Les sinistres gémissements cessèrent. La revenante s'écroula lentement sur les genoux puis tenta de lever ses bras vers le plafond comme pour implorer la clémence des Cieux qui, quoi qu'il advienne, n'arriverait jamais. Tel un parchemin incandescent, son corps éthéré se consuma en quelques secondes à partir de la déchirure violette infligée par la lame de Garance. Toute trace de sa présence finit par s'estomper dans la brume. Dans l'instant qui suivit, un nouveau hurlement perça le silence. Les autres spectres avaient ressenti ce dénouement. Ils appréciaient rarement que l'on élimine ainsi l'un des leurs.