Chapitre 10 (1/4)
Garance eut grand mal à se rendormir, craignant de se retrouver de nouveau seule dans cette pénombre. Sa méfiance fut justifiée. Deux heures plus tard, le même phénomène se répéta, la tirant brutalement de son sommeil. Elle s’était de nouveau retrouvée dans les larges galeries, entourée de diverses habitations. Seulement, de nombreux cadavres momifiés se trouvaient éparpillés au sol tout autour d’elle. Elle avait marché un certain temps, jusqu’à ce qu’elle n’entende un bruit et qu’une vague de brume opaque ne l’engloutisse en quelques secondes. Cette nuit-là, elle dormit très peu et resta éveillée jusqu’au lever du jour.
Les quatre jours et quatre nuits qui suivirent furent similaires, même si l’intensité des troubles quotidiens s’amenuisèrent avec le temps. Là où calme et détente auraient dû prendre place, s'imposa un univers des plus troublants, loin d'apaiser ceux qui auraient eu le malheur de s'y établir, ne serait-ce que pour un temps. Dans ses cauchemars, elle croisait souvent la route de sa mère. Au point où elle se demanda si elle était vraiment si hantée par son souvenir. Lua ne s’était montré qu’une seule autre fois, la guidant dans le noir avec sa lanterne vers un bâtiment imposant. Mais tout cela avait-il seulement du sens ?
Les journées furent un peu plus calmes, mais seulement un peu. Les chuchotements qui l'avaient hantée dans ses rêves continuaient de la harceler dans le monde éveillé, la troublant en particulier lorsqu'elle souhaitait être seule. Ces jours-là, à cause des nuits difficiles, Garance était devenue particulièrement irascible et, à l'exception de son père et de son frère, personne ne lui adressa la parole. Fait rare, elle avait même violemment fracassé contre un mur l'un des deux vases de sa chambre, effrayant au passage Isabelle venue lui apporter à manger.
Son état de fatigue était-elle que le jeudi après-midi, une pensée commença à parasiter son esprit. Les corbeaux habituellement posés sur les toits de l’hôtel la suivaient-ils du regard ? Mais de cela, elle n'en parla à personne, considérant la pensée folle.
Elle avait dû rester alitée la plupart du temps car le simple fait de se tenir debout lui provoquait des vertiges. Cependant, malgré l'angoisse générée par les cauchemars et les murmures répétés, elle avait pu trouver un peu de réconfort dans ses livres. Tout le long, son père lui avait demandé de rester confiné dans l'hôtel. Victor ne souhaitait pas lui faire courir de risques inutiles ou d’attirer une attention non-désirée.
Ce calvaire dura jusqu'au vendredi matin, où elle se réveilla en fin de matinée sans entendre un seul murmure. La mage put profiter du vendredi et du samedi pour se reposer. Au moins avait-elle eu un aperçu de ce qui pourrait l’attendre dans les années à venir lorsqu'elle serait directement confrontée à l’Inconnu.
Garance fixa une dernière épingle dans ses cheveux puis s’assura que sa tresse était bien maintenue. Elle rangea ensuite sa brosse et son peigne dans le tiroir de sa coiffeuse. Cette même coiffeuse où Lua se refléta. Soupirant longuement, elle observa avec insistance son reflet. Les cernes qui avaient creusé le bas de ses yeux les jours passés avaient presque disparus. Mais cela n'empêchait pas la fatigue de marquer encore le reste de son visage.
La dernière nuit avait été bien plus agréable. Elle avait dormi d'un sommeil sans rêves et à nouveau depuis une heure qu'elle était éveillée, pas un seul murmure, pas un seul ricanement n'était venu troubler le calme de sa solitude. Pour la première fois depuis plusieurs jours, elle se sentait bien, libre, malgré la fatigue.
Garance se leva de sa chaise. Elle avait troqué son uniforme contre un pantalon et une chemise en lin noir accompagnée d'une paire de bottes en cuir marron. Son père lui avait donné la permission de quitter l'hôtel la veille. Elle ne pourrait cependant reprendre son activité qu'à partir du lendemain.
Ses sentiments étaient quelques peu mitigés. D'un côté, elle était ravie de pouvoir se remettre au travail, de déambuler à nouveau dans les sombres couloirs poussiéreux d'Agrisa ou encore de pouvoir partir pour les alentours de la capitale, chasser les monstres qui perturberaient le quotidien des gens de ce pays. Mais d'un autre côté, elle n'était pas impatiente de s'y remettre. Une petite voix en elle la mettait en garde ; quelque chose s'y tramait, s'y passait, s'y trouvait, mais quoi ? La réponse lui était inconnue et c'était cette incertitude qui la perturbait et l'inquiétait, bien plus que d'habitude.
La jeune femme soupira puis ouvrit la boîte à bijoux en bois sculpté qui se trouvait sur la coiffeuse. Elle se saisit délicatement d'une chaîne en argent au bout de laquelle pendait un petit anneau du même métal serti d'un grenat. Ses parents le lui avaient offert pour ses douze ans. Des garances, les fleurs préférées de Kaerolyn, avaient été gravées à la surface de l’anneau. Elle caressa les gravures de son pouce pendant quelques secondes, les regardant avec tristesse. Il était un des rares souvenirs que Garance avait de sa mère. Elle plaça la chaîne autour de son coup puis referma la boîte. Elle se dirigea ensuite vers l’entrée de sa chambre. Affamée, elle prit la direction du réfectoire. Avec un peu de chance, certains de ses compagnons d'arme s'y trouveraient peut-être.
Les rayons du soleil peinaient encore à illuminer l'ensemble de l’hôtel, expliquant la pénombre du couloir. Sur le chemin, elle croisa quelques-uns de leurs domestiques affairés à leurs tâches habituelles. Elle les salua chacun d'un simple « bonjour » et en retour, tous exprimèrent leur soulagement de la voir mieux portante. Garance en fut un peu gênée. Elle se sentait mal de savoir qu'elle avait inquiété tant de gens autour d'elle.
Elle descendit l'escalier principal de la demeure, traversa le hall d'entrée puis pénétra dans le réfectoire.
— Tante Garance !
Emile accourut vers elle. Il n'avait pas eu le droit de venir lui rendre visite et s'était donc énormément inquiété. Il enlaça la jambe droite de sa tante et la serra aussi fort qu'il pouvait. Derrière, Louise le suivait de près. Un grand sourire illuminait son visage.
— Est-ce que ça va mieux, maintenant ? lui demanda le petit garçon tout en levant la tête dans sa direction.
— Oui, ne t'en fais pas, Emile.
Garance lui sourit tendrement et passa sa main droite dans ses boucles noires en un geste affectueux. Elle n'aimait vraiment pas voir les gens qu'elle chérissait s'inquiéter ainsi pour elle. C'était comme si son propre mal-être se reflétait en eux, sur leur visage ou dans leurs yeux. Elle ne voulait pas les voir souffrir pour elle. C'était son fardeau ; à elle de l'assumer.
— Allez, Emile. Laisse donc ta tante tranquille maintenant. D'autant plus qu'elle doit être affamée et tu sais pertinemment qu'il n'est pas sage de se mettre entre Garance et son petit-déjeuner.
— Oui, maman, lui répondit-il en souriant.
Il libéra Garance de son étreinte et enlaça sa mère à la place, un petit sourire doux sur le visage. La mage balaya rapidement la salle du regard et fut surprise de ne trouver personne. Normalement, à cette heure-ci, il y avait au moins un ou deux de ses compagnons attablés quelque part dans la pièce, le plus souvent près de la cheminée. Et fait surprenant, même son père manquait à l'appel. Elle se tourna vers Louise.
— Où sont-ils donc tous passé ?
— Tu les as manqués de peu. Ils sont tous sortis il y a une petite dizaine de minutes seulement.
— Y compris mon père ?
— Oui. Il m'a dit aller à la Bibliothèque et se trouvait en compagnie de l'apprenti de Maître Marxus. Il sera de retour en milieu de matinée. En attendant, je suis à nouveau en charge des lieux.
— Je vois, et les autres ?
— Ils sont tous de patrouille dans les souterrains, de ce que j'en ai compris.
— Tous les quatre ? Même Walther ?
— Oui.
Voilà qui était étrange. C'était bien la première fois qu'elle voyait l'ensemble du groupe s'engouffrer en même temps dans les souterrains, encore plus pour une simple patrouille. Mais si Victor l'avait ordonné, c'est qu'il y avait une raison. En parlant de son père, s'il se trouvait à la Bibliothèque en ce moment même, il était forcément en compagnie d'Alan et le seul motif de sa visite ne pouvait qu'être politique. Quelque chose aurait-il changé avec les autorités ? Étaient-ils finalement au courant des derniers massacres ? Garance ne manquerait pas de lui poser la question dès son retour. Avec les récents évènements, elle s'était isolée du reste de l'hôtel et n'avait par conséquent guère eu l'envie de parler de grand-chose. Qu'elle ait agit ainsi la chagrinait un peu.
Louise n'étant pas au fait de tout cela, Garance garda ses doutes pour elle afin de ne pas l'inquiéter inutilement.
— Je vois. Dans ce cas... Avez-vous mangé ?
— Nous nous apprêtions à passer à table. Veux-tu te joindre à nous ?
— Ce serait avec grand plaisir.
*****
Le Bibliothécaire relisait un vieux tome d'herboristerie lorsque son apprenti frappa enfin à la porte de son bureau.
— Maître Alan ? Le seigneur Mortis est ici.
— Ah, parfait. Entre, je te prie.
Le Sage referma le livre et le déposa à la droite de son bureau, au-dessus d'une pile composée de cinq autres ouvrages. Sa pipe dans la bouche, il expira une petite bouffée de fumée.
Galbali ouvrit la porte. Il se tourna vers Victor tout en indiquant de la main le bureau de son maître.
— Après vous.
Victor le remercia et se dirigea vers le fond de la salle. Galbali entra à son tour et ferma la porte des lieux avant d’user du sortilège habituel de son maître. Une fois cela fait, il alla s'installer près des fenêtres, un peu à l'écart des deux hommes. Il tourna son regard vers la rue où il y repéra une figure familière. Adalric de Gontelme, un des membres de la garde royale et subordonné direct de Baldwin Thralond, le connétable du royaume, se tenait debout adossé à un mur, dévorant tranquillement une pomme de la main gauche. Son regard allait et venait entre la porte d'entrée et les fenêtres du premier étage de la Bibliothèque, où les trois hommes se trouvaient actuellement. Galbali ne dit rien à son maître, celui-ci était déjà au courant de sa présence.
— Que se passe-t-il donc à la fin, Alan ? Cela est bien la première fois que tu envoies ton apprenti me chercher si tôt de bon matin, lui demanda Victor, la voix empreinte d'une certaine inquiétude.
Juste avant de lui répondre, le Sage l'invita à prendre place dans un des deux fauteuils placés face à son bureau.
— Je suis désolé mais... J'ai estimé qu'il fallait que tu sois au courant le plus vite possible. Les « rumeurs » des massacres dans les royaumes de Mirbre et de Ranaes ont atteint les oreilles du roi dans la semaine. Cependant, j'imagine que tu devais quelque peu t'en douter.
— Il est vrai que certains membres de la garde royale n'ont pas été des plus discret à cet égard.
Dans la semaine, ses gens lui avaient en effet fait part de leur hostilité grandissante et du fait qu'ils n'aient pas cessé de décourager les habitants de faire appel à eux. Jusqu'à présent, les gardes avaient plus ou moins tût leur désamour, se contentant de nombreuses petites provocations sans grandes conséquences. Jamais la situation entre les deux partis n’avait-elle été aussi tendue.
Victor ne souhaitait nullement voir les choses dégénérer en bain de sang comme ce fut malheureusement le cas il y a trois jours, à l'est de Ranaes et de Mirbre, près de la frontière de l'empire de Soram. Tentant de fuir les deux pays, de nombreux légionnaires y avaient laissé leur peau et quatre morts étaient à déplorer du côté des Chevaliers noirs. Cette déplaisante nouvelle lui était parvenue la veille, des mains d'un messager de la forteresse Merina, située dans le nord de l’Essenie.
Alan déposa sa pipe dans une petite coupelle en étain et prit une profonde inspiration. Le trouble de son ami ne lui avait pas échappé. Le Sage aurait grandement préféré que les nouvelles soient meilleures car il avait conscience des enjeux pour Victor et les membres de sa Maison.
— J'ai bien essayé de plaider en ta faveur lors de la session d'hier après-midi, au même titre que les Diaths des cultes de Lilua et de Lothrean, mais le roi n'a rien voulu entendre. Son choix était fait depuis longtemps. Je crains qu'il n'ait désormais trouvé la légitimité de vous faire expulser de ses terres, et ce, de manière définitive.
— Ne t'en fais pas, Alan. Cette nouvelle est certes...problématique mais guère surprenante. Je savais pertinemment qu'il ne tarderait pas à être au courant et qu'à partir de cet instant nos jours ici seraient comptés. (Il soupira.) J'aurais simplement aimé que les choses aillent moins vite mais elles sont ce qu'elles sont. Et aussi pénibles soient-elles, je me dois de faire avec.
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