IV. Mais toi… tu savais ?
— Mais qu’est-ce qu'il est devenu, ce bébé ?
— Et bien… C'est Petit Jean ! Tu sais bien, Petit Jean.
Parmi les anciens, tout le monde avait connu Petit Jean. Oui, c’était un cousin, un cousin éloigné. En fait, Petit Jean faisait partie du paysage. Il avait toujours été là. Orphelin, il avait été élevé par Marie Domino, sa grand-mère. Certains nous révéleraient plus tard avoir retrouvé des lettres de Petit Jean dans lesquelles il l’appelait maman.
De là à dire précisément comment il était lié à la famille ? Personne, jusqu’à maintenant, n’avait posé la question. Il s’appelait Massé, donc comme les Massé étaient des cousins, pas besoin d’aller chercher plus loin. Pourtant, on se rappelait vaguement qu’il n’était pas directement lié à la branche de Paul Massé. Mais jusque-là, on n’avait pas fait le rapprochement. D’ailleurs Isabelle, on ne pouvait pas dire que l’on en avait vraiment entendu parler…
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La jeune génération des cousins était pour le moins perturbée par la brusque apparition d’Isabelle dans l'arbre familial. Et par l’indifférence suspecte des anciens. Pourtant l’affaire n’était pas mince. Ces souvenirs, jetés à même la grande table de la mémoire, on les triait, les commentait, parfois on s’en amusait. Sans réellement en saisir l’importance. C’était comme un jeu. Une malle que l’on découvre au grenier que l’on nous a si souvent interdit de visiter. Une vieille photo, cachée au verso d’un cadre, dont on devine que l’objet devait susciter des sentiments inavouables.
Dès lors, il devient évident que l’on a fait mouche tant la réaction des aînés se révèle disproportionnée.
Mais ce soir-là, l’absence de réaction nous surprenait. Si l’on s’en tenait aux faits, et si nous en avions bonne compréhension, on pouvait résumer ainsi : une mère chasse son enfant de la maison (sa propre fille) puis, elle lui vole son fils, et, comme si ces seuls méfaits ne suffisaient pas, cette femme se charge de la rayer (toujours sa fille) de la mémoire familiale.
Malgré ce constat terrible, il nous semblait que les anecdotes remontaient à la surface avec une certaine insouciance. Le détachement de certains contrastait étonnamment avec la violence de la révélation. Était-ce la nouveauté qui faisait que les actes semblaient cruels aux yeux des plus jeunes ? Ou bien était-ce le contexte historique qui avait changé ? Lorsqu’on juge des situations passées avec des critères actuels, on en vient à des conclusions parfois extrêmes. Il ne faut pas juger avec nos yeux instruits d'aujourd'hui mais avec nos yeux aveugles d'hier, disait Maurice Druon. Était-ce, qu’à l’époque, ces méfaits étaient monnaie courante et admissibles ?
Il flottait dans l’air un vent de surprise, mélée d'incompréhension et d'incrédulité. Il est de coutume de dire que chaque famille a son secret jalousement gardé. Nous étions loin de penser que dans notre famille, aussi, niché au creux de l’arbre, se lovait un secret de cette ampleur.
« Mais toi, tu savais ? » a dû être la question la plus prononcée ce soir-là, alors que les plus jeunes des cousins découvraient cette histoire. L’interrogation attisait l’impatience d’en savoir davantage. La fête de famille, le lendemain, permettrait sans doute d’éclaircir bien des points d’ombre.
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