XIX. L’étonnante révélation de Gabrielle à Andrée
Andrée Massé, née Mias, était assise à la table des aînés, au centre de la salle. Cette dame élégante aux cheveux blancs était l’une des rares personnes de la cousinade à avoir été une témoin directe, pourrait-on dire, de l’histoire de notre Effacée. Nous hésitions à la déranger. Il y avait tant de questions que nous brûlions de lui poser et surtout la plus importante de toute : savait-elle qui était le père son mari ? Pourtant, personne n'osait s'asseoir à ses côtés pour lui demander frontalement.
Alors, certains d’entre nous empruntaient des chemins détournés, de traverse, demandaient à ses enfants, à ses proches. . À petits pas, il nous semblait nous approcher de la vérité. Et chacun dévoilait un nouvel élément, une nouvelle pièce du puzzle.
Le premier était sans doute cette étonnante conversation qui nous fût rapportée. La scène se serait passée le jour même du mariage d'Andrée et de Petit Jean.
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Andrée est jeune. Elle est jeune et heureuse. Elle va épouser Jean, ou plutôt, Petit Jean, comme tout le monde a coutume de l’appeler.
Au pays tout le monde l'aimait bien, Petit Jean. « Il y en avait des filles qui voulaient se marier avec lui ! Oh, je n’étais pas la seule... Je ne sais pas pourquoi il est venu me chercher, moi... »
Finalement c’est elle qu’il choisit ou l’inverse, peu importe. En tout cas, ils vont se marier et c’est ce qui compte avant tout. En ce jour, elle est très heureuse. Pourtant quand Gabrielle, la tante de son futur époux, demande à la voir, elle sent comme une inquiétude poindre au creux de son ventre.
— Andrée, approche par ici, veux-tu ? Nous serons plus tranquilles pour discuter.
Le petit salon est vide. De suite, Andrée voit, à l’expression sur le visage de Gabrielle, que celle-ci a quelque chose d'important à lui dire. Gabrielle s’approche, de façon à lui parler en toute discrétion même si elles ne sont que toutes les deux dans cette pièce. Elles n’ont pas pris le temps de s’asseoir, si, peut-être deux minutes, Andrée ne se souvient plus exactement. Elle a le souvenir que ce fut très rapide et brusque… comme une massue qui s’abat sur votre crâne.
— Jean, ton Jean, il faut que je te dise, il est l’enfant d’une fille mère.
En substance, Gabrielle lui explique que Jean n’a pas de papa, pas officiellement.
— Tu ne peux pas te marier sans connaître l’histoire de ton futur mari, tu dois savoir !.
Andrée comprend tout très vite. Isabelle, enceinte, a cherché à fuir avec le père du bébé. Mais Marie l’a surprise avec sa valise, et l’a bouclée dans sa chambre. Le pauvre amant, ne voyant pas sa belle venir, serait reparti à la guerre sans bien comprendre ce qui se tramait... Plus tard, une fois la guerre terminée, il serait revenu chercher Isabelle. Ne réussissant pas à la trouver, il se serait fait une raison. Finalement, il s’était marié avec une autre femme, ensemble ils avaient eu plusieurs enfants. Des filles.
Jean n’a donc jamais connu son père. À peine sa mère. Il a été élevé par sa grand-mère et ses tantes. Ses proches se sont occupés de lui, l’ont nourri, habillé, lui ont donné leur amour. Et aujourd’hui, Jean va l'épouser. Andrée va épouser un homme né d'un père inconnu et d’une fille-mère, morte de chagrin.
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Ce jour-là, Andrée n’en saura pas plus. Elle a beau demander, questionner au sujet du père ; Gabrielle refuse net de lui révéler son identité. Elle est visiblement dépositaire du secret et prend son rôle très au sérieux. Il faudra qu’Andrée attende longtemps, très longtemps pour en connaître un peu plus. Il lui faudra attendre quarante ans…
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