2% Toujours une estimation très estimé
Bien sûr, il n’était pas seul, il y avait ici A., ici K., peut-être même S, malgré son besoin insupportable de montrer son origine juive plus que de la vivre. Mais l’aimaient-ils pour lui-même ou pour sa modestie et sa capacité à leur porter secours quand ils en avaient besoin ?
Atlas, il était, Atlas, il demeurerait se murmura-t-il.
A son poignet, le couperet brûlant du plastique, relief bruyant de son passage à l’hôpital au départ trouble, le démangea. Alors, qu’il allait se perdre dans sa mémoire, la femme le coupa à nouveau.
— Le suicide n’excuse pas l’impolitesse, vous savez. Tout au plus, il pardonne un certain allant mélancolique.
— Vous êtes de la police ? Quelqu’un a remarqué ma présence sur le toit, a pris peur et vous a appelé pour me raisonner ? mordit Jonas avec fatigue.
— De la police ? Non ! Les flics, je les tabasse quand j’en ai l’occasion, je ne les aide pas. Et pourquoi vous raisonner ? Vous voulez mourir, c’est probablement l’acte le plus sain d’esprit que je connaisse. Mais ça fait bien trente minutes que vous êtes en haut et vous n’avez pas encore sauté. Je me suis donc dit que vous pouviez avoir envie de compagnie, sourit son interlocutrice.
Jonas resta interdit quelques secondes, Morgane ressemblait définitivement à une originale, une de ces humaines étranges qui voyait le monde différemment. Il n’arrivait pas à comprendre ce que cette discussion devenait. Hagard et silencieux, il demeurait comme un con, sur ce toit trop plat dans la nuit trop froide. Puis enfin, reprenant ces esprits, il répondit avec une voix pâteuse de celui qui n’avait plus de morgue pour se protéger.
— Jonas, je m’appelle Jonas.
— Enchanté voyageur en baleine. Alors, pourquoi tu ne fait pas immédiatement un Pollock avec tes intestins ?
Dans un monde où la mort demeurait un tabou, plus grand encore lorsqu’il s’agissait du suicide, l’indélicatesse de l’expression surprit le mort en sursis. Il cligna plusieurs fois des yeux, comme offusqué l’espace d’un instant de se voir réduit à une viande mal contenue, puis lentement, il sourit, amusé par l’ironie sinistre de son ego qui cherchait une dignité dans la fin.
— J’attends l’aube.
— Dans ce froid, sur ce toit ? Tu vas surtout finir congelé et c’est pas terrible de sauter quand on ressemble à un glaçon. Déjà que de cette hauteur, tes chances de mourir sont faibles, si en plus tu trembles trop de froid pour bouger, ce sera un départ raté. Je t’offre un verre ? Avec des amis on a prévu de bastonner la ville, de dégrader des flics et de foutre le feu à des agences de publicité. Ou l’inverse, je ne sais plus.
— Je ne suis pas sûr que finir en prison au petit jour m’aide pour mon suicide, railla Jonas.
Morgane le dévisagea avec un sourire non feint, elle n’était que de passage, venu pour voir l’un des coins non loin de la place de la révolution où s’agglutine en général des junkies trop pauvres pour fuir l’hiver par une dose à qui elle venait offrir un toit pour la nuit. Mais la police avait déjà fait sa maraude et les pauvres, les vagabonds, les oubliés avaient été chassé, attroupé peut-être dans un panier à salade pour une nuit pleine de tristesse sous les coups d’une violence silencieuse. La misère n’était pas tolérée ici. La ville chassait ceux-là qui cherchaient sous un porche l’illusion d’un foyer, elle traquait les filles de rien qui tentaient de survivre par leurs corps, elle lâchait sa loi sur les malheureux pris dans les mâchoires de l’alcool et de la drogue. Le temps était au refus des cheminants, et elle dirigeait en semblant de reine ce monde de mendiant sans présent qui peinait à rêver un avenir. Mais ce soir, il n’y avait personne à qui offrir un toit, un shoot salvateur, un semblant de repas. Alors, elle avait laissé ses pieds la guider le long du Doubs. Elle était remontée ainsi du quai Vauban à la gare d’eau. Observant avec nostalgie la rivière couler, l’eau était épaisse en hiver, on la pensait presque solide, sinon visqueuse quand on la voyait. Sous le pont Battant, là où avant s’entassait les vendeurs à la sauvette et les étudiants désargentés, aujourd’hui elle ne voyait que des passants qui oubliait d’apprécier la ville, qui sautait pour esquiver un tram trop laid qu’ils avaient vu au dernier moment. Personne ne prenait plus le temps de rester observer, il y avait pourtant tant à voir. Son regard à elle courrait sur les fissures et zébrures des murs du vieux canal, elle chapardait ici un baiser en ombre chinoise derrière une fenêtre, là l’écho d’un rire, plus loin le souvenir d’un enfant dans la neige malmenée. Morgane aimait cette ville, elle aimait profondément son âme faites de milliers d’hommes et de femmes qui se coagulaient dans une atmosphère froide et poisseuse. Chaque jour, le vent cinglait sur la presque-île, chaque jour, la foule naissait et vivait en une entité étrange sans raison ni sentiment, mais qui se révélait comme un présent à honorer. Il y avait dans les pierres une histoire, un rêve à faire perdurer, un songe qui rassemblait ceux qui avait été et ceux qui seront. Le lien était conjugué au présent, elle le savait. C’est pour ça que Morgane chaussait chaque soir son lourd manteau gris, c’est pour ça qu’elle arpentait les rues et les cœurs, pour entretenir ici ou ailleurs l’identité de la ville. Et même si la mairie repoussait ceux qui édifiaient l’asphalte par leur présence malheureuse, elle ne pouvait que transvaser son amour de ces pierres vers leur vie.
Son chemin l’avait amené près de petit Chamars, elle avait levé les yeux pour apprécier le spectacle si rare des platanes taquinés par la neige dans le crépuscule, quand elle le vit. Une silhouette juchée sur le vieil arsenal qui tenait aujourd’hui lieu de fac, en face d’un hôpital presque abandonné. Morgane n’eut pas de doute, elle savait quand un corps exhalait sa fin, quand un homme voulait mettre fin à son exil. Elle dirigea ainsi ces pas vers l’immeuble, se hissant tant bien que mal sur l’escalier rouillé qui menait au toit. En contrejour, elle vit ainsi un homme chauve de taille moyenne, tout juste revêtu d’un pull par-dessus un jeans. La première chose qui lui traversa l’esprit fut un sentiment de compassion pour le trentenaire qui lui tournait le dos, le froid était rude dans cette région.
Il voulait mourir lui avait appris la conversation, partir avec l’aube, salué par le lever du soleil. Pour elle comme pour lui, la situation était étrange. Elle ne l’empêcherait pas de sauter, le suicide n’était qu’un tabou chrétien, mais elle avait à faire dans la nuit, et quelque part, une intuition lui murmurait que ce Jonas saurait offrir à son frère une conversation qui forcerait ce dernier à mettre son cerveau en action, à quitter son inertie coutumière en somme.
Elle sourit à Jonas, reprenant d’une voix qui se voulait innocente.
— Enfin, j’y vais, si vous souhaitez vous joindre à nous, on a du chocolat chaud, des discussions philosophiques et des cocktails Molotov.
Elle tourna les talons sur un petit rire et reprit sa route sans un regard en arrière. Dans le froid de décembre, Morgane prit son temps pour descendre les escaliers rouillés que le givre attaquait déjà. Alors qu’elle était à mi-course, elle entendit le tintement de métal d’un pas qui lui succédait. Son visage s’habilla de ce sourire satisfait par l’intuition récompensé. Elle se dirigeait vers une nuit longue et une compagnie nouvelle offrait au matin bien trop loin une nouvelle saveur. Celle de savoir que la violence qui accompagnerait ces pas serait partagé, que le jour aura une autre dimension si cette nuit était effectivement la dernière pour l’un de ceux qui marchait dans ces pas. Morgane frémit en s’habillant de cette robe tragique. Elle allait au-devant de la mort et elle marchait sans l’ombre d’une peur, car au fond d’elle, elle savait qu’elle n’aurait que la justice en sépulture.
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