Aiguilles et vieilles dentelles

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Refroidi par les mésaventures précédentes, je décidai de ne plus prendre de risques et de m'adonner à une occupation calme et sans aucun danger : les cours de tricot. Quoi de plus inoffensif que cette activité ? Peut-être la cuisine ? Quoique, avec les feux au gaz, l’eau bouillante, ce n’est pas si évident. Après, c’est vrai que de nos jours, il y a les plaques à induction : plus de feu et pas de danger de se brûler si on pose la main dessus. Enfin, sauf avec une alliance ou une bague métallique, mais je n’étais pas marié et ne portais aucun bijou.

Bref, revenons à nos moutons (et à leur laine)...

Je pensais que cette journée s’annonçait super bien. Je me suis donc rendu au cours de tricot proposé par l’association locale de ma commune. Quand je suis entré dans la salle, J’ai failli tomber à la renverse. Il n’y avait que des dames âgées. Avec mon bol – ou ma poisse, je ne savais plus trop – il y en aurait bien une qui allait calancher durant le cours, pas vrai ? Finalement, était-ce une si bonne idée que ça ?

J’allais repartir quand une voix plutôt jeune m’a rattrapé :

- Monsieur, vous veniez pour le cours de tricot ?

- Euh oui, fis-je en me tournant vers elle.

Waow, c’était une femme d’une trentaine d’années, un canon. Mais que dis-je, ça ne se fait plus de parler comme ça. Désolé, mesdames qui lisez mes aventures, je ne voulais pas paraître désobligeant. Je n’ai pas la moindre envie de me faire dénoncer pour machisme avec un #Meetoo Gilbert, ça serait le pompon ! J’ai déjà assez d’ennuis comme ça, pas vrai ?

Elle était brune, avec des yeux de chat, des cheveux longs ondulés, environ un mètre soixante–dix et une soixantaine de kilos, belle silhouette… Elle semblait très aimable et arborait un grand sourire sur le visage … Oh Gilbert, tu t’oublies ! Merde !

- Vous avez amené vos aiguilles ?

- Euh non, je ne savais pas qu’il fallait amener son matériel.

- Ne vous inquiétez pas, nous en avons toute une collection. On va bien en trouver qui vous conviendront.

Mais vous me convenez tout à fait mademoiselle !

Mince, voilà que je recommençais ! J’espérais ne pas avoir pensé tout haut…

- Germaine, vous voulez bien lui passer deux aiguilles numéro 8.

Puis s’adressant à moi :

- Ce sont des aiguilles assez grosses, c’est parfait pour commencer, vous verrez.

La fameuse Germaine m’a fait un sourire qu’elle devait imaginer craquant. Ce n’était pas le cas, loin de là. Il lui manquait une dent en haut, quelle horreur ! Elle avait les cheveux rares, frisés et d’une couleur étrange : gris avec des reflets entre le bleu et le rose. Sa tenue était à l’avenant avec un pull vert acide affichant un gros chat rose brodé dessus et plein de boutons dorés. Je vous assure, elle faisait peur, la Germaine… Après avoir farfouillé dans son sac, cette dernière m’a tendu deux aiguilles énormes. 8, c’est 8 millimètres, presque 1 centimètre de diamètre, vous imaginez ?

Ensuite, elle m’a désigné la chaise à côté d’elle pour que je vienne m’assoir et même donné une pelote de laine rose. La totale. Elle me dévorait des yeux… Sans oser rien demander de plus, je me suis assis et ai pris ce qu’elle me tendait, ne sachant pas vraiment par quel bout attraper tout ça…

- Eh bien, on dirait une poule qui a trouvé un couteau, me dit Marie-Ange.

Oui, j’ai rapidement appris son prénom, vous vous en doutez bien. Son sourire m’a ôté toute envie de lui faire avaler la pelote rose, vexé que j’avais été par sa remarque ironique. Heureusement que cet affront ne venait pas de Germaine, sinon, elle aurait non seulement eu droit à la pelote dans la bouche, mais aussi aux deux aiguilles plantées dans la gorge. Si j’avais su…

Quelques instants plus tard, Marie-Ange est venue derrière moi et s’est emparée de mes mains. Les siennes étaient très jolies, aussi fines que longues, très féminines, très douces aussi. Je n’ai pas pu m’empêcher de les imaginer…

Oh Gilbert, tu es là pour faire du tricot mon garçon !! Reprends–toi !

Le geste n’était pas évident, surtout le passage de la laine avec le doigt par–dessus l’aiguille droite, ou gauche, je ne savais déjà plus. J’en ai attrapé des crampes aux poignets, tellement qu’au bout de trente minutes de cours, je n’avais péniblement réussi qu’à faire un bout de rectangle de cinq centimètres sur dix alors que les mamies autour de moi avaient tricoté quasiment un mètre d’écharpe, voire le devant ou le dos d’un pull. Bon ce n’était pas leur premier cours (le troisième ? Ah bon ? J’aurais dit au moins le dixième, mais bon…). Pour couronner le tout, mon truc à moi n’était même pas régulier ni droit. À n’en pas douter, je n’étais pas près de faire un truc qui ressemble à quelque chose. En plus mon « œuvre » était rose… Une horreur, je vous assure.

Marie-Ange venait régulièrement me voir pour me conseiller, me corriger. Si ça se trouve, elle était heureuse d’échapper quelques instants à ces grand-mères. C’est vrai qu’elles auraient toutes pu être la sienne, voire même son arrière-grand-mère pour certaines. Au lieu de ça, elle passait quelques instants avec un homme – le seul de l’assistance – qui avait presque son âge. À chaque fois, j’avais droit à un merveilleux sourire qui me faisait fondre et systématiquement perdre une maille.

- Eh bien Gilbert, on dirait que je vous trouble ?

- Euh...

Que dire ? Si je confirmais, elle allait penser que j’étais venu là pour la draguer et si j’infirmais, j’allais passer pour un goujat. Quel dilemme ! D’autant plus qu’elle me plaisait beaucoup, cette jeune femme.

- C’est difficile de me concentrer avec une jolie demoiselle telle que vous à proximité, j’ai murmuré.

Voilà, ça c’est pas mal, pas trop macho, mais pas indifférent.

Et là, croyez-moi ou pas, je vous jure que c’est la vérité : en m’entendant faire ce gentil compliment à Marie-Ange, Germaine est devenue folle. Elle s’est levée, le visage tout rouge, puis s’est approchée de la jeune femme en fulminant avant de lui planter une de ses aiguilles à tricoter numéro 4 dans la gorge, sans que sa main ne tremble la moindre seconde.

- Ah non, pour une fois qu’il y a un homme, elle ne va pas le prendre pour elle ! a-t-elle crié avant de retourner s’effondrer sur son siège en pleurant.

La vache... Je suis resté bête devant ce geste tellement inattendu de la part de cette mamie aux cheveux d'une couleur improbable et au pull si moche. Qui aurait imaginé ça ?

- Faut la comprendre, ça fait vingt ans qu’elle est veuve ! Ça lui manque, un homme, m’a dit Félicie, sa voisine de l’autre côté, en lui tapotant l’épaule.

J’ai appris son nom plus tard, et aussi qu’elles étaient voisines, habitant toutes les deux le même immeuble.

Heureusement que j’avais quinze témoins, sinon, on aurait pu m’accuser du meurtre. Germaine continuait à gémir sans discontinuer et s'est laissé emmener par les forces de l’ordre sans un mot. Elle m’a juste regardée avec un regard de braise... Quelle horreur ! Je n'aurais jamais imaginé déchaîner une passion comme ça, un jour.

Les gendarmes ont été sympas, tout comme le reporter du journal local. Je ne suis pas apparu dans le PV de gendarmerie que comme témoin avec l’initiale de mon prénom (G.) et le journaliste n’a pas évoqué clairement la cause de cet incident. Sinon, ça m’aurait fait une nouvelle casserole à trimbaler.

Le problème, c’est que je sais bien que c’est à cause de moi qu’elle est morte, Marie-Ange... Alors qu’on aurait peut-être pu vivre une belle histoire tous les deux. L’amour n’était pas passé loin de moi.

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