La croisière s'amuse
Quelques mois plus tard, alors que je me remettais à peine de cette macabre balade en montagne, Jean-Claude, rencontré sur le même site internet, me proposa de venir essayer son bateau.
Ça aussi, je le sentais mal, mais lui, comme mon autre pote, avait beaucoup insisté :
- Allez Gilbert, viens avec moi faire un tour en mer. J’ai un nouveau bateau, faut qu’on aille l’étrenner.
Déjà, un nouveau bateau, je n’étais pas rassuré. Il venait de l’avoir et ne le connaissait sans doute pas encore très bien. Rien que pour ça, j’aurais dû me méfier. Et puis, depuis combien de temps avait-il son permis bateau ? Si ça se trouve, il n’avait jamais navigué qu’avec son moniteur de bateau-école ? Et au fait, est-ce que je savais nager ? Oui, sans problème. Néanmoins, si j’avais quelques notions en la matière, ce ne serait sans doute pas suffisant. En effet, il paraîtrait assez étonnant qu’on reste à 100 mètres du rivage, sinon autant partir avec un canoë gonflable, non ? Bref, là aussi, j’aurais dû m’abstenir, mais encore une fois, avec ma manie de ne pas savoir dire non, ben j’ai dit oui…
Mon pote m’attendait au port et m’a accueilli en me faisant de grands gestes, comme un sémaphore :
- Houhou, Gilbeeeeeeeeert ! Je suis là ! Tu as vu comme il est beau mon bateau ? hurlait-il, monté sur son roof.
- Chuuut Jean-Claude, pas la peine de rameuter tous les plaisanciers.
- T'occupe pas d'eux, me cria-t-il, fier comme Artaban, coiffé d'une casquette de marin et portant un pull rayé.
Oh putain, il m'avait fait la totale ! Il ne manquait plus que les bottes de voile ! En m’approchant de lui, j’ai déchanté : il arborait effectivement les fameuses pompes bleues avec le liseré blanc en haut. La panoplie complète ! Heureusement qu’il n’était pas fumeur, sinon, il aurait brandi la pipe pour achever le tableau.
J’ai fini par monter à bord avec ce marin d'eau douce. C’est vrai que, de loin, il faisait assez classe son rafiot. De près, en revanche, nettement moins. Il avait des années de navigation derrière lui, voire des siècles. Mais bon, mon ami était tellement fier que je ne me voyais pas lui faire des remarques désobligeantes. Là aussi, j’ai merdé, j’aurais dû prendre mes jambes à mon cou et aller passer la journée au karting ou à faire du tricot…
Sa barcasse sentait le poisson pourri et le fioul. D'après lui, une odeur normale sur un bateau. Pour ma part, je n'en étais pas si sûr. Il émanait également comme un fumet de bois vermoulu, constat autrement plus inquiétant sauf que, comme d’habitude, je n’ai rien dit. Trop gentil – ou vraiment trop con aussi – je me suis extasié sur les multiples astuces à bord, sur la puissance du moteur « in-bord », sur le nombre de places de couchage dans la cabine. Cela étant, après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur et voyant l’état des matelas, j’ai prié brièvement pour n’y passer qu’une journée et SURTOUT pas une nuit.
Bref, il était ravi et comme un poisson dans l’eau – quelle ironie – sur sa coque de noix. Bon, une embarcation de presque 10 mètres de long malgré tout.
Il lui a fallu presque une heure pour arriver à démarrer le moteur et, quand celui-ci est enfin parti, on s’est retrouvés au milieu d’un panache de fumée noire. Là, on sentait nettement plus le gasoil brûlé que le poisson. Le point positif dans tout ça, c’est que l’odeur de bois vermoulu avait disparu. Pour tout dire, j’ai même fini par oublier cet aspect, ainsi que ses conséquences potentielles.
Tout de suite après, je suis descendu sur le ponton pour larguer les amarres tandis qu’il manœuvrait pour quitter le quai. Il avait failli partir sans moi, cet abruti ! Il s’en est aperçu, ou j’ai crié fort, je ne sais plus, en tout cas, il a fini par faire une marche arrière pour venir me récupérer. Comme il n’arrivait pas à stabiliser son bateau à proximité du quai, je suis passé à deux doigts de tomber à la baille en sautant pour remonter sur le pont. On ne peut pas dire que ça soit vraiment un pro dans le pilotage, mon pote…
Enfin, on a fini par partir vers le large, forcément, pas vers la côte, on en venait… Au bout d’une heure de navigation, je me suis retourné et me suis aperçu qu’on ne voyait plus le rivage.
En revanche, droit devant, on approchait d’une petite île. Jean-Claude semblait connaître l’endroit parce qu’il ne ralentissait pas, son moteur toujours lancé à fond, dégageant en permanence une épaisse fumée noire. Inquiet, je lui ai crié :
- Tu as vu l'île, Jean-Claude ? Tu es sûr qu’il n’y a pas de rochers dans le coin ?
- T’en fais pas, me gueula-t-il (oui, son moteur faisait quand même beaucoup de bruit), je connais bien le coin. Je venais là avec mon père quand j’étais gamin.
- Mais ça fait longtemps ça, non ?
- Bah, ça fait 30 ans, mais c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas !
- Tu es sûr ?
Je commençais vraiment à paniquer, il y avait des rochers affleurant, pas très loin de la coque. Il persistait à avancer à vitesse élevée, très élevée, beaucoup trop élevée même.
- Oui, oui, t’en fais donc pas. Pis arrête de me faire chier, tu vas me porter la poisse, me cria-t-il de son poste de pilotage en hauteur.
À peine avait-il prononcé ces mots qu’on a senti un frottement, ou plutôt un raclement, sur le côté droit du bateau. En termes de marine, on dit à tribord. C’est moi qui lui avais appris la différence entre droite et gauche sur un bateau – tribord et bâbord – en quittant le port… Tu parles d’un capitaine ! Putain … Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Il n’y connaissait rien. À foncer comme un malade entre les rochers, il avait frotté. D’ici à ce qu’on coule, y avait pas photo…
Le pont a tangué sérieusement lors du « contact contre le rocher » et la vitesse a chuté rapidement. Je n’entendais plus mon pote, ce qui était bizarre vu qu’il n’avait jamais été du genre discret. Je suis donc monté voir ce qu’il en était.
Quel spectacle ! Il gisait au sol, transpercé de part en part par une gaffe, au milieu d’un gros bordel, dans le poste de pilotage. Son sang coulait, rendant le sol hyper-glissant. J’ai failli tomber en allant couper le moteur – j’ai trouvé un gros bouton rouge - qui continuait plein pot, faisant un raffut d’enfer sans que le rafiot n’avance d’un centimètre. Quand je me suis retourné, j’ai aperçu un gros nuage noir s’échappant du compartiment moteur. Non seulement mon action n’avait rien fait mais ça avait commencé à prendre feu… Bordel de merde !
Je me suis penché vers Jean-Claude. Celui-ci ne respirait plus et se vidait de son sang. Je l’ai allongé. N’étant pas secouriste, je ne l’ai pas touché. Selon moi, les flammes sortant du moteur étaient l’urgence numéro un. Il ne manquerait plus que je grille comme un poulet ! J’ai recherché désespérément un extincteur, mais que dalle ! Pourtant, ça devrait être obligatoire sur un bateau, surtout quand il est en bois, non ? En farfouillant dans tout le merdier présent autour de moi, j’ai trouvé un bac qui allait pouvoir me servir à balancer de l’eau sur ce début d’incendie.
Je n’ai toutefois pas eu le temps de tenter quoi que ce soit que j’ai senti le bateau commencer à gîter sérieusement sur le côté qui avait « touché ». C’était désormais certain, on allait couler. Pas besoin de s’emmerder à essayer d’éteindre le feu, ça ne brûlerait plus au fond de l’eau.
Je devais impérativement me tirer de là, sans cramer et sans me noyer. Je ne la sentais vraiment pas cette journée en mer et j’avais raison...
Très inquiet, au bord de la panique, j’ai regardé autour de moi puis j’ai vu, à quelques dizaines de mètres de là, un rocher hors d’eau. J’ai fait un dernier tour du bateau pour chercher ce qui pourrait m’être utile avant de l'abandonner. Est-ce que je ne devrais pas envoyer un message de SOS avec la radio ? D’ailleurs, est-ce qu’il y avait une radio à bord ? Je n’avais rien vu de la sorte et pourtant, j’avais retourné tout l’intérieur en cherchant ce foutu extincteur inexistant. Est-ce que ce n’était pas obligatoire, ça aussi ? Peut-être des fusées de détresse, avec un peu de chance ? Pas le temps, l’embarcation commençait à se coucher sérieusement, fallait que je sorte de là rapidement. Qu’est-ce que c’était que cette coquille de noix, à la fin ?
Je me suis jeté à l’eau et j'ai nagé en essayant d’éviter de me cogner les membres sur tous ces récifs semi–immergés. Raté, je me suis écorché les mains et les jambes. Par chance, dans ces mers-là, il n’y a pas de requins… Je n'avais plus qu’à me hisser sur ce caillou un peu plus gros que les autres, trempé, avec mes plaies à vif. Heureusement, ça n’allait pas durer, je n’étais et ne suis toujours pas hémophile.
Il me restait plusieurs heures avant la nuit. Quelqu’un verrait bien le panache noir de cet incendie de moteur avant que tout ne disparaisse sous l’eau, non ? Et puis, à quelque chose, malheur est bon comme on dit : je n’aurais pas à dormir dans les couchettes puantes. Elles étaient immergées maintenant.
En attendant les secours, qui allaient bien finir par arriver, j’ai commencé à gamberger : quand même, j’avais perdu deux potes en quelques mois. Ne serait-ce pas moi qui leur aurais porté la poisse ? Ils étaient quand même en pleine forme tous les deux avant que je ne les rejoigne. En plus, ils ne se connaissaient même pas. Serais-je l’élément commun à ces deux décès ?
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