A travers la vitre
Avec l’hiver qui arrive, les jours raccourcissent et la nuit tombe vite. Je déambule après avoir passé ma journée à mendier dans cette ville où je me suis réfugié quand les tragédies ont fait de ma vie un enfer. Sur le chemin du retour vers le lieu où je m’installe chaque soir, je laisse mon regard traîner et j’apaise ma curiosité naturelle en observant tout ce que je peux voir à travers les fenêtres dans ces maisons où les lumières sont déjà allumées mais les volets pas encore fermés.
Chaque foyer est différent mais pourtant, partout, c’est la même chaleur qui se dégage de ces intérieurs délicieusement éclairés. Lorsque les rideaux ne sont pas tirés, j’ai vue sur des salons révélant des dispositions multiples et des décorations variées mais à chaque fois, j’ai l’impression de redécouvrir cette ambiance immuable qui existait déjà chez nos ancêtres qui se retrouvaient autour d’un feu de bois ou d’une cheminée remplie de bûches rougeoyantes.
Dans ce quartier résidentiel, ce sont beaucoup de familles qui habitent, à l’abri des misères qui font mon quotidien. Dans cette jolie maisonnée par exemple, j’observe un instant cette mère qui aide son fils âgé d’une dizaine d’années à faire ses devoirs. Elle est debout derrière lui, penchée sur un cahier alors qu’il suçote son crayon, perdu dans ses pensées. La télé est allumée derrière eux et la petite sœur semble concentrée sur le dessin animé qui lui permet de rêver comme je ne l’ai pas fait depuis que j’avais leur âge, à ces enfants respirant la sérénité et le bonheur. J’espère et je prie tous les dieux qui peuvent exister qu’ils ne se réveilleront pas demain confrontés à une famille qui se déchire, à de la violence gratuite qui vient détruire tout sur son passage…
Je continue mon chemin en ruminant mes souvenirs tandis que le froid de ce mois d’octobre me transperce sans pitié aucune pour le triste individu que je suis devenu. Je m’arrête à nouveau à l’abri d’un porche et contemple derrière un rideau sobre mais élégant ce couple amoureux partager un dîner romantique. Je n’arrive pas à bien voir mais le repas a l’air sympathique et mon cœur se serre un peu en voyant les regards pleins de tendresse que les deux convives s’échangent. Alors que je reprends mon chemin solitaire, je suis convaincu que leur fin de soirée sera beaucoup plus agréable que la mienne.
Il commence à se faire tard, les volets se ferment de plus en plus à mesure que l’obscurité se renforce et que les ténèbres s’installent, m’empêchant l’accès à toutes ces intimités dans lesquelles je puise un peu de réconfort. Je poursuis néanmoins mes déambulations dans ces rues désertées et sombres, à peine illuminées par la lueur blafarde de ces lampadaires ridicules. Ce décor s’accorde bien avec mon humeur déprimée et découragée. Je frissonne en sentant le vent s’insérer dans mes vêtements, je resserre mon écharpe et enfonce davantage mon bonnet aux couleurs du supermarché local. Une seule chose me motive à continuer mon chemin sans abandonner : La revoir.
Je presse le pas pour arriver à temps devant cette maison qui est une source presque infinie de joie et de bonheur pour moi. En effet, à travers la vitre, je n’ai pas vue sur une cuisine ou un salon mais directement dans la chambre d’une femme d’une cinquantaine d’années, belle et solitaire, magnifique et mélancolique d’après les observations que j’ai pu faire ces derniers temps.
L’éclairage de son appartement est tamisé et c’est son ombre chinoise qui se dessine, me permettant de l’imaginer se déchausser avant de se déshabiller. Sa magnifique chevelure bouclée dessine une auréole autour de ce spectacle érotique et sensuel à souhait. Je sais que je devrais respecter son intimité mais je ne parviens pas à résister aux courbes voluptueuses qu’elle dévoile alors que sa chemisette et son tailleur tombent à terre et qu’elle revêt une nuisette en dentelles pour la nuit. Je me sens coupable de mon comportement de voyeur sans toutefois réussir à m’éloigner jusqu’à ce qu’elle vienne tirer de lourds rideaux, mettant fin à cette représentation que j’applaudirais à tout rompre si j’étais au théâtre ou à l’opéra.
Je poursuis ma route en me laissant emporter par des rêves un peu fous où je me décide enfin à aller sonner chez elle et me présenter pour lui expliquer toute la joie qu’elle m’apporte avec le spectacle qu’elle m’offre sans le savoir. Je m’imagine lui raconter comment, dans mon quotidien torturé et épouvantable, elle me réconforte et soulage ma peine. Je sais bien que ce n’est pas possible, qu’un tel comportement est tout simplement inadmissible mais c’est bien là la force des rêves et des fantasmes : on peut chevaucher toutes les licornes de l’univers et survoler tous les arcs-en-ciel par la seule force de son imagination.
J’entre dans le parc où j’ai installé ma tente et me fais à nouveau la réflexion que la vie est injuste, que moi aussi, je mériterais d’avoir accès à un espace bien délimité permettant de faire une distinction claire entre un intérieur protégé et confortable et un extérieur froid et livré à toutes les intempéries. Me confronter ainsi à ma déchéance ne m’aide pas à garder le moral mais ce soir, un élément vient perturber la spirale infernale de mes idées dépressives. Quelqu’un s’est introduit chez moi ! La fermeture de la tente n’est pas comme je l’ai laissée et je m’attends au pire en la remontant pour pénétrer dans mon abri de fortune. Je suis surpris car rien ne semble avoir été dérobé, tout est là où ça devrait être… sauf cette enveloppe posée sur mon duvet. Je me débarrasse de mes gants et l’ouvre fébrilement, abasourdi devant le texte que je découvre avec stupeur et étonnement.
Cher Inconnu, Monsieur le Voyeur,
C’est comme ça que je vous surnomme, en effet. J’avoue qu’au début, votre insistance à m’observer à travers la vitre m’a gênée et mise dans un certain inconfort. J’ai hésité à de nombreuses reprises à appeler la police ou à vous crier dessus. Mais constatant que vous êtes toujours resté convenable, j’ai commencé, à ma grande surprise, à apprécier ces instants où nous étions en relation. Inhabituel moyen de se connecter, je vous le concède, mais ces moments, j’en suis venue à les apprécier et même à les anticiper. Quel plaisir de vous offrir un spectacle lors de chacun de vos passages.
A mon tour, je vous ai suivi pour découvrir l’endroit où vous viviez et ainsi pouvoir vous laisser ce petit message. J’espère que vous ne m’en voudrez pas mais considérez ce pli comme une invitation à venir me voir et à me parler plutôt que de rester à m’observer à distance. Nous prendrons un café ou un thé ensemble et nous verrons bien le résultat de cette démarche un peu folle que j’entreprends. J’espère que je ne suis pas en train de m’adresser à un psychopathe et que vous saurez vous montrer aussi raisonnable que lors de vos observations vespérales.
Dans l’attente de vous rencontrer et de vous parler de vive voix, je vais réfléchir à la prochaine tenue que je porterai pour vous offrir un divertissement à la hauteur de vos attentes.
Linda
PS : C’est “coquet” chez vous même si c’est un peu petit. J’ai de la place dans mon appartement, vous êtes le bienvenu.
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