Chapitre 11 : Suspicions - 2
— Il s’est endormi, précisa Esther à son entrée dans le salon.
Sa sœur et ses cousins relevèrent la tête vers elle. Assis sur les canapés, ils se tenaient tous trois rassemblés près de la cheminée. Seul le feu éclairait la pièce. Il projetait des ombres sur leurs traits graves et tirés, conférant à la scène des allures de conseil de guerre. Sur la table basse, trois verres de liquide ambré chatoyaient au rythme des mouvements des flammes.
— Ça va ? lui demanda sa sœur. Viens t’asseoir.
— Fatiguée, avoua Esther. La nuit a été difficile.
Elle se laissa choir sur un fauteuil.
— C’est rien de le dire, approuva Henri. Vous avez eu beaucoup de chance. Tu veux un verre pour nous accompagner ? Je crois bien que ça ne te ferait pas de mal.
Esther eut un rire sans joie.
— Je ne sais pas si la chance à beaucoup à voir là dedans. Ce démon avait l’air déterminé à en finir, et c’est ce qu’il a fait.
Un long silence suivit ses paroles. Sans un mot, Henri se releva et lui servit d’office une lampée de whisky. Ether la but cul sec. La chaleur brûlante de l’alcool la revigora et lui détendit les muscles. Au bout d’un moment, Céline se hasarda à poser la question qui les taraudait tous.
— Mais pourquoi donc est-ce qu’un démon ferait ça ?
Je ne voulais pas lui faire de mal. Esther cligna fortement des yeux.
— Je n’en sais rien.
Ah oui ?
— En tous cas, ajouta-t-elle, il est mort à présent. Quelles qu’aient été ses raisons, il les a emportées avec lui.
Lydia grimaça.
— Je peux signaler l’incident à Lord Alastor, mais je doute que nous ayons grand résultat. S’il sait quelque chose, il se gardera bien de le dire.
Elle soupira et, croisant les bras sur sa poitrine, poursuivit :
— En tous cas, cette histoire est bien plus sérieuse qu’elle n’en avait l’air. Nous devons absolument savoir depuis combien de temps ce démon avait pris la place de Benjamin Schneider, et où il trouvait l’énergie nécessaire pour s’incarner dans le monde pair. Où en est la demande d’exhumation de la grand-mère ?
— Envoyée. On devrait recevoir l’autorisation sous peu.
— Bien, approuva Lydia. Les cas de possession sont très sérieux. Je veux que toute la lumière soit faite sur cette affaire.
— Tu crois vraiment que cette mamie était possédée par un démon ? s’étonna Henri. Elle n’aurait pas tenu le choc.
Esther ne pouvait qu’approuver. La possession consumait l’âme de ses victimes, mutilant leur corps de ses stigmates. Elle laissait derrière elle des cadavres décharnés, aux os saillants et à la peau fine et tendue, craquelée aux articulations. Une mort affreuse, assurément, une digestion lente de proies vives. Tels des insectes attirés pas des plantes carnivores, les proies s’approchaient sans méfiance des urnes pleines de suc. Et les démons se faisaient charmeurs bien entendus, pleins de promesses parfumées. Pour que l’un d’entre eux puisse s’incarner dans le monde pair, l’énergie vitale nécessaire était titanesque. Combien de temps un être humain pourrait-il tenir ainsi ? Un mois ? Trois mois tout au plus ?
— Ce n’était pas une possession, murmura Esther sans que personne ne l’entende.
Non, de cela elle était certaine. Tout la ramenait en permanence à Benjamin et Léna, leurs destins si étroitement noués qu’il était ardu de les démêler. Benjamin et Léna, enlacés sur la photo, débordants d’amour. Je ne voulais pas lui faire de mal. Enfants, bras dessus-dessous sur le tronc d’arbre. Ils rient si fort qu’ils ont mal au ventre.
— Benjamin Schneider, remarqua Esther en se redressant. Il a grandi chez sa tante, dans une maison juste à côté de chez les Cordier. Je pense qu’on devrait aller voir.
— Il n’a pas pu prendre sa place enfant, arga Henri. Ça ferait plus de quinze ans !
— Je sais. J’ai simplement l’impression que l’on peut trouver quelque chose si on va là-bas.
Esther s’approcha d’une bibliothèque et parcourut pensivement du regard les rayonnages. De nombreux ouvrages de référence sur les démons s’y mêlaient à des œuvres plus classiques. Les plus anciens arboraient des couvertures de cuir épais et colorés, bien que délavées par le temps. Les lettres dorées de leurs titres s’illuminaient à la lueur diffuse de l’âtre.
— J’imagine que ça ne coûte rien d’aller vérifier, consentit Lydia, songeuse. Je peux avoir un mandat pour demain. En attendant, vous devriez aller vous reposer.
— Elle a raison, renchérit Céline. Les dernières heures ont été compliquées pour tout le monde.
Leurs cousins montèrent se coucher. Ne restèrent qu’Esther et Lydia dans l’intimité du salon. Même de dos, Esther percevait la trépignation mal contenue de sa sœur, qui exsudait par vives palpitations de ses pores. Aussi attendit-elle patiemment de la voir se livrer, longeant de la pulpe du doigt la tranche d’un traité sur la possession.
— Esther, l’interrogea finalement Lydia, est-ce que tu en sais plus sur toute cette histoire ? Quelque chose que tu n’aurais pas dit ? Tu peux me faire confiance, tu sais.
— Non, se défendit Esther, rien.
Mais, émergeant de quelque part dans son inconscient, le remous surgit. Et le remous dit :
Oui.
Bien sûr que oui.
Un mouvement agita alors le dessus du rayonnage. Une petite araignée s’avança entre Flaubert et Maupassant. Elle descendit le long d’Emma Bovary et, une fois sur l’étagère, parut la fixer de sa multitude d’yeux minuscules. Esther la regarda absentément, sans rien dire, habitée par la sensation étrange d’une vue élargie. Un murmure indistinct effleura sa conscience.
Ils la fixaient, immenses, si immenses et sans fond. Une multitude. La multitude.
— Qu’est-ce que tu regardes ? lui demanda Lydia.
Le murmure se tut.
— Rien, répondit Esther, déroutée par le silence soudain dans son esprit.
Elle s’ébroua et se tourna vers sa sœur.
— Rien du tout.
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