Interlude : Esther – 2
Du moins, c’est ce qu’elle pensait. Esther ne faisait que marcher, marcher et marcher. Ses pieds commençaient à protester, une gêne persistante lui lançait le creux du cou. Au cœur de son estomac, une angoisse sournoise et griffue se développait. Esther s’appliquait à conserver une respiration calme et régulière, de se concentrer sur ses pas, l’un après l’autre. Cette simple tâche lui était de plus en plus ardue. Esther ne reconnaissait rien de ce qui se trouvait autour d’elle. Au contraire, les plantes lui paraissaient toujours plus nombreuses, la tapisserie de plus en plus délabrée. Déchirée par endroit, elle laissait apparaître les pierres du mur. Certaines lampes, brisées, pendaient sur leur applique. Esther s’arrêta, indécise, et tritura nerveusement ses doigts. La panique menaçait de la dévorer. Elle était sûre d’avoir fait demi-tour. Pourquoi ne parvenait-elle pas à revenir sur ses pas ? Le couloir ne pouvait avoir que deux sens, pas vrai ?
— Eh oh ? appela-t-elle. Eeeeh !
Sa voix résonna à l’infini dans les profondeurs du couloir, son appel se décomposant sur les murs.
— Il y a quelqu’un ?
Quelqu’un, qu’un, qu’un, qu’un…
— Je suis perdue !
Suis perdue, perdue, due, due, due…
Aucune réponse ne lui parvint. Esther reprit sa route dans le couloir. Au fil de sa progression, le maillage de plantes se densifiait sur le mur, tant et si bien que les pierres disparaissaient derrière lui. Les appliques perçaient à peine entre les feuilles, projetant au sol l’ombre de la végétation en miroir, tordue et disproportionnée. Esther frissonna. Les entrelacs sombres et acérés lui donnaient l’impression d’être tel Pinocchio dans le ventre de la baleine, dans une autre des histoires de Papa.
A présent, les dalles mêmes où elle marchait avaient disparues, remplacées par de la terre battue percée çà et là de racines. Le mur n’était plus du tout visible sous les plantes, englouti par un feuillage dense et opaque. Dans les profondeurs, une branche craqua. Esther tourna la tête en direction du bruit, le cœur au bord des lèvres. La muraille verte frémit, comme parcourue de remous. Esther ouvrit des yeux exorbités. Elle fit un pas en arrière, puis un autre. Les feuilles s’écartèrent devant elle, poussées par l’avancée d’une chose inconnue. Lorsqu’un grondement lui parvint, Esther sortit de sa tétanie et détala sans demander son reste.
Elle s’enfuit à l’aveugle, courant à perdre haleine. Tout devint flou autour d’elle, mélange abstrait de couleurs et de formes. Le sang pulsait douloureusement sous son crâne, son souffle haché lui brûlait les poumons. Un cri animal résonna dans le lointain. Esther accéléra de toutes ses maigres forces. Ses jambes s’emballèrent dans une danse folle sur la terre. Son pied percuta alors une pierre saillante et elle chuta durement en avant, son menton ricochant au sol. L’impact lui expulsa l’air des poumons.
— Ouch !
Esther prit appui sur ses bras pour se redresser. Elle regarda frénétiquement autour d’elle. Sa terreur l’empêcha d’abord de distinguer quoi que ce soit. Sa désorientation passée, elle constata cependant qu’elle était seule au milieu du chemin silencieux. Ses mains et ses genoux écorchés la lançaient. La vision d’Esther s’embua, ses lèvres tremblotèrent.
Reniflante, elle reprit sa route. Des arbres immenses se dressaient tout autour d’elle, si immenses qu’ils formaient un plafond opaque et obscur de leurs branches. Le couloir avait totalement disparu. D’où provenait la lumière à présent ? Comment retrouver son chemin ? Elle n’en avait aucune idée. Les pieds fourbus d’avoir trop marché, les membres perclus par sa chute, elle se laissa tomber sur une pierre et laissa échapper un sanglot.
— Je veux rentrer chez moi, gémit-elle.
Seul le silence lui répondit. Esther ôta ses chaussons et se massa la plante des pieds. Sa peau était glaciale sous ses doigts. L’épuisement lui brouillait les idées et sa tête chutait parfois de fatigue. Son angoisse la poussait néanmoins à lutter contre le sommeil, terrifiée à l’idée d’être de nouveau surprise par la créature. Elle ne pouvait se permettre de s’endormir.
Ses paupières étaient lourdes, plus lourdes que des chapes de plomb.
Elle ne pouvait pas se le permettre.
Non, elle ne le pouvait pas.
OOO
— Esther ?
Une voix, au loin. Elle vint l’atteindre par-delà les barrières de son inconscience. Esther remua faiblement. Elle entrouvrit les yeux.
— Esther ?!
— Papa ? chevrota-t-elle, n’osant croire qu’il se trouvait bien là.
Mais c’était bien lui, avec son odeur de tabac et de lessive, sa chaleur réconfortante. C’était lui, et alors la lumière perça les nuages et Esther se jeta dans ses bras.
— Papa !
— Mon Dieu, Esther ! Est-ce que ça va ? Tu as mal quelque part ? Mais qu’est-ce qui t’a pris ?
Son flot de questions ininterrompu ne laissait pas de place à une réponse. Papa la redressa pour l’inspecter, tâtant ses bras et ses jambes. Le sentir solide et vivant près d’elle submergea Esther et elle fondit en larmes.
— Je me suis perdue, sanglota-t-elle.
— Tu es blessée ? s’inquiéta Papa. Tu as mal ?
— Non… Je suis juste tombée.
Papa ferma les yeux et lâcha un soupir tremblant. Il sortit un mouchoir de sa poche.
— D’accord. Tiens, mouche-toi.
Entre deux hoquets, Esther souffla et s’essuya le nez.
— Tu es très en colère ?
— Non. J’ai juste eu très peur. Ça va mieux ?
— Oui. C’est nul le monde impair. Il y a plein de bruits bizarres. Et il y a une araignée qui m’a mordue.
Les yeux de Papa s’écarquillèrent. Il devint livide. Plus blanc que le lavabo de la salle-de-bain.
— Mordue ? la pressa-t-il. Où ça ?
— Là.
Papa lui fit tourner délicatement la tête pour observer son cou. Il prit une forte inspiration mais ne dit rien. Poussant sur ses jambes pour se redresser, il lui tendit les bras.
— Tu sais ce qu’on va faire, Esther ? Je vais te porter et toi, tu vas fermer les yeux, d’accord ? Ferme les yeux et ne les ouvre que quand je te le dis.
— D’accord.
Esther était un peu grande pour être prise dans les bras, et sans doute Lydia se serait moquée d’elle si elle l’avait vue. Mais Lydia n’était pas là et le pas régulier de Papa la berçait. Bientôt, elle somnola de nouveau sur son épaule.
Ce n’est qu’un aurevoir, très chère. À bientôt.
Les mots résonnèrent au sein de son esprit embrumé avec une clarté stupéfiante. Esther ne put s’empêcher d’entrouvrir les paupières. Ils étaient de nouveau dans le couloir. Là, au loin, l’Araignée se trouvait sur le mur. Elle était toute petite, perdue au milieu des motifs de la tapisserie, et pourtant Esther la voyait parfaitement, emplie de la certitude intime qu’il s’agissait de la même que plus tôt.
— Papa ? appela Esther d’une voix ensommeillée.
— Oui ?
— L’Araignée, bailla-t-elle. Elle me parle à l'intérieur de la tête.
Le pas de Papa se stoppa un instant. Puis il se mit à courir.
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