Chapitre 14 - Allura Vanhover

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« Aussitôt, l’enfant rouvrit les yeux. On le frictionna, le réchauffa ; il recommença à marcher et à parler. Il était le même qu’auparavant, mais plus maigre, plus hâve, plus défait, les yeux battus et enfoncés, les mouvements plus pesants. Au bout d’un an, le démon qui l’animait l’abandonna avec un grand bruit, et l’enfant tomba à la renverse… »*


— Tu lis quoi ? demanda Anmar d’une voix ensommeillée.


— Le dictionnaire infernal, répondit Esther sans se détourner de sa lecture.


Elle tourna précautionneusement la page. Sous ses doigts, le papier jauni craqua de protestation. Elle avait exhumé l’ouvrage parmi d’autres du fin fond des archives, dans un carton vermoulu et poussiéreux, oublié là par le temps.


« Le corps de l’enfant, d’une puanteur insupportable, fut tiré avec un croc hors de la maison de son père et enterré dans un champ. »


Un an. Esther tapota machinalement des doigts la reliure de cuir. Une possession certes longue par rapport à la moyenne, surtout dans le cas d’un enfant, mais pas suffisamment pour retenir ce cas. Ancien et indirect, le témoignage manquait de fiabilité sur ce point. Après tout, les commères de campagne avaient tôt fait de succomber à l’exagération devant le seul événement excitant de leur vie monotone.

À côté d’elle, Anmar remua dans son lit. Il réprima un bâillement.


—Tu te sens mieux ? questionna Esther.


— Je crois. Tu es là depuis longtemps ?


— Une bonne demi-heure, je dirais. Je n’ai pas voulu te réveiller.


— Seigneur, que vous êtes pénibles, s’exaspéra Anmar. Je ne suis pas en sucre à la fin.


Esther leva un sourcil dubitatif. La blessure d’Anmar s’était rapidement infectée après la morsure du démon. Boursouflée et purulente, elle avait éclos en longs filaments violacés sinuant sur son bras. Le jeune homme avait développé une vilaine fièvre ces deux dernières nuits, et ils s’étaient relayés pour le veiller. Au moins n’avait-il pas perdu sa mauvaise foi habituelle. Esther lui désigna la plaquette de pilules et le verre d’eau sur sa table de chevet.


— N’oublie pas ton antibiotique. Céline a dit que tu devais le prendre toutes les quatre heures.


— Oui maman, singea Anmar, bien maman.


Il s’exécuta malgré tout avant de se laisser retomber sur l’oreiller. Il scruta l’ouvrage sur ses genoux et fronça le nez.


— Édition 1818 ? On dirait qu’il va tomber en morceaux.


— Notre affaire est très particulière, se justifia Esther en retournant au texte. Il n’y a rien de similaire dans les archives les plus récentes. Alors je fouille dans les rapports et témoignages les plus anciens. Tout n’a pas encore été numérisé dans les bases de données.


Esther s’était débattue des années durant pour se rendre utile à l’ambassade, pour justifier sa place. Ce qu’elle ne pouvait apporter sur le terrain, elle tentait de le compenser par une connaissance encyclopédique de la démonologie. Elle avait ainsi lu chaque ouvrage de la bibliothèque, consulté chaque rapport. Elle était certaine de n’avoir rien lu de similaire à l’affaire jusqu’ici. Aussi avait-elle consacré ces derniers jours à une véritable fouille des textes les plus anciens de l’ambassade, enfouis dans des boîtes éparpillées à la cave ou au grenier, et dont plus personne ne se rappelait l’existence. Elle s’attardait sur les légendes et leurs détails, cherchait des liens secrets dans les évènements. Jusqu’ici en vain. Mais elle refusait d’abandonner. Sans doute l’arrivée d’Allura Vanhover, en sa qualité d’experte, réveillait en elle ses craintes les plus perfides.


Et si la réponse se cachait depuis tout ce temps dans la bibliothèque ou les archives ? Et si tu étais passée à côté ?


Elle s’imaginait la spécialiste de la possession tirée aux quatre épingles dans un tailleur bleu marine. Elle jetterait un coup d’œil au dossier Cordier et s’exclamerait : « Mais c’est évident voyons, c’est le même cas qu’à l’été 1923 dans le désert du Taklamakan ! Vous savez, cette histoire… »


— Tu trouves des choses intéressantes ?


Esther papillota des paupières.


— Pas pour le moment. En fait, je me demande si…


Elle s’interrompit, hésitante. La petite voix ondula dans les profondeurs de son esprit.


Qu’est-ce que tu peux bien savoir, toi ?


— Si quoi ? la pressa Anmar.


— Si c’était déjà arrivé, est-ce que quelqu’un aurait remarqué quelque chose d’anormal ? Léna Cordier avait l’air au premier abord d’une victime de démon tout ce qu’il y a de plus classique.


Sauf que je le savais, se retint-elle de dire. J’ai tout de suite senti que quelque chose n’allait pas.


Comment ? Elle n’en savait rien. Qu’avait-elle bien pu voir ? Quelle était cette chose qui avait retenu son attention tout en se refusant à sa conscience ? Elle avait beau fouiller dans sa mémoire…


— Tu crois que ça pourrait être beaucoup plus courant que ce que l’on pense ? lui demanda Anmar, l’air sombre.


— Je n’en sais rien.


Esther remua sur sa chaise, mal à l’aise. Cette histoire ne lui avait pas plu depuis le début. Elle était reconnaissante, malgré ses craintes idiotes, de savoir qu’Allura Vanhover venait à leur aide. La réputation de ses parents dans le domaine du paranormal était telle qu’elle les élevait au rang de personnalités mythiques. Ils étaient eux-mêmes auteurs d’ouvrages de référence sur la possession. Esther les avait déjà tous lus depuis bien longtemps, plusieurs fois même pour certains. Peut-être Allura Vanhonver verrait-elle ce qui se dissimulait depuis tout ce temps à ses yeux. Il le fallait, car la situation devenait intenable.


— Les bureaux secondaires de l’ambassade commencent à s’agiter, avoua Esther. Les gens parlent. L’antenne de Lyon a appelé ce matin. Ils étaient très inquiets.


— Sérieusement ?


— C'est normal que les gens s'inquiètent.


Anmar roula des yeux.


— Que croient-ils au juste ? Que leur femme de ménage est un démon infiltré qui adore la javel ? C’est ridicule.


— Oh, vraiment ? s’irrita Esther. Et toi, que crois-tu ? Que tu es en mesure de leur garantir que ce n’est pas le cas vu la situation ?


Anmar se tut. Elle détourna le regard.


— Excuse-moi.


Le ton acerbe de sa propre voix l’avait surprise. S’être emportée ainsi la chiffonnait. Ce n’était pas dans ses habitudes, pas son genre.


Il faut dire qu’il n’y a pas grand-chose d’habituel ces derniers jours…


La découverte du corps de l’enfant avait semé un vent de panique parmi les annexes de l’ambassade malgré tous les efforts de Lydia pour contenir les fuites. Trop de gens l’avaient vu, trop avaient saisi les implications. Des contes inquiétants bruissaient déjà derrière les portes closes, et ils parlaient de démons allant sur la terre à leur guise.

Anmar posa la main sur l’accoudoir du fauteuil.


— Tu devrais te reposer. Tu as passé la nuit dehors dans le froid.


— C’est plutôt toi qui ferais mieux d’essayer de dormir un peu plus, souffla Esther.


Anmar venait de réprimer un nouveau bâillement. Ses paupières, tombantes, ne cessaient de battre la mesure par mouvements paresseux tandis qu’il tanguait mollement sur le matelas. Il s’ébroua.


— J’en ai marre d’être couché à ne rien faire. Je crois plutôt que je devrais aller faire un tour.


— Tiens-toi tranquille, le gronda Esther. Si tu t’agites trop, je vais devoir t’attacher au lit.


— Peut-être que j’aimerai ça.


Esther resta ébahie. Anmar parut lui-même stupéfait de sa réponse. Il détourna le regard, le visage empourpré.


— Je sais pas ce que m’a filé Céline, grommela-t-il, mais ça me fait délirer. Fais pas attention à moi.


À la vue de sa tête obstinément tournée vers le mur et de sa mine renfrognée, Esther peina à réprimer un éclat de rire.


— Je t’entends, tu sais.


— Mm mm.


— Rho, ça va. Tu veux pas m’en filer un ? demanda Anmar en désignant la pile d’ouvrages aux pieds d’Esther. À deux ça ira plus vite.


Esther lui tendit un manuscrit de bonne grâce.

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