Tout ça pour un baiser

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Les armatures de mon soutien-gorge se plantent impitoyablement dans ma poitrine, mes chaussettes ont glissé contre mes collants dans mes bottes à talons, et mes efforts vestimentaires n'auront servi à rien, car la réunion a été un échec cuisant. Il n'est même pas quinze heures, et j'ai déjà envie de remplir un death note.
Je retourne à mon bureau, en déverrouille la porte, change d'avis, la referme. Je fais demi-tour vers la terrasse de l'étage où je quitte enfin le brouhaha de mes collègues.
L'air frais agite légèrement les manches bouffantes de mon chemisier et ma cigarette a un goût très réconfortant. Elle paraît si faible, pour une bouée de sauvetage dans ce quotidien miteux, mais je la trouve grandement appréciable.

— Mais qui voilà ! crie une voix derrière moi.

Mathilde. RH. Voilà deux ans et demi que je travaille ici, et si personne ne semble tolérer ses bavardages incessants et sa manie de se mêler de la vie de tout le monde, j'ai fini par me rendre compte qu'elle est de loin la moins hypocrite du bureau.

— Coucou ma belle, ça va ?
— Mieux que toi visiblement.

Regard interrogateur.

— Oh, Amanda ne fais pas cette tête-là. Ça fait des mois que tu ne fumes que quand tu es contrariée. Désolée d'avoir le minimum de QI nécessaire pour comprendre que quelque chose cloche.

Je rigole et me retourne. Elle vient s'accouder à la balustrade avec moi.

— Besoin d'en parler ?
— Besoin de décompresser, surtout.
— J'en connais une qui va appeler Adrien.

Elle marque une pause et puis reprend :

— D'ailleurs, finalement, je pense que tu as raison. Un plan cul, c'est ce qu'il y a de mieux. Je n'en peux plus, je suis supposée emménager avec Thierry dans un mois, mais j'ai peur de péter un câble au bout de trois semaines. À son grand âge, il est encore incapable de viser la panière avec ses chaussettes, tu y crois toi ? On a à peine trente ans, pourquoi s'infliger ça ?

Elle couvre alors ma tenue de regard. Je me contente de l'écouter tout en aspirant la fumée.

— Mais attends, je suis sûre que tu as déjà prévu de le voir, ton cher sexfriend. Jupe, collant et petit chemisier, je te parie ce que tu veux que tu portes de la dentelle là-dessous.

Je ne réponds toujours rien, alors elle me pousse du coude, en quête de réponses.

— Je vais arrêter avec Adrien.
— Pardon ?
— En ce moment, il est chiant. Il ne fait plus aucun effort, on a perdu le peps. C'est à peine si ses caleçons ne sont pas troués quand on se retrouve. Je suis sûre que, dans sa tête, on va passer en mode couple bientôt.
— Ça a le mérite d'être honnête…
— Et puis tu me connais… j'avoue qu'il y a un mec à ma salle de sport qui me fait de l'œil depuis un moment…

Elle arbore un air faussement choqué, et j'éclate de rire.

— Non, plus sérieusement, ce soir c'était prévu depuis un moment, il m'avait demandé un restau pour je ne sais plus quel évènement, alors je vais en profiter pour finir dans les formes. J'ai pas envie de jouer la tendresse avec lui, alors il vaut mieux s'arrêter là, mais j'ai suffisamment de conscience pour m'arranger avec lui avant de passer au suivant.

Je tire la dernière taffe de ma cigarette avant qu'elle me brûle les doigts, et l'écrase dans le cendrier.

— Bon, il faut qu'on y retourne, enfin moi en tout cas, mais c'était un plaisir de discuter avec toi.
— On se fait un déj’ demain midi pour que tu me racontes tout ça ?
— Yes sir, allez bisous !

Mes talons claquent sur les lattes de bois de la terrasse, et je retourne à l'intérieur, ma chaussette toujours plus au fond de ma chaussure.

***

Il est plus de vingt-deux heures, nous sommes installés depuis une éternité, et j'ai à peine pu placer un mot depuis le début de la conversation. Mon Dieu, comment ai-je pu me taper ce mec pendant six mois ? A-t-il toujours été si ennuyeux ? Si on m'avait dit que ma soirée pour décompresser allait ressembler à ça, j'aurais commandé un peu plus à boire…
Mais j'ai cru en ce repas malgré moi, et me voilà donc tout autant incapable de quitter ce crétin que d'oublier ma journée désastreuse. Simplement forcée d'écouter les derniers dramas de son travail.

Le bon côté des choses, c'est qu'à priori, d'ici moins de deux semaines, je me fais confiance, je l'aurai remplacé par ce mec de la gym. Il a une tête à s'appeler Hugo ou Valentin, il est plutôt du matin donc au moins il sera moins larve qu'Adrien, et surtout il est bâti comme un dieu gr-

— Oh, Amanda ? Tu m'entends ?
— Oui pardon, grosse journée aujourd'hui, tu disais ?
— Je te proposais un petit dessert à la maison, ça te dit ?

La seule chose dont j'aie envie actuellement est de troquer mes sous-vêtements inconfortables et le bruit du petit restaurant contre un pyjama et une série.

— Avec plaisir.

Écoutez, il faut bien que j'en finisse avec lui, et il est hors de question que je redonne dans ce genre de soirée.

Alors avec toute la concentration que je parviens à réunir, je me lève précautionneusement sur mes talons, le vin n'aidant pas, et réajuste ma jupe en velours marron, presque orange, seule trace de couleur au milieu de tout ce noir. Il souhaite payer, mais j'insiste. Autant partir en beauté.

Le trajet dans sa voiture est terriblement silencieux. Je ne souhaite pas réfléchir à la façon dont je rentrerai chez moi après notre discussion chez lui, puisqu'il sera tard, inévitablement, et que contrairement à ce qu'il doit s'imaginer, je ne passerai pas la nuit chez lui. Pas envie néanmoins d'aborder le sujet dans sa voiture, et de risquer une sortie de route. Alors je ne dis rien, et puisqu'il fait de même, seul le ronronnement du moteur remplit l'habitacle.

Ce même silence finit néanmoins par me manquer quand son blabla sur sa vie reprend sur le court chemin entre le parking et son appartement.

— Et tu sais, c'est pour ça je pense qu'on avance aussi peu sur ce dossier. Ils ne font que freiner mes idées, sûrement peur que je leur vole la vedette.

Il déverrouille la porte sans cesser de déblatérer.

— Adrien, bon, je-
— Ferme les yeux Amanda.
— Non, il faut que…

Il me ferme la bouche d'un baiser auquel, j'avoue, je me prête volontiers, par habitude peut-être ? Je ferme mes yeux pour mieux profiter de ce dernier baiser, et avant même de les rouvrir, il me les bande avec un foulard.

Je fais mine de protester, mais il me tient fermement les mains et m'entraîne avec lui dans l'appartement, sans que j'aie pu m'en défaire. Il m'abandonne au milieu de ce que je reconnais comme étant le salon, s'éclipse une seconde et revient avant même que j'aie pensé à enlever le bandeau. Au fond, je reconnais le bruit de l'eau qui coule.

Je sens un baiser léger dans mon cou.

— Adrien, je ne…
— Shhh, suis-moi.

Il me tire dans la direction du bruit, et me redonne enfin la vue.

Sous mes yeux ébahis, je découvre un sol couvert de fleurs, un bain au parfum envoûtant, un savant éclairage à la bougie. Il a vidé sa salle de bain de tout ce qui gênait la décoration qu'il souhaitait. Derrière moi, j'entends qu'il lance de la musique sur une enceinte posée à côté de la baignoire.

Je me tourne vers lui, et il me regarde, attendant visiblement une réaction de ma part. Moi qui lui reprochais de ne plus faire d'efforts, me voilà la voix coupée. Incapable de trouver mes mots, je pose ma main sur sa joue et l'embrasse. Je cherchais à décompresser ? Me voilà servie. Et la vie m'a appris à ne pas trop contrarier le destin, surtout lorsqu'il semble enfin tourner en notre faveur. La fin de nous deux attendra, ce soir, je choisis d'être égoïste. Et puis il faudrait être fou pour gâcher une surprise pareille.
D'abord doucement, puis avec plus de force, l'homme répond à mon baiser. Délicatement, il saisit le bas de mon chemisier et le passe au-dessus de ma tête, révélant la dentelle que Mathilde avait bien devinée. Les fleurs noires finement tissées englobent joliment ma poitrine et, malgré l'inconfort, je ne regrette pas de l'avoir choisi. Nos corps se séparent le temps de se déshabiller. Je m'avance vers lui pour reprendre notre étreinte de plus belle, mais il me coupe.

— Ça peut attendre, mais j'ai peur que ton bain refroidisse.

Presque à regret, je me dirige donc vers l'eau, qui se trouve être, il a raison, à une température exquise. Je relève mes boucles brunes en chignon pour sauver ce qui peut l'être de ma coiffure, malgré la soirée qui s'annonce, et il s'y plonge à ma suite. Sous la lumière vacillante des bougies, j'ai le loisir de redécouvrir sa silhouette qui m'avait convaincue d'en faire un amant. Un sourire fin étire mes lèvres.

Demain, je réfléchirai à ce que je ferai de lui. En attendant, rien ne presse, alors je profite des parfums de la salle de bain, et de la sensation de calme qui s'abat sur mon corps. Un par un, mes muscles se détendent. Mais le miracle se brise quand sa voix reprend :

— Tu sais Amanda j'ai bien réfléchi et je pense…

Comme prévu, la réalité me rattrape. Au premier mot, je connais la fin de la phrase. Alors, en tentative désespérée de le faire taire, je me jette sur lui pour l'embrasser, comme il l'avait fait précédemment, sur le palier.

Mais du coin de l'œil, alors qu'enfin Adrien ne dit plus rien, je vois l'enceinte basculer dans la baignoire. Le fil ne la retient pas contre l'élan involontairement donné par mon bras, et quand elle touche l'eau tout s'illumine.

"bzz"

Le bruit est léger, presque ridicule, mais dans mon corps tout brûle, se désintègre. En un instant, notre monde bascule dans les flammes au fond de ma poitrine. En extérieur, il n'y a qu'une faible lumière, mais j'ai la sensation d'une réelle tempête hollywoodienne.
Avec fracas, mon cœur s'arrête, nos corps liés par cette brûlure irréparable.

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