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Un rythme s’est installé, entre nos échanges quotidiens et nos virées. Notre expérimentation est fragile : réunir des instruments de météorologie, de pédologie et d’agronomie est un tour de force, mais les faire communiquer et transmettre relève de la prouesse. La nécessité d'une forte maintenance avait été prévue et budgétée. Nous n’avions pas prévu son importance extrême dans notre vie personnelle et nos sentiments !

Depuis l’été, c’est notre seule façon de passer des nuits ensemble. Presque chaque semaine, nous partons pour un ou deux jours. Nous sommes maintenant rodés pour dénicher des hébergements insolites pour abriter nos amours !

Notre weekend de découverte à trois n’a appelé aucun commentaire. Doron se tait. Je sais que cela viendra, mais son silence sur son ressenti, après ce qu’il m’a dit, est assez difficile à supporter. Je ne peux pas lui poser la question directement. S’il ne veut pas parler, c’est inutile de le stresser.

J’ai dû attendre trois semaines pour que Pierri craque. Cette fois, nous sommes dans un TGV bondé. Je n’ai jamais compris ces fluctuations de remplissage et l’incidence du covid. Après notre moment habituel de somnolence, nos mains liées, il commence doucement, alors que nous sommes dans un carré, une femme à côté de lui, d’abord aussi prise par son retarde de sommeil, puis plongée dans son ordinateur.

— Tu sais, Usem, je crois que j’ai craqué avant même de connaitre Doron ! Tu m’en avais parlé tellement que j’avais besoin de le connaitre !

— Ah bon, je t’en ai parlé « tellement » ?

— Peut-être pas en nombre de mots, mais en intensité et en présence, absolument ! De toute façon, vous vous ressemblez énormément et, quand vous êtes venus diner, je l’ai trouvé magnifique ! Un second Usem ! Je t’avais dit que je n’étais pas gay, qu’il n’y a qu’avec toi que…

— Pierri, nous sommes en public, doucement ! je lui susurre.

C’est une particularité que je n’ai jamais comprise : son absence de pudeur ! Il parle de sexe ou se montre nu sans aucune retenue. Pourtant, pour ses autres rapports sociaux, on devine l’éducation stricte qu’il a reçue.

— Oui, excuse-moi ! On reprendra quand nous serons dans la voiture !

En arrivant, en dérangeant cette executive woman, Pierri s’excuse de notre échange intime.

— Je ne vous écoutais pas, mais je vous ai entendu ! Ce ne sont pas mes principes, du tout, mais en vous voyant, je crois que j’ai compris ce que c’était que l’amour entre deux hommes ! Vous m’avez émue !

Pierri lui effleure la joue de son doigt en passant, la faisant rougir ! Partager du bonheur, rien de plus facile !

Nous savons que le deuxième confinement arrive. Nous nous organisons. Nous avons même anticipé et maintenant, je passe mes journées avec Pierri sur mon écran et dans mon casque, alors que Doron vient de temps en temps lui faire un petit coucou par-dessus mon épaule. Je me retiens pour ne pas laisser mon âme exprimer tout ce que je ressens.

En revanche, nos déplacements deviennent compliqués. L’impossibilité de nous loger nous oriente vers des locations chez des particuliers, la restriction des trains nous oblige à de longs trajets en voiture.

La majorité du temps est consacrée aux déplacements. Bien que bardés de justificatifs et d’autorisations, nous ne sommes jamais contrôlés par un sbire de la sécurité intérieure et sanitaire ! L’intervention technique se limite le plus souvent à quelques minutes, une heure pour les remises en place difficiles. C’est l’approche qui est la plus longue. C’est un peu hallucinant : nous quittons notre logement, nous nous déplaçons dans des rues et sur des routes quasiment désertes et quand nous marchons, plus aucun bruit humain n’est perceptible. Ces voyages dans des villes et des paysages sans âme vivante laissent une impression de fin du monde. Nous sommes les deux seuls survivants ! Pour la reproduction de l’espèce, nous aurons du mal, mais pour le Paradis, nous n’avons plus rien à faire !

Nous sommes forcés de rester ensemble, isolés de tous. Quel calvaire délicieux ! Cela nous laisse le temps de parler. Pierri est un bavard ! Un bavard frustré, puisque d’une nature réservée. En revanche, quand il est en confiance, il est intarissable. N’importe quoi est bon pour alimenter la conversation. Aucun sujet n’est tabou. Il me raconte ses rapports avec Clarisse ou commente en détail les nôtres. J’apprends ainsi ce que je fais ressentir aux autres ! Je me découvre sous un autre regard. Je sais les biais de ce regard, mais il est tellement flatteur que j’en suis gêné. Ce diable, après avoir dévoilé sa moindre intimité, lance innocemment :

— Et toi ?

Il a besoin de laisser reposer sa langue ! Après une telle franchise, une telle spontanéité, je suis obligé de suivre, de livrer des morceaux de moi auxquels je n’ai jamais réfléchi, parfois que j’ai enfoui au fond de moi, par honte, par regret. Je remonte ces bribes. Cela me soulage, curieusement. Il faut dire que son écoute est aussi généreuse que son bavardage. Je ne connais personne d’autre capable de se retenir si fortement et de se livrer si totalement. Plusieurs fois, je l’interpelle sur ce fait, car cet abandon total à ma confiance est parfois lourd. Il ne se rend pas compte. Sa réaction est toujours :

— Tu sais, c’est uniquement avec toi que je suis comme ça !

Je me sens misérable, n’étant pas certain de lui rendre autant, gêné de représenter autant pour lui. Mon adoration et mon amour pour lui sont infinis, bien en deçà de ce qu’il me donne.

Nous parlons chacun de nous, mais jamais nous n’avons osé parler de nous, ensemble. Encore moins de nous trois, de nous quatre… Pudeur ou crainte de penser à notre avenir ?

Cette période nous rapproche encore plus, me renfermant sur mes deux relations.

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