Superposition
C’était une journée de mars et il faisait froid, il y avait de la neige qui tombait du ciel, une petite neige légère qui flottait doucement, pas une de ces grosses neiges lourdes et mouillés, plutôt une qui ressemblait à de la cendre, c’est ça oui, comme des petits flocons de cendre qui dansaient dans le vent, ils dansaient et il faisait froid, c’était une journée de mars, il faisait froid et moi je marchais dans la rue, je revenais d’un spectacle, tout seul par une rue vide, sous la neige, et je marchais sans y penser, la tête pleine d’autres choses, je regardais le trottoir et la route et les flocons de cendre sans les voir, il n’y avait personne dans la rue à part moi, du moins je le croyais, je pensais qu’il n’y avait personne, à vrai dire je n’y pensais pas du tout, mais il me semblait qu’il n’y avait personne, je ne me posais même pas la question à vrai dire, je marchais simplement sous la neige en pensant à rien ou à autre chose, quand d’un seul coup tout s’est éclaté, tout s’est démultiplié comme un miroir plein de fissures, comme un tas de cellules dans une boîte de Petri, disloqué comme un vase qui vole en éclats, irréversible, à sens unique sur la ligne du temps, tout a changé d’un seul coup, car je n’étais pas seul dans la rue, sur le trottoir d’en face il y avait une grille, derrière la grille il y avait un chemin de gravier et au bout du chemin une maison, et pendant que je marchais en pensant à rien, une maman avec une poussette marchait sur le chemin de gravier en pensant à son enfant dans la poussette, son enfant qui devait avoir trois ans, pas plus, et pendant que je marchais elle ouvrait la grille et s’engageait sur le trottoir, c’était le trottoir d’en face donc je n’y ai pas prêté attention, car moi je marchais en pensant à autre chose, je crois que je pensais à de la cendre, car il neigeait et la neige était légère comme de la cendre, peut-être que je pensais aux camps de concentration, aux baraquements sous la neige, aux prisonniers couverts de cendre et de neige, qui ne savaient pas si c’était de la neige ou de la cendre, de toute façon pour eux c’était toujours l’hiver, même en été, oui peut-être que je pensais à tout ça, car ce sont des choses qui me travaillent souvent, en silence, quand personne ne sait, en tout cas je ne pensais pas à la maman et à son enfant dans la poussette, qui s’engageait sur le trottoir, et je ne pensais surtout pas à la voiture qui allait vite, qui avançait sur la route, car je ne l’avais pas vue, et moi je pensais à autre chose, et la maman non plus ne l’avait pas vue, et l’enfant non plus, et la voiture ne les avait pas vus, et au final personne ne s’était vu, car nous étions tous plongés dans nos nulle parts, dans nos vergers intimes que personne ne connaît, mais d’un seul coup tout s’est craquelé, la cendre s’est immobilisée dans les airs un bref instant, et il y a eu un bruit de pneu sur le béton, un freinage brutal, et tout le monde s’est vu d’un seul coup, tout s’est connecté, plus personne ne pensait plus à rien d’autre qu’à la catastrophe qui venait de se passer, car l’enfant avait sauté de la poussette et avait couru sur la route, juste devant la voiture, et la voiture a freiné d’un seul coup, brutale comme un miroir brisé, et tout s’est craquelé car en levant les yeux, j’ai vu deux choses différentes et contradictoires, deux inverses qui se déroulaient au même endroit et au même moment, comme l’hiver et l’été rassemblés dans un seul et même camp, j’ai vu la voiture qui freinait juste à temps, qui s’arrêtait à un cheveu de l’enfant, et sa maman qui le rattrapait en hurlant, mais en même temps j’ai vu la voiture qui n’y arrivait pas, la maman qui hurlait sans parvenir à rattraper son enfant, et la tête de l’enfant qui roulait sous la voiture, j’ai vu ces deux choses en même temps, l’enfant sauvé et l’enfant tué sur la même route en même temps, la mère hurlait pour deux raisons différentes, et mon souffle tremblait d’horreur et de soulagement mélangés, j’ai vu ces deux choses se superposer de façon impossible, j’ai vu deux reflets différents séparés par une fissure, et je ne savais pas laquelle des deux solutions était la bonne, laquelle des deux options était la vraie, c’était une journée de mars et il faisait froid, de la neige tombait comme de la cendre, et devant moi sur le trottoir d’en face il y avait un enfant mort et un enfant vivant, et c’était le même enfant, et je ne savais pas pourquoi la maman hurlait, je ne comprenais pas, je n’avais pas envie de savoir, je n’ai pas su quoi faire et avant que je m’en rende compte j’étais en train de courir, je tournais le dos à ce miroir qui venait de se craqueler devant moi, je tournais le dos à la neige et à la cendre et aux prisonniers et à la tête de l’enfant qui roulait sur la route, et je courais vers nulle part en essayant d’oublier ce qu’il venait de se passer, en essayant de me croire fou, en essayant de faire semblant de ne pas savoir, mais je sais ce que j’ai vu, et ce que j’ai vu ce jour-là, ce jour froid de mars, c’était une fissure dans le réel, deux lignes différentes qui n’auraient jamais dû se toucher mais qui s’était emmêlées, et à ce jour je ne sais toujours pas si l’enfant est mort ou s’il ne l’est pas, ou s’il est les deux à la fois, je ne sais toujours pas ce qu’il s’est vraiment passé, car j’ai fui sous la cendre, je n’ai pas su quoi faire et je ne sais toujours pas quoi faire, je ne le saurai jamais, depuis ce jour, quand je regarde dans le miroir, je ne vois pas mon reflet, mais je vois la fissure que j’ai croisée un jour froid de mars, et je ne dors plus beaucoup depuis ce jour-là.
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