Chapitre 7 : la griffe au cou (partie 2)

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La procession avançait désormais dans le silence. On n’entendait plus que les bruits des pas sur le gravier et le clapotis des fontaines qu’ils dépassaient en marchant. Après une vingtaine de minutes, ils dépassèrent la dernière fontaine et arrivèrent dans une vaste cour pavée de gravier blanc, carrée, bordée par les trois manoirs de l’école. Chaque manoir formait une sorte d’impasse carrée, les angles de chaque bâtiment se frôlant pour former un ensemble harmonieux. Un portail se trouvait à la base de chaque angle, permettant de passer à l’arrière des manoirs, vers ce que Zayn supposa être le parc supérieur. Un lion en or massif trônait sur le toit du manoir de l’administration, figé dans une posture rugissante sur les tuiles bleues du toit. Au centre de la cour, une estrade avait été érigée, où se tenaient une quinzaine de professeurs, canne à la main. Certains affichaient un regard jovial, d’autres un air plus sévère. Parmi eux, une figure se distinguait particulièrement : un vieil homme vêtu d’un costume bleu clair, arborant une longue barbe blanche qui pendait jusqu’à son torse. Il portait des lunettes rondes argentées, avait un nez aquilin parfaitement proportionné, des cheveux raides coiffés en arrière, et un sourire trahissant une excitation mal contenue. À côté de lui se dressait une statue noire imposante de trois mètres de haut, représentant un félin famélique dont Zayn ignorait le nom de l’espèce, sans doute une créature magique. Zayn trouva étrange la présence d’une statue sur une estrade, mais il ne s’y attarda pas.

Sans s’en rendre compte, Zayn avait été séparé d’Elisabeth et de Léon. Les élèves continuaient de bavarder à voix basse, tout le monde attendant que les professeurs sur l’estrade prennent la parole. Ce fut au bout d’un court instant que le vieil homme près de la statue prit la parole, sa voix résonnant bien trop fort pour un homme de son âge :

« Bonjour à tous, chers élèves. Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, je suis Erbie de Sacrebleue, directeur de Barbelle depuis maintenant ce que certains appelleraient des lustres. Croyez-le ou non, je suis encore plus excité que vous à l’idée de vous recevoir cette année. »

Les élèves sourirent, appréciant le ton décontracté du directeur. Zayn se surprit à sourire aussi et tendit l’oreille davantage pour ne manquer aucun mot.

« J’aimerais ce soir, avant que vous alliez dîner, vous faire part de mon rêve… le rêve que j’entretiens depuis la prise de mes fonctions ici à Barbelle en tant que… »

Zayn n’entendit jamais la suite. Un violent mouvement de panique agita les premiers rangs de la foule. Des hurlements éclatèrent de toutes parts, et les élèves se mirent à courir, se bousculant pour rejoindre les manoirs. Zayn leva les yeux vers l’estrade une nouvelle fois et sursauta en constatant que la statue du félin n’était plus là. Un rugissement retentit, et Zayn aperçut une masse noire se déplacer à grande vitesse dans sa direction. Il se retourna, ses gestes accélérés par la peur, et se mit à courir vers les fontaines du parc. Terrifié, il tourna la tête en arrière pour évaluer la distance entre lui et la bête, mais ce qu’il vit lui fit perdre le peu de courage qui lui restait. La bête n’était plus visible, ce qui signifiait qu’elle était…

Une ombre plana une courte seconde au-dessus de lui, et il fut soudainement plaqué au sol par un coup de patte aussi large qu’une table de chevet. Les griffes de la bête se plantèrent dans son dos. Il hurla de douleur et perdit connaissance, pour se réveiller un instant plus tard sur le dos, la vessie vide, avec une griffe pressant contre son cou. Le félin géant rugit à nouveau, un rugissement terrifiant, un rugissement qui donnait envie de mourir sur-le-champ, peu importe la douleur.

Zayn suffoquait sous le poids de la patte qui l’étranglait, de la bave coulant de sa bouche pour se perdre dans son torse. Il tenta de crier à l’aide, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Rassemblant ses dernières forces avant de sombrer définitivement dans l’inconscience, il parvint à déglutir :

« Je ne respire plus… »

Comme si la bête comprenait ses paroles, elle relâcha la pression sur sa gorge ensanglantée. Elle rugit à nouveau en approchant sa gueule, dévoilant une rangée de crocs capables de faire pâlir n’importe quel fauve normal. Un silence de mort régnait sur la cour. Soudain, une douleur insupportable envahit le crâne de Zayn, comme si une aiguille s’enfonçait dans son cerveau, ou plutôt dans sa conscience. Ce n’était pas une aiguille, mais une griffe aiguisée qui s’immisçait dans ses pensées, provoquant la constriction de son être. Il se repliait en lui-même pour se protéger de cette présence invasive, celle d’une bête avide de sang. C’était un calvaire, il allait devenir fou, tout son être éclata en mille morceaux, tel un miroir jeté à terre. Il était éparpillé en lui-même, à demi-conscient, mais conscient tout de même. Une voix surgit de partout à la fois.

« Qui es-tu, humain ? »

Zayn ne savait pas qui parlait, il essaya de tourner la tête, mais la patte de la bête se posa sur sa poitrine, et ses griffes écorchèrent sa peau.

« TON ODEUR ! Parle si tu ne veux pas mourir ce soir ! »

Zayn comprit que la bête s’adressait à lui, mais comment pouvait-elle parler ? Au vu de l’horreur de la situation, il n’essaya pas de comprendre.

« Je m’appelle… Zayn… Zayn Mistrot ! »

« PENSE TES RÉPONSES ! » La bête rugit de nouveau. Le son de la mort.

Zayn attendit, se demandant comment il avait fait pour se retrouver dans une telle situation.

« D’où viens-tu ? »

« De Pa-Pa-Paris, la ca-capitale de la France, » précisa Zayn en tremblant, ne sachant pas si la bête connaissait la géographie européenne.

« Me prends-tu pour une imbécile ? Je sais où est Paris, vermine. TU MENS ! Qui t’envoie ici ? »

Zayn perdit espoir et fondit en larmes, suppliant pour sa vie en sanglotant.

« Je vous le jure, ne me tuez pas ! Par pitié ! Je suis un orphelin, jusqu’au mois dernier je ne connaissais même pas l’existence des doués ! Par pitié, ne me tuez pas ! »

La bête retira sa patte et le fixa sans rugir cette fois. Il sentit de nouveau cette présence invasive, telle un parasite, mais cette fois-ci, elle se faisait inquisitrice. Elle fouillait en lui. Zayn voyait sa vie défiler sous ses yeux, comme s’il revivait chacun de ses souvenirs : l’orphelinat, l’école, les brutes, la solitude, son travail étudiant au café, Antoine, cette fille qu’il aimait au lycée, et enfin Mathias qui le ligotait dans son studio le jour où il découvrit qu’il était un doué.

Il sentit la présence de la bête se retirer progressivement de son esprit. Il se sentait souillé, tel une victime d’un viol, humilié et terrorisé. La voix résonna de nouveau, venant de partout à la fois :

« Je t’ai à l'œil, vermisseau ! »

Une bouffée de haine explosa soudainement en Zayn. Il ne pouvait supporter qu’on l’ait humilié de la sorte sur la base d’une erreur. Et c’est au péril de sa vie qu’il hurla :

« QU’AI-JE FAIT DE MAL POUR QUE VOUS ME TRAITIEZ DE LA SORTE ? »

« Crie encore une fois et je te broie les os ! » le menaça vicieusement la bête. « Tu portes une odeur anormale. Je protégerai cette école, quelles qu’en soient les conséquences, vermine. »

« Et alors ! Peut-être que vous avez connu mes parents dans le monde des doués ! Qu’est-ce que j’en sais ? Est-ce si grave que cela ? » enchaîna Zayn, tantôt par haine, tantôt par crainte.

Zayn se releva, tremblant de tous ses membres, le pantalon souillé par l’urine, la gorge et le dos en sang. Il se demandait si le félin anormalement grand n’allait pas le plaquer au sol à nouveau. N’osant pas fixer ses yeux par peur, il se contenta de fixer son pelage, qui ressemblait à une fourrure de daim noir coupée court. La puissante voix résonna de nouveau, venant de partout à la fois :

« Comment expliques-tu que j’ai senti ton odeur il y a mille ans ? »

Zayn eut un choc. Il baissa la voix, confus :

« Comment expliques-tu que j’ai senti ton odeur il y a mille ans… Sais-tu où, vermisseau ? Dans les Terres Infinies. »

Zayn garda le silence, ses yeux s’embuant de larmes. Il se rendit compte qu’il ne connaîtrait jamais la vérité sur ses parents. Et même s’il découvrait leur identité, ils étaient sûrement impliqués dans des affaires sombres… probablement les Fines Lames… Il comprenait maintenant la réaction de la bête : pour elle, il n’était qu’un suspect, rien de plus.

« Je t’ai à l’œil ! Au moindre faux pas : tu meurs ! »

La bête leva les yeux vers la lune qui éclairait maintenant le parc de Barbelle, déploya des ailes noires, bondit dans le vide et disparut. Zayn tomba à genoux, anéanti. Il voulait retourner à Paris, dans son studio. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec le monde des doués. Il était une anomalie, une bête de foire, un bâtard, un moins que rien. Une silhouette avançait vers lui, mais il était tellement hébété qu’il ne fit pas attention au directeur qui le releva de force. Ce dernier posa sa main sur son crâne, et une chaleur glaciale, aussi paradoxal que cela puisse paraître, se propagea dans tout son corps. Il se sentit plus éveillé, ses blessures ne lui faisaient plus mal. Il se tâta le corps : elles avaient disparu. Erbie de Sacrebleue s’adressa à lui sur un ton enjoué, comme si ce qui venait de se passer était amusant :

« Je vois que ma Notura t’aime bien ! Je te prie de l'excuser, elle a du mal avec l’expression de ses sentiments amoureux ! » dit-il en éclatant de rire.

Zayn lui lança un regard noir. S'il n’avait pas été aussi vieux, il lui aurait volontiers botté l’arrière-train.

« Oh, tu peux me frapper ! » lança Erbie d’un ton malicieux. « Je comprendrais… Mieux que ça, je te propose de venir demain soir dans mon bureau. Qui sait, peut-être que ce que j’aurai à te dire te fera changer d’avis… »

« Changer d’avis ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? » demanda Zayn, pris de court.

« Oh ! Si j’étais toi, j’aurais envie de rentrer chez moi et d’oublier cette mauvaise plaisanterie pour de bon. »

Le directeur, aussi sénile qu’il puisse paraître, avait visé juste. Zayn voulait fuir, oublier cette nuit et ne plus jamais y repenser. Il avait été humilié. D’abord par les élèves qui parlaient de lui, car tout le monde devinait déjà qu’il était un enfant illégitime, mais en plus de cela, la Notura du directeur de sa nouvelle école — c’était ainsi qu’il l’avait appelée — venait de le malmener devant tout le monde. Il s’était donné en spectacle malgré lui : le bâtard dévoré par la Notura de l’école, le jour de la rentrée. Zayn baissa les yeux, honteux.

« Je te demande juste un jour, et si l’école ne te plaît pas, tu pourras rentrer chez toi. »

Zayn acquiesça en gardant les yeux baissés. Les élèves commençaient à remplir la cour prudemment, guettant le ciel, tandis que le directeur se dirigeait d’un pas pressé vers l’estrade. La foule évitait soigneusement l’endroit où Zayn se tenait debout. Il pensa soudainement à Martin et aux autres, et prit alors une décision : changer d’endroit pour les semer avant qu’ils ne le retrouvent. Il ne pouvait supporter le regard de quiconque. Il marcha rapidement vers le manoir de droite et observa les élèves avec un mélange de dégoût, d’envie, et surtout de colère.

Le directeur reprenait son discours, mais Zayn ne l’écoutait qu’à moitié. Il entendait les mots « excellence », « réussite », « travail », « sacrifice », mais il ne pouvait s'empêcher de penser que c’était le langage d’un politicien. Il pensait aussi à la journée du lendemain, aux regards qu’on lui jetterait, aux conversations à voix basse qu’il devrait ignorer. Une larme coula sur sa joue ; il n’avait qu’une hâte : s’isoler. Il entendit le directeur désigner le manoir contre lequel il était adossé, puis l’inviter, ainsi que tous les autres élèves, à rejoindre leurs chambres où un repas les attendait.

Zayn se redressa précipitamment et se dirigea vers la plus grande porte en bois peint pour devancer les autres élèves. Il voulait passer inaperçu et rejoindre sa chambre sans que personne ne le remarque. Il pénétra dans un immense hall au sol marbré de blanc. Au fond du hall, plusieurs ascenseurs et des escaliers menaient aux étages supérieurs. Il s’approcha d’une longue liste affichée sur plusieurs feuilles, placardées entre les ascenseurs et les escaliers. Il repéra son nom : sa chambre se trouvait au deuxième étage, numéro 205. Il n’avait pas la patience d’attendre l'ascenseur et de risquer de croiser des élèves. Il emprunta donc les escaliers qu’il monta deux à deux.

Arrivé au deuxième étage, il suivit les numéros des chambres un par un jusqu’à tomber sur le numéro 205. La poignée ne comportait aucun verrou. Il commençait maintenant à s’habituer aux bizarreries du monde des doués ; la porte devait être enchantée pour ne s’ouvrir que pour lui. Il tourna la poignée et pénétra dans une chambre d’une vingtaine de mètres carrés, avec une large fenêtre, un parquet en bois, un bureau, une armoire à glace devant laquelle ses bagages étaient posés, et un lit simple avec une couette bleue, aux couleurs de l’école. Un plateau-repas était posé sur son bureau. Il s’en approcha et détailla son contenu : un morceau de pain, une cuisse de poulet accompagnée de purée, une salade composée, une bouteille d’eau et des fruits. Il n’avait pas le cœur à manger ; il voulait juste dormir. Dormir pour oublier, dormir pour espérer que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Il s’allongea tout habillé sur son lit et se glissa sous la couverture. Durant les deux heures qui suivirent, il entendit le brouhaha des élèves s’installant dans leurs chambres respectives, le tambourinement à sa porte de Martin et des autres, qui voulaient le réconforter, mais qu’il ignora royalement, la voix de Mathias l’appelant à plusieurs reprises et le suppliant de lui ouvrir pour discuter, puis enfin le silence, interrompu à intervalles réguliers par une chaise qu’on tirait, une toux qu’on réprimait, ou simplement les rires de jeunes doués insouciants se demandant de quoi demain serait fait. Peu à peu, Zayn sombra dans un demi-sommeil, puis, un quart d’heure plus tard, il se mit à ronfler légèrement, chose qui ne lui ressemblait pas.

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