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— C’est quoi déjà, ce spectacle ?
Odile se tourne vers Jean-Charles afin de s’assurer qu’il a bien entendu la question.
Son mari a les yeux fermés. Il tente de se reposer depuis qu’il a laissé le volant à sa moitié, après le péage de l’autoroute. Cependant, il ne dort pas. Malgré le confort de leur Série 5, son esprit ne parvient pas à s’apaiser au point de s’abandonner au sommeil.
Non pas qu’il craigne pour la carrosserie de son véhicule qu’il bichonne comme s’il allait être son dernier – quoique ce sera peut-être le cas tellement il en prend soin. À près de quarante années de mariage, il a acquis une certitude : sa femme ne le laisse jamais tranquille. Aussi, il se demande en permanence ce qu’elle va trouver pour discuter, la seule activité à laquelle elle peut s’adonner sans trop perturber sa conduite.
En soupirant, et sans lever les paupières, il marmonne :
— Je sais plus, j’ai pas cherché à poser trop de questions.
Après avoir doublé un camion à une vitesse qui dépasse son entendement, tout en restant largement en deçà de la limite autorisée, elle retrouve avec soulagement sa file de droite fétiche et son allure tranquille.
Son ouïe n’est plus aussi affûtée que jadis, aussi coupe-t-elle la climatisation en plus de la radio, s’imaginant que ça va le faire parler plus fort. Comme il n’a pas compris le message, elle lui demande de répéter :
— Hein ?
Après un nouveau soupir, il se gratte le crâne encore parsemé de quelques cheveux blancs qu’il se complait à conserver.
— J’ai pas demandé.
— Comme je le connais, il a certainement dit quelque chose.
Patrick, leur fils – le dernier depuis la disparition brutale de leur fille aînée cinq ans auparavant dans un accident de la circulation – passe ses vacances estivales à Saint-Tropez. Dans la famille, cette période est historiquement synonyme de Méditerranée, de soleil et de chaleur, étant donné que la météo est généralement au rendez-vous. Quand il a eu connaissance du concert donné sur la plage de Pampelonne, il s’est empressé de se procurer des places, et y a convié également ses parents, ceux-ci appréciant Ramatuelle depuis de nombreuses années et étant toujours ravis d’y revenir. C’est là qu’ils ont réservé l’hôtel pour la nuit, et ils y resteront probablement un peu plus.
Il accompagne sa réplique d’une grimace caractéristique de son ignorance toute relative :
— Il a parlé d’un mélange de culture exotique et de danses rythmées.
— Ah, ben tu vois, que tu sais des choses !
— Oui, mais j’ai rien demandé. C’est lui qui m’a raconté tout ça.
Odile reste pensive quelques instants, tout en ralentissant inconsciemment alors qu’il n’y a personne devant. Elle ne tarde pas à rompre le silence qui essaie de s’installer :
— T’es sûr qu’il a pas dit ça juste pour nous motiver à venir ? J’ai pas envie de me retrouver dans une soirée technico-je-sais-pas-quoi comme la dernière fois ! Ces danses modernes, j’y comprends rien du tout, et puis c’est plus de notre âge...
Elle soupçonne son rejeton de vouloir les sortir, elle et son mari, afin de les maintenir physiquement et socialement actifs. Il est vrai qu’elle se plaint de temps en temps du manque d’événements dans leur petit village de la Drôme. Patrick souhaiterait les voir s’installer dans une agglomération plus vivante – pourquoi pas en banlieue parisienne où il se trouve déjà ? – tandis qu’ils préfèrent leur havre de paix, quitte à être isolés.
Son époux ne l’entend pas de cette oreille :
— Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Les petits sont toujours contents de nous voir, et puis c’est les vacances !
— Oh, ça te va bien de parler de vacances ! Depuis que t’es à la retraite, tu fais rien de plus qu’avant. Moi, si j’avais travaillé...
Le vieil homme éclate d’un rire forcé.
— Ah ! Ah ! Tu m’amuses avec cette phrase. Je t’ai jamais empêchée de trouver un boulot, j’te rappelle !
— Tu m’as pas empêchée ? Tu m’y as pas beaucoup aidée, en tout cas. Comment j’aurais fait, alors que tu m’as engrossée avant la fin de mes études ?
— À l’époque, t’étais pas la dernière à réclamer la bagatelle, je te rappelle !
— Je me souviens pas t’avoir entendu refuser une seule fois, toi non plus !
Contrairement à l’adage, Odile ne parvient pas à se concentrer sur deux choses à la fois, et dévie fortement sa trajectoire sur la bande d’arrêt d’urgence. Un doigt se pointe en avant, afin de la rappeler à l’ordre.
— Regarde donc où tu vas ! Tu veux nous tuer, ou quoi ?
Elle marmonne à son tour :
— Des fois, c’est pas l’envie qui m’en manque. Au moins, je serai débarrassée du plus gros poids de toute mon existence.
Ignorant l’insulte, Jean-Charles poursuit :
— Je sais que je viens enfin de renvoyer mon assurance obsèques, mais je suis pas pressé d’en faire profiter quelqu’un !
— Reparlons-en, de ça, tiens ! Ça faisait combien de temps que le papier n’attendait que ta signature ? On aurait pu croire que tu voulais pas le faire tant que t’étais vivant.
Il attend patiemment que son épouse termine sa réplique, bien qu’il ait visiblement quelque chose à dire.
— Mais non, comme d’habitude, monsieur attend toujours le dernier moment. S’il n’est pas pris à la gorge, alors tout va bien, on a encore tout notre temps.
Elle tourne la tête vers lui et ajoute :
— J’ai pas raison ?
Il choisit ce moment-là pour pointer du pouce l’embranchement qu’ils viennent de passer :
— Je crois qu’on a loupé la sortie. C’était là.
Après avoir tourné la tête pour vérifier, Odile s’énerve pour de bon :
— T’es sûr ? Tu pouvais pas le dire avant ? Non mais, j’te jure, des fois, tu m’exaspères vraiment ! On dirait que ça t’amuse de nous faire perdre du temps !
Le mari est partagé entre une certaine satisfaction d’avoir mis sa femme dans la difficulté, et le plaisir de la voir rager. Comme il ne compte pas lui révéler ces deux raisons, il en choisit une troisième aussi imaginaire que provocante :
— Mais non, t’as rien compris : c’est juste pour avoir une anecdote à raconter tout à l’heure quand on les aura retrouvés. Faut bien donner un prétexte à notre retard. Je vais pas leur dire que tu roules comme une mamie !
— Comme je te connais, si ça se trouve c’est la vérité...
Jean-Charles sourit. Au moins, maintenant, il n’est plus question de ses erreurs à lui, comme l’oubli du document à signer pour l’assurance. Outre le fait qu’il déteste être pris en faute, il préfère se focaliser sur les bévues de sa moitié, car elle aussi en commet, et peut-être encore plus que lui, malgré ce qu’elle peut dire.
Histoire de voir ce qui va se passer, il ne souffle plus un mot, préférant le doux ronronnement du moteur. Il sait qu’elle va se concentrer sur la conduite, à défaut de lancer un autre sujet de discussion. Par contre, les kilomètres et la routine aidant, il est persuadé qu’elle est capable de renouveler son erreur.
Une dizaine de kilomètres de silence plus tard, le destin lui donne raison lorsqu’Odile trace tout droit devant la sortie.
Il cogne de l’index contre la vitre côté droit en surveillant sa femme du coin de l’œil :
— Tu ne tournes pas ?
— Hein ? C’est là ?
— Oui... Enfin, c’était là, plutôt.
Elle met son clignotant mais il est déjà trop tard, l’embranchement est passé.
Comme il s’y attendait, elle déverse une nouvelle fois sa bile sur lui. Il encaisse, conscient qu’en effet, il aurait pu le signaler un peu plus tôt.
Quand elle daigne faire une pause, il crache son venin à son tour :
— Quand je parle, je me fais engueuler, et quand je dis rien, c’est pareil. Accepte que je puisse opter pour la solution qui fatigue le moins.
— Reconnais que parfois t’hésites pas à prendre la solution qui m’emmerde un maximum, même si c’est celle qui coûte le plus en énergie.
Elle a raison. À tel point qu’il se contente d’attendre une nouvelle pique, ce qui ne tarde pas :
— Si on pouvait compter sur toi, ça se saurait !
— À t’entendre, on pourrait se demander pourquoi t’es toujours avec moi !
Odile n’est pas en manque de répartie :
— C’est pas l’envie qui me manque d’aller voir ailleurs, si tu veux tout savoir.
— C’est quoi, alors ? Le courage ? L’occasion ? Avec tes restes, on ferait même pas un repas pour un clochard vieux, moche et puant.
Ignorant royalement l’attaque portée à son physique – qui n’est pas si catastrophique – Odile tente un chemin détourné pour parvenir à ses fins :
— Il t’a envoyé les places ? J’espère pas, parce que doué comme t’es avec l’informatique, tu serais bien capable de pas savoir comment les imprimer, ou de les oublier à côté du clavier...
— Non, il les a gardées, en ajoutant « on sait jamais ». Il doit pas avoir confiance en ta mémoire, lui non plus. Comme s’il nous arrivait d’oublier des trucs importants !
— Tu fais allusion à Noël dernier quand t’avais oublié de les inviter ? Ou bien à son anniversaire quand t’as oublié son cadeau ?
Le mari secoue la tête :
— Mais à quoi tu pourrais bien me servir si c’est pas à me faire à manger et à me rappeler ce que j’oublie ? Parce que tu vas plus très souvent en dessous de la ceinture, depuis un bon moment !
— Qu’est-ce que j’irais faire à cet endroit vu qu’il ne s’y passe plus rien ?
— Qu’est-ce que t’en sais qu’il s’y passe plus rien ? Tu vas pas y voir !
— Justement, s’il y avait quelque chose d’intéressant, ça se verrait.
En montrant une pancarte qui annonce la prochaine sortie, Jean-Charles change de sujet :
— Et là, tu vois ce qu’il y a écrit d’intéressant ?
— C’est ça, fais ton malin et parle d’autre chose. Le panneau, il est droit et dur en permanence, lui ! Ça fait longtemps que ça t’arrive plus, à toi, n’est-ce pas ?
— Tu ferais mieux de rouler, car sans les billets, on pourra pas rentrer. Tu connais ton fils, il ne louperait le début pour rien au monde, quitte à nous laisser dehors. Et moi, j’ai pas envie de passer ma soirée debout, à écouter un spectacle – si on peut l’entendre – plutôt qu’à le regarder assis à côté de mes petits-enfants.
L’un comme l’autre, ils parlent de leur propre enfant quand il s’agit de vanter ses qualités, mais de celui du conjoint quand ils font mention de ses défauts.
Dès que le péage est franchi, et après une nouvelle bagarre pour savoir qui n’allait pas mettre sa carte bancaire dans la machine – finalement c’est la conductrice qui a été contrainte d’abdiquer – cette dernière panique, en faisant plusieurs fois le tour d’un rond-point :
— Jean-Charles ! Qu’est-ce que je dois faire ? Il n’y a plus rien d’indiqué sur les panneaux ? Je sais pas où je dois aller !
Le mari sourit de l’embarras de sa femme :
— T’as jamais voulu qu’on achète un GPS ? Alors maintenant, débrouille-toi, ma vieille !
— Mais c’est pas ça qui va m’aider !
Finalement, elle pile au milieu de la voie. Par chance, il n’y a personne derrière elle.
— Si c’est pour dire n’importe quoi, tu peux t’abstenir de répondre !
— Si c’est pour critiquer systématiquement mes réponses, tu peux t’abstenir de poser des questions !
Elle décide de prendre une direction au hasard, dans l’espoir de trouver des indications un peu plus loin.
Sur la Côte d’Azur, s’il y a bien des endroits faciles à trouver, ce sont les plages les plus touristiques.
Il suffit de suivre la file de véhicules qui est déjà en train de s’y rendre.
Odile ne tarde pas à trouver un tel convoi et s’y accroche, sans perdre sa verve ni le goût de casser son vieux mari.
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