Chapitre XI

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Éléonore entendait vaguement des cris venant d’une des pièces voisines. Elle ouvrit péniblement les yeux et remarqua que son entremêlé n’était plus là. Elle eut un pincement au cœur. Il lui manquait et ne pas le voir l'angoissait.

C’est étrange. Je pense à lui naturellement... Comme si c’était normal alors que je ne le connais seulement depuis hier...

Un bruit de verre se brisant au sol retentit dans une pièce voisine. Elle fronça les sourcils en se relevant légèrement sur son lit. Son inquiétude la poussa à se changer avant de descendre prudemment l’escalier. Elle se figea au milieu de sa descente ; ses parents étaient là. Elle s’accroupit et regarda entre les barres de la rambarde de l’escalier. Son père avait les deux mains posées à plat sur la table en étant debout face à Ophélie. Ses yeux flamboyaient de colère et cette veine qu'elle avait déjà vu barrait son front.

Je n’aimerais pas être à sa place...

- Ophélie ! Je repose ma question ! Pourquoi et comment as-tu pu laisser Éléonore s’enfuir ?!

- Elle ne s’est pas enfuie ! répliqua sa grande-tante. Elle s’est sûrement perdue dans la forêt !

- C’est ça. Cela ne serait pas arrivé si tu avais gardé un œil sur elle ! lui reprocha sa mère.

Éléonore vit distinctement les mains d’Ophélie trembler sous la table.

Qu’est-ce qui lui arrive ?

- Depuis quand a-t-elle disparu ? demanda son père d’un ton à peine plus posé.

- Deux jours dans quelques heures.

Un épais silence s’installa dans la pièce.

- Jamais je n’aurais dû l’emmener chez toi, finit par déclarer son père.

Il se leva et sortit du chalet sans remarquer Éléonore qui s'applatit, encore sur l’escalier. Sa mère avait les yeux baissés sur la table. Elle les releva pour fixer Ophélie d’une colère peu contenue et menaçant d’éclater à tout moment. Après quoi, elle se leva pour rejoindre son mari.

Sous ses yeux, Ophélie se mit à pleurer en tremblant de tous ses membres. Éléonore sut qu’elle devait aller la voir avant ses parents. Elle se releva et descendit les dernières marches. Sa grande-tante se retourna quand elle entendit un grincement et se figea de stupeur. Elle avait les yeux rougis cerclés de cernes bien visibles, ses joues étaient baignés de larmes qui coulaient à flot.

Éléonore lui tendit un mouchoir propre. Ophélie les essuya avec son bras.

- Que se passe-t-il ?

- Qu’est-ce qui se passe ?

Sa grande-tante avait parlé d’un ton amer.

- Tu as disparu et tes parents veulent me trucider! Tu réapparais, comme si c'était normal, dès qu'ils sont là! Tu voulais m'attirer des ennuis, c'est ça?

La dernière phrase s'était achevé en un cri.

- Non, au contraire, la contredit-elle. Je n'ai jamais voulu te créer des problèmes. Pourquoi est-ce que tu trembles? Pourquoi ? Je sais que ça a quelque chose à voir avec moi.

La vieille dame prit une inspiration chevrotante.

- Très bien.

Elle se leva et descendit dans la cave. Éléonore la laissa faire. Son entremêlé vint vers elle en traversant le mur. Elle sourit de bonheur et tendit les mains, comme une enfant devant son plus beau cadeau.

- J’espère que je ne lui en demande pas trop... Elle m’inquiète.., lui chuchota-t-elle.

Inutile de préciser quoi que se soit. Il n’avait pas été là, mais avait vu, entendu et comprit à travers elle.

« Les chaines du passé sont difficiles de rompre. »

Éléonore soupira puis vit sa grande-tante revenir. Elle lui lança un étrange regard avant de fermer les yeux.

Je suis en train de faire un câlin à mon entremêlé qu’elle ne voit pas...

- Je m’excuse de mon comportement, lui dit Ophélie.

Elle la regarda avec incompréhension.

- Je n’en ai jamais parlé à personne. Mais je vais t’expliquer. Cela te servira...

- Expliquer quoi précisément ? Ton comportement ?

- Oui, mais il faut que je te raconte ma vie, ensuite tu comprendras. Mais je ne me répèterais pas deux fois. Alors ouvre grand tes oreilles.

Éléonore hocha la tête et attendit, attentive tandis que sa grande-tante s'asseyait face à elle.

- Depuis ma naissance, je suis... différente des autres. Solitaire, incompréhensible... Je n’aimais pas les foules, les marchés, tous ce que les autres personnes de mon âge aimaient. J’étais souvent la risée de ma ville par ma seule différence. Même dans ma familles, mon frère, donc ton grand-père, m’évitait autant que possible et ne me parlait pas. J’avais des goûts particuliers. J’aidais mes parents dans la ferme mais à part m’occuper des animaux, je ne pouvais rien faire d’autre. Vendre nos produits, impossible. Mes parents m’ont forcés. J’aurais pu les haïr mais c’est grâce à eux que j’ai rencontré mon mari.

Elle ouvrit une boîte ramenée de la cave et en sortit un cahier.

Un album photo !

Ophélie l’ouvrit à une page et le lui tendit.

- Il s’appelait Joseph. Il avait les mêmes goûts que moi, nous nous entendions tellement bien... Cela a été le coup de foudre et nous nous sommes mariés. Les premières années ont vraiment marqué ma vie. Nous avons déménagé dans un village, mais pas trop loin pour que je puisse rendre visite à mes parents quand c’était nécessaire. Parfois, je remarquai que Joseph avait l’air absent. Pendant des moments plus ou moins longs. Et parfois il prenait d’étranges postures. J’avais parfois l’impression qu’il caressait l’air. À un moment pendant la nuit, j'ai remarqué qu’il avait une main surélevé, comme si quelque chose la maintenait. Je lui en ai parlé et il m’a finalement revélé son plus grand secret. Il m’a expliqué le principe des entremêlés. Je n’ai pas tout compris comme je n’avais pas vécu ça, et je ne comprends pas encore tout. C'est complexe, et cela faisait des années qu'il l'était, ce qui veut dire que sa relation s'était développé à un point inimaginable. 

Sa grande-tante la regarda droit dans les yeux.

- C’est ton cas. J’ai très peu de doutes à ce sujet.

Éléonore ne laissa rien paraitre sur son visage. Ophélie continua :

- Après cinq ans de mariage, nous avons eu une fille : Guenièvre.

Sa voix se brisa. Elle ne dit rien pendant un long moment. Éléonore se mordit les lèvres en attendant d’avoir la suite.

- Et ensuite ? osa-t-elle demander d’une petite voix.

- Un incendie, répondit sa grande-tante.

Ce fut la seule réponse qu'elle obtint. Elle mit quelques secondes avant de comprendre le drame.

- Je... je...

- Je ne veux pas de ta pitié, d’accord ? Je t’ai raconté en quelques mots ma vie.

Éléonore eut un mouvement de recul devant sa réaction virulente. Ophélie parut s’en rendre compte et passa une main de ses cheveux blancs.

- Excuse-moi. Quand je t’ai vu, j’ai pensé à ma fille. À ce qu’elle aurait pu devenir. Je t’ai détesté juste pour cette raison. La chambre où tu dors est celle de Guenièvre, j’avais enlevé les photos. C’est de là que provient ma mauvaise humeur avec toi. Je n’aurais pas dû... C’est quand tu as disparu que... qu’il était hors de question de te perdre. Tu me fais penser à ma fille, je n’aurais pas supporter de te perdre.

Elle baissa les yeux, penaude. Sa grande-tante avait vécu des choses traumatisantes. Elle ne savait pas comment réagir.

- Écoute, Éléonore. Je mourrai très bientôt. J’ai réécrit mon testament, je te lègue mon chalet.

- Vraiment ?

- Oui, ce n’est pas une blague.

- Je... merci. Mais je n’ai pas envie de te perdre. J’ai envie de connaitre la vrai Ophélie !

L’intéréssée sourit :

- Tu peux rester quelques jours si tu le souhaites. Mais tes parents n’accepteront pas.

- Ils n’ont pas leur mot à dire, lui affirma Éléonore.

Le sourire d’Ophélie s’accentua.

- Suis-moi alors.

Elle la mena dans sa chambre. La pièce était plus grande. Une commode collée au mur du couloir se trouvait face à un lit assez grand. Une fenêtre, décorée par des plantes d'intérieur rendait la pièce presque vivante. Une grande armoire en bois avec de magnifiques gravures et dessins faisait face à la vitre. Elle ouvrit un tiroir de la commode et en sortit un livre. Ophélie le garda un instant dans ses mains puis le tendit à sa petite-nièce qui l’examina.

- Joseph a écrit un livre sur les entremêlés. Je te l’offre en cadeau d’anniversaire en retard.

Éléonore le prit entre ses mains en comprenant l’importance de cet objet. Elle se jeta dans ses bras pour la remercier. C’était l’une des seules fois où elle faisait un câlin à quelqu’un.

- Merci. Merci beaucoup !

Ophélie lui tapota maladroitement le dos, gênée.

- Allez, il faut prévenir tes parents.

Éléonore soupira.

- Je range mes affaires et j'arrive.

Sa grande-tante fit une grimace.

- Dépêche-toi alors. Si tu tardes trop, tes parents vont finir par me haïr plus qu'il y a quelques années. Et je n'y tiens pas particulièrement.

Elle s'éxécuta et monta dans sa chambre, avant de s'assoir sur le lit en contemplant le livre. Il était finement ouvragé et bien gardé. Une belle reliure la décorait. Son entremêlé s'approcha à son tour. Ils restèrent silencieux. Éléonore ramena une mèche derrière son oreille.

- J'aimerais pouvoir le lire maintenant..

« N'apporte pas plus d'ennuis à Ophélie. Elle vient de te faire un énorme cadeau. »

Elle acquiesça. Elle se leva et rangea son sac pour ne pas l'oublier puis ferma les yeux.

Comment réagiront mes parents? Me gronderont-ils? Et après? Tout redeviendra-t-il comme avant?

Elle sentit une fourrure soyeuse sous la paume de sa main.

« Affronte le danger. Fais leur comprendre que leur attitude doit changer. Plus tu hésiteras, moins tu agiras. »

Éléonore rouvrit les yeux, inspira profondément. Dès qu'elle descendit l'escalier, elle vit que ses parents discutaient juste devant l'entrée. Aucun des deux ne la remarqua.

- Jamais je n'aurais dû lui téléphoner, dit son père.

Elle se rapprocha et posa une main sur son épaule. Les yeux de sa mère s'agrandirent de stupeur tandis que son père se retournait vers elle. Il y eut un flottement.

- Où étais-tu? lui demanda sa mère. Te rends-tu compte que tu nous as fait des soucis?

- Je suis contente de vous revoir, dit Éléonore en ignorant la question.

Sa mère fronça les sourcils et sembla hésiter, ce qu'elle remarqua.

- Moi aussi, finit-elle par dire.

Elle la regarda avec surprise mais sa mère avait déjà repris contenance. Son père se râcla la gorge.

- Où étais-tu? redemanda-t-il.

- Chez Ophélie, puis je me suis perdue dans la forêt. Je ne suis revenue que hier soir.

- Revenue?

- J'ai retrouvé mon chemin, si tu préfères. N'en voulez pas à Ophélie, elle n'y pouvait rien.

Ses parents se regardèrent entre eux.

- Quoi qu'il en soit, tu ne resteras pas une minute de plus ici, lui annonça sa mère.

- Pourquoi?

- Éléonore, .... je n'ai...

- Non. Je resterai ici. Au moins jusqu'en début d'après midi.

- Hors de question! s'écria-t-elle.

- Il est presque dix heures. Vous ne supportez vraiment pas que je reste trois heures de plus?

- Là n'est pas la question, la rabroua sa mère.

- Je resterai ici que vous le vouliez ou non.

Éléonore les contourna pour sortir dans le jardin. Ophélie s'occupait du potager. Elle plantait divers graines, calme. Elle sourit en la voyant s'accroupir à côté d'elle.

- Pourquoi les planter maintenant? demanda-t-elle.

- Pour qu'elles poussent au printemps. C'est la saison pour.

Pendant plus de deux heures, Éléonore aida Ophélie. Sa grande-tante avait beaucoup de connaissance en matière de plante et en parlait avec passion. Ensembles, elles s'occupèrent d'enfouir les graines avant de les recouvrir de terre et d'arracher les mauvaises herbes. 

***

Pendant plus de deux heures, Éléonore aida Ophélie. Elle était heureuse d'apprendre tant de choses pourtant anodines et essentielles pour vivre. Cela la calmait. Malheureusement, son père vint la voir pour lui rappeler qu'il était l'heure de partir.

Ils m'ont quand même laissé quelques heures de plus. Va savoir pourquoi d'ailleurs.... C'est déjà ca de gagné...

Les adieux furent brefs. Ophélie la serra dans ses bras en lui souhaitant du courage et de la volonté pour la suite. Ses parents lui avaient à peine accordé un regard quand ils partirent. Elle soupira intérieurement. Toutefois, en voyant le paysage défiler devant ses yeux, Éléonore se promit de transmettre ce message de la nature. Elle n'abandonnerait pas à cause de ses parents et de quelques camarades de classe.

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