L’Homme-oiseau 2/2
Ce qui me plaît dans les voyages, c’est la découverte des paysages et des sites historiques bien sûr, mais plus que tout, j’aime rencontrer des gens. Ainsi, j’ai fait la connaissance de José et Antonio à l’endroit où, partout dans le monde, on est sûr de croiser des garçons de douze ans : au stade de foot du village ! Ce qui est encore plus vrai à Rapa Nui qu’ailleurs…
Il y a presque deux semaines maintenant que nous sommes arrivés, et Papa, Maman, Alphonse et moi avons pris l’habitude de partir en balade chaque matin, puis de rentrer à Hanga Roa pour déjeuner à « La Taverne du pêcheur », parce que c’est l’un des meilleurs restaurants de l’île et parce que le cuisinier, un Français installé là depuis des lustres, adore retrouver des compatriotes et parler de la France. Maman l’a surnommé Obélix, à cause de son ventre rond et de sa grosse moustache. L’enseigne d’Obélix possède une grande terrasse qui surplombe le terrain de foot, et chaque midi, nous y mangeons poisson grillé, manioc et banane plantain en regardant l’animation dans le stade.
Après le repas, Alf et moi rejoignons régulièrement les enfants d’Hanga Roa, pendant que nos parents boivent leur café. Garçons et filles de tout âge se retrouvent là entre les cours, pour jouer au football, au rugby ou à différents sports, pour jeter des cailloux aux chiens errants, ou simplement pour discuter. De toute la bande, José et Antonio ont assez vite attiré mon attention : toujours collés l’un à l’autre, mais en constante opposition, ces deux-là ont tout des frères ennemis ! Deux fortes têtes, deux leaders en puissance. À les voir, on pourrait les penser jumeaux, mais s’ils sont tous deux originaires du même village — Orongo — ils appartiennent à des tribus différentes. Ni frères ni cousins donc, pas même amis, en tout cas, c’est ce qu’ils tendent à faire croire. Ils rivalisent de blagues et de démonstrations de force pour attirer l’attention, tels deux coqs perpétuellement parés au combat. Toujours à se chercher, à s’affronter, « des yeux ou du verbe », comme dirait Maman. Toujours à comploter aussi, adversaires fusionnels et inséparables, chacun d’eux n’existant que dans le regard de l’autre. Si l’un commence une phrase, l’autre la termine, le premier prétendant bien sûr que ce n’est pas ce qu’il voulait dire ! Personne n’est vraiment dupe de leur manège, je crois, en tout cas moi je ne le suis pas !
Très vite, j’ai compris que ces deux-là préparaient un sale coup : j’avais surpris des échanges et des messes basses, c’est pourquoi j’ai suivi le mouvement lorsque les enfants de l’île se sont donné rendez-vous dans le village de Mataveri, au pied du volcan Rano Kau, ce dimanche après-midi, à l’heure où habituellement tous se retrouvent au stade pour un match. Là, j’ai cherché Antonio et José du regard, étonnée et un peu inquiète de ne pas voir les chefs de bandes.
C’est José qui a sauté le premier. Il s’est jeté du haut de la falaise d’Orongo, face à nous, et Antonio l’a suivi d’une courte tête. Tous les enfants de Rapa Nui, réunis en assemblée sur la rive, applaudissaient et les supportaient de leurs cris, moi seule ai tremblé d’effroi lorsque j’ai repéré les pics acérés des rochers en contrebas.
Il s’est écoulé une éternité avant que je n’aperçoive d’abord un, puis deux petits points noirs émerger des flots tortueux. Autour de moi, les enfants continuaient à siffler et taper des mains, chacun scandant le nom de son héros, le digne représentant de son clan. J’ai vu les points se rapprocher l’un de l’autre et, comme dans une danse hautement chorégraphiée, les deux athlètes ont commencé à s’affronter à la nage, slalomant entre les récifs, alternant mouvements de brasse et de crawl dans les vagues déchaînées.
Au pied du volcan Rano Kau, les supporters hurlaient et sautaient, surexcités, et j’ai compris alors que toute la jeunesse de l’île était partie prenante d’un jeu dont j’étais la seule à ignorer les règles. Eduardo, un garçon de mon âge, m’a tout expliqué : le cérémonial de « Tangata Manu, l’homme-oiseau », ce vieux rite propre à l’Île de Pâques, qui oppose depuis des siècles les hommes des différentes tribus de Rapa Nui. En dignes héritiers de cette culture, José et Antonio, les frères ennemis, se devaient de faire honneur à leurs ancêtres. Pour cela, ils étaient tenus de s’affronter à la nage, de gravir la falaise de Moto Nui, trouver le premier œuf de sterne de la saison et le ramener sur la tête sans le casser ni le perdre. C’est ainsi que j’ai compris les images envoyées un peu plus tôt par mon kaléidoscope. Alors j’ai paniqué.
Les deux garçons ont nagé jusqu’à épuisement et ils ont gagné ensemble l’îlot de Moto Nui, dont ils ont escaladé la paroi abrupte sous les encouragements de leurs partisans. Depuis mon poste d’observation, il m’était difficile de reconnaître le compétiteur en tête, mais les cris m’indiquaient que José avait une petite longueur d’avance. Arrivées au sommet à quelques secondes d’intervalle, les deux silhouettes ont disparu et j’ai compris qu’ayant atteint le site sacré, les garçons devaient être en quête du « Manutara » — la sterne, oiseau mythique de l’Île de Pâques — afin d’en ramener le premier œuf. Tous deux ont reparu ensemble quelques minutes plus tard, coiffés d’étranges chapeaux tressés rappelant des nids, dans lesquels ils avaient vraisemblablement, comme leurs ancêtres, calé leur butin !
Ils ont quitté l’îlot de Moto Nui en redescendant la falaise à mains nues, le chapeau-nid bien fixé sur la tête, puis ont repris leur course à la nage en sens inverse. Des clameurs de déception m’ont avertie que quelque chose n’allait pas, et j’ai compris que l’un des garçons se faisait distancer. J’ai scruté l’horizon, fascinée et inquiète, et j’ai vu en effet l’écart se creuser entre les deux chapeaux de palme qui évoluaient dans les courants. Mon kaléidoscope s’est remis à vibrer dans ma poche, j’ai consulté son oracle, et j’ai crié.
Je savais que cela finirait mal. Si seulement j’avais pu déchiffrer les signes plus tôt ! J’aurais dû les prévenir, les empêcher d’entreprendre ce jeu stupide, leur expliquer que c’était de la folie ! Papa tente de me consoler en disant que je n’y suis pour rien, que les jeunes de l’île ont besoin de continuer à faire vivre leurs traditions par ces joutes sportives, qu’ils l’auraient fait, de toute façon, que je n’avais aucune chance de les en dissuader.
José a manifesté des signes d’épuisement lors de son retour à la nage vers le site d’Orongo, et bientôt il a été clair qu’il était en train de se noyer. Antonio a poursuivi sa course sans se rendre compte de ce qui se passait dans son dos, et il a attaqué l’ascension de la falaise un peu trop vite, jusqu’à ce que son pied glisse, qu’il tombe dans un cri et qu’il disparaisse à son tour dans les flots !
Tous les adultes de l’île nous ont rejoints au village de Mataveri, après le signalement du double accident par l’un des enfants, et les hommes du village n’ont pas posé de question : ils ont tout de suite compris ce qui était en jeu et plusieurs ont immédiatement plongé pour porter secours aux garçons. José a été ramené à bout de bras et on lui a prodigué les premiers soins, tous l’entourant avec beaucoup d’attention. Mais personne n’a pu localiser Antonio.
Il a fallu de longues minutes à José pour se remettre de ses efforts : il toussait, crachait, s’époumonait, comme s’il allait rejeter là, devant nous, toute l’eau du Pacifique et toute la tension mise depuis des semaines dans ce projet fou. Puis il a pris une profonde inspiration, s’est redressé et, regardant tout autour de lui, a demandé où en était Antonio. Les têtes se sont baissées et les rumeurs se sont tues. Un frisson m’a parcourue et j’ai serré la main de Papa. Je ne sais pas ce qu’on lui a dit, j’étais trop loin pour entendre, mais le cri animal que le garçon a poussé m’a brisé le cœur.
Vite passée la joie d’avoir retrouvé José vivant, à présent c’est Antonio que tout le monde pleure. Antonio qui a battu José à la nage, Antonio qui a affronté les vagues rugissantes sans perdre son chapeau-nid. Antonio qui s’est attaqué seul à la falaise d’Orongo, à bout de bras, Antonio qui a fait une chute de quatre-vingts mètres de haut, et qui a disparu dans les ondes…
De tous les villageois en deuil, ce dimanche, sur les rives du volcan Rano Kau, José est le plus profondément triste, et le plus touchant. Sa peine et son désarroi me bouleversent, je me sens inutile et coupable. Alors, au moment où je m’y attends le moins, comme toujours, mon objet magique se met à trembler dans ma poche.
Le kaléidoscope me nargue, m’abreuve d’images qui ne sont que reproches. Je n’ai plus envie de le consulter, je ne lui fais plus confiance, il ne m’a pas donné assez d’éléments cette fois pour me permettre d’éviter le drame. Il vibre et insiste, chauffe jusqu’à me brûler la cuisse à travers le tissu de mon short, et je finis par me rendre. Je colle alors mon œil à la lunette et mon cœur se fige dans ma poitrine : les images que je devine malgré mes larmes me montrent un Antonio recroquevillé, de vilaines plaies aux mains et grelottant de froid, un Antonio prisonnier de la roche, sans doute quelque part au pied de la falaise, mais un Antonio vivant, et conscient !
Antonio a été sauvé à son tour. Grâce à mes indications, les hommes de l’île ont réussi à le localiser et ils l’ont ramené sur la terre ferme avant la nuit. Il a été sacré « Homme-oiseau », même s’il n’a pas rapporté l’œuf : son énergie, son courage et sa bravoure ont suffi à convaincre tous les Pascuans qu’il était le digne représentant de ses ancêtres, et José s’est jeté dans ses bras, jurant qu’il était l’unique Tangata Manu du siècle ! Quant à moi, personne n’a cherché à comprendre comment j’avais pu savoir qu’Antonio s’était retrouvé coincé au pied de la falaise en tombant, mais tous ont dit que je détenais le mana, « la force sacrée qui vient du ciel », et ils m’ont désignée Grande Prêtresse pour l’éternité.
Aujourd’hui, nous quittons l’Île de Pâques sous un soleil de plomb et je suis saisie du profond contraste avec l’ambiance à notre arrivée. Je suis triste de laisser derrière moi ce lieu magique, mais je me sens plus forte que jamais, car si je n’ai rien découvert de nouveau sur les Moaïs, j’ai beaucoup appris au contact de ces deux garçons. Ainsi, quand tous ont été surpris des larmes de José pour Antonio, quand tous ont salué le respect du concurrent pour son adversaire, moi je savais qu’il s’agissait d’autre chose. Qu’il existait un lien très fort entre ces deux-là, aux origines profondes, une attache enfouie au fond de leur cœur, depuis leur naissance, et je suis fière d’avoir su la déceler avant l’accident, et sans l’aide du kaléidoscope !
En vérité, sur les flancs du volcan Rano Kau, l’émotion de José m’a gagnée parce que j’ai senti, en même temps que lui sans doute, que s’il perdait Antonio, son frère ennemi de toujours, il perdait en quelque sorte son double, une part de lui-même, la meilleure part peut-être… Ainsi, j’ai découvert la force de l’amitié, ce sentiment unique que je n’ai pas la chance de connaître. J’en ai eu un petit pincement au cœur : pour la première fois, j’ai réalisé ce que pouvait impliquer le choix de vie qui est le nôtre et je me suis souvenue des réserves de Maman avant le grand départ… C’est sans doute la leçon que le kaléidoscope voulait me donner ! Mais la vie est longue, et la mienne trépidante, je suis sûre qu’elle mettra un jour sur mon chemin quelqu’un qui me comprendra aussi bien que José et Antonio peuvent se comprendre.
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