Chapitre quatre
La nuit tomba froidement sur leurs têtes avec la rapidité d’un coup de vent. En une poignée de minutes, le paysage qui les entourait se fit engloutir par l’obscurité, qui les emporta également. Cette nuit, nul feu ne fut autorisé, et personne ne tenta de s’y opposer. La peur grondait encore en eux, les forçant au mutisme. En silence ils descendirent de ces montures étranges que Moréla appelait des Ara’ak. En silence ils enlevèrent leurs sacs. En silence ils s’installèrent. Lanières de viande et poisson séché au menu. Rien d’extravagant. Rien qui demandait à être cuit. Le mot d’ordre était « discrétion », aussi tous s’y plièrent.
Pour la première fois, Moréla exigea qu’ils organisassent des tours de garde jusqu’au matin. Elle désigna deux des jeunes gens qui l’accompagnaient pour s’en charger, puis expliqua à tous dans les grandes lignes ce qu’elle considérait comme les règles essentielles de la garde de nuit. Sloe leva les yeux au ciel, tentant néanmoins de ne pas se faire remarquer par la Magicienne. Il n’était pas d’humeur à subir ses reproches.
Et il n’était visiblement pas le seul.
Non loin de lui, quelque peu en retrait par rapport au groupe mais toujours au plus proche de son frère endormi à ses côtés, Antoine Alaekyn fulminait. Les jambes ramenées contre lui, le menton perdu dans ses genoux, ses yeux semblant noirs fixaient Moréla avec aigreur. Sloe pouvait presque percevoir la foudre sortir de ses yeux.
Difficile de lui en vouloir. Tout ce qui comptait pour lui était la sécurité de son frère. Aujourd’hui, malgré toutes les belles promesses que Moréla avait pu leur faire, tous auraient pu mourir, comme ça, en un claquement de doigts. Sloe n’avait évidemment jamais cru en ces paroles se voulant réconfortantes. Antoine non plus. Il était loin d’être aussi naïf. Mais voir que la Magicienne faisait montre d’aussi peu de prudence avait de quoi enrager.
Sloe décida de rejoindre son comparse, et s’assit à côté de lui. Celui-ci ne bougea pas d’un cil, les yeux toujours rivés sur Moréla.
« On ne peut pas lui faire confiance », finit par lâcher ce dernier, les dents serrées, après un long silence.
Sloe hocha la tête.
« Il va falloir nous montrer plus prudents, ajouta celui-ci. Si les choses continuent sur cette lancée, l’un de nous va vite finir par se faire tuer.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— Il faut qu’on continue de s’entraîner. Sans elle. Elle ne fera que nous ralentir, d’une manière ou d’une autre. Il faut qu’on le fasse de notre côté. Pour ne plus dépendre d’elle. Pour pouvoir être prêts, la prochaine fois.
— Et ensuite ?
— Je ne sais pas encore… Atteignons d’abord Syracuse en vie. Ensuite… j’imagine qu’il nous faudra trouver quelqu’un d’autre sur qui compter, quelqu’un qui pourra nous apprendre mieux que Moréla ne pourra jamais le faire. »
Antoine eut un petit rire amer.
« Et comment tu comptes la trouver, cette personne ? Comment tu sauras que tu peux lui faire confiance ?
— C’est plutôt simple. »
Antoine tourna finalement les yeux vers son comparse, le regard interrogateur.
« Ce sera la première personne qui ne nous mentira pas. »
Antoine eut un rire désabusé. Il se détourna à nouveau.
« Alors il va falloir la trouver vite. »
Sloe se tourna vers lui à son tour, un air à la fois surpris et intrigué sur le visage.
« J’ai vu un Sorcier, dans cette cité.
— Tu en es sûr ? »
Le jeune homme hocha la tête.
« Ses yeux étaient exactement comme Moréla nous les avait décrits, confirma-t-il.
— À qui en as-tu parlé ?
— Personne, même pas à Henri.
— Alors il vaudrait mieux que cela reste ainsi, les autres risqueraient de paniquer s’ils l’apprenaient. Sans parler de Moréla. »
Antoine hocha la tête, garda le silence.
« Crois-tu, dit-il finalement après quelques minutes, qu’il s’agissait de Moridus ?
— Je ne sais pas », répondit Sloe avec un léger haussement des épaules.
Après tout, Moréla ne leur avait presque rien dit. Tout ce qu’ils avaient pu obtenir d’elle, c’est que les Sorciers se reconnaissaient de par leurs yeux… mais après ? Comment reconnaître Moridus — l’instigateur même de cette guerre, si l’on en croyait Moréla — s’ils n’avaient que ses yeux pour le reconnaître ? Des yeux qu’une communauté entière, en réalité, partageait. Sloe y avait vaguement pensé, avant même de plonger dans l’œil noir qui les avait menés jusqu’ici, mais il n’avait jusque-là pas réalisé la complexité réelle de la chose. Après tout, l’homme qu’Antoine avait aperçu pouvait très bien être Moridus… ou n’importe quel autre Sorcier.
S’il s’était agi de Moridus, alors pourquoi avoir laissé les Magiciens s’enfuir ? S’il ne s’agissait pas du Sorcier — le Sorcier, comme un titre qu’il portait avant même de représenter ce qu’il était —, alors qui était cet homme qu’Antoine avait vu ? Un espion, sans aucun doute. Mais si tel était le cas, pourquoi se trouvait-il seul ? Moréla affirmait que les Sorciers ne se déplaçaient jamais à moins de deux. Peut-être que son binôme se trouvait ailleurs dans la ville ? Peu probable cependant. Moréla avait grandement insisté sur le fait que les Sorciers n’entreprenaient jamais rien en solitaire, et que c’est ce qui les rendait particulièrement dangereux. Alors pourquoi celui de Sarébie se trouvait-il esseulé ?
Sloe le réalisait tout juste également, mais ils ignoraient jusqu’aux pouvoirs de ces Sorciers dont, pourtant, Moréla parlait avec tant de haine. Comment se défendre face à un ennemi dont ils ignoraient les armes ?
Plus les questions s’accumulaient en son esprit, plus le jeune homme se rendait compte de l’immensité de la boue dans laquelle lui, et tous les autres, traînaient les pieds. Cela lui fit penser aux marécages d’Aselyde, loin dans leur Aslavie natale. Il n’y était allé qu’une fois, alors qu’il accompagnait son père dans l’un de ses rares voyages. Pourtant, le souvenir avait été gravé à vif dans son esprit : des lieues et des lieues de bois noyés, de trous d’eau dissimulés sous la glaise qui n’attendaient qu’un voyageur inaverti pour l’engloutir. Et c’était exactement ce dans quoi les jeunes Magiciens se trouvaient actuellement : des marécages dans lesquels, au moindre faux pas, ils disparaîtraient.
Sloe releva les yeux et les posa sur Moréla qui, tel un berger, parcourait leur troupe et s’assurait que son troupeau se conduisait exactement de la manière dont elle le voulait. Il serra les poings, sans même s’en rendre compte. Cela n’échappa pourtant pas à Antoine, qui l’observait du coin de l’œil. Et alors, sans même le savoir, tous deux partagèrent la même pensée.
On doit se débarrasser d’elle.
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