Chapitre six
Ce ne fut qu’en rangeant ses affaires, une fois la nuit tombée, que Tany songea réellement à ce qui allait arriver sous peu. Bien qu’elle eût prévu depuis le début de se rendre au palais, elle n’avait cependant pas anticipé que s’y trouverait une horde de Magiciens avec, parmi eux, celle qui désirait plus que tout avoir sa peau. Si on exceptait Moridus lui-même. Ainsi que ces deux-là. Et probablement d’autres encore…
Tany n’avait pas la moindre idée de la manière dont les Magiciens réagiraient en la voyant. Ni même comment Moréla avait fait pour les trouver et les amener avec elle. Car ces jeunes ne venaient certainement pas de la Quatrième Terre, tout indiquait qu’ils venaient d’ailleurs. Si l’on en croyait les légendes à ce sujet, ils venaient selon toute vraisemblance de la Septième Terre, plus connue sous le nom d’Aslavie. Terre d’accueil et d’exil de Roge Valmar dit le Conquérant, il y avait de cela mille ans.
Comment Moréla était-elle parvenue à s’y rendre et à en revenir ? Aucun voyage entre les mondes ne pouvait être entrepris par la mer ou par le ciel. Une barrière magique isolait les mondes les uns des autres, et ce depuis la Création. Malgré cela, la Magicienne était parvenue à relever ce défi.
C’était un véritable mystère que Tany brûlait de résoudre. Raison de plus pour qu’elle se rendît au castel royal, même si les choses risquaient de se compliquer dangereusement pour elle.
En se chargeant de ramener ces Magiciens de leur Aslavie natale, Moréla s’était inévitablement chargée de leur éducation, puisqu’en Septième Terre la magie n’existait pas. Elle avait été érigée ainsi, dans l’inexistence magique, afin que ceux qui la méprisaient pussent vivre en paix. C’était une longue histoire qui remontait à la Création, au temps où les sept mondes furent créés. Et si Moréla avait enseigné à ces jeunes gens tout ce qu’elle savait en matière de magie, cela voulait dire qu’elle leur avait également appris à discerner leurs ennemis, les Sorciers.
En d’autres mots, Moridus.
Et moi.
La partie que Tany s’apprêtait à jouer n’était pas facile et le pari plus que risqué. Toutefois était-ce un risque qu’elle se devait de prendre.
Une fois qu’elle fût habillée et ses affaires emballées, Tany mit son sac sur son dos et quitta la chambre de l’auberge. Quoi qu’il pût arriver en ce jour, elle ne pourrait revenir en ces lieux. Elle descendit les escaliers et se dirigea vers le comptoir où madame Tym semblait assignée. Elle négocia avec la matrone le prix des quelques deux heures en trop qu’elle avait pris par rapport au moment où elle aurait normalement dû quitter les lieux. Ainsi arrangées, elle régla le prix de la chambre avant de quitter la chaleur de l’établissement.
Tany se fit plus discrète encore que les soirs précédents. Croiser des vagabonds dans les rues après la nuit tombée était déjà chose rare. Croiser un voyageur chargé de ses bagages alors que les portes de la ville étaient fermées aurait de quoi provoquer la suspicion de n’importe qui.
Comme lors de la première nuit, la jeune femme gagna les écuries royales, au pied de la colline qui portait le fief souverain. Elle se faufila entre les étables tout en évitant soigneusement la lueur des torches enflammées. Aucun des palefreniers servant de gardes de fortune ne remarqua sa présence. La majorité d’entre eux jouait aux dés tandis que les autres dormaient déjà. Aucun Ara’ak non plus. Tany se demanda vaguement où ils avaient bien pu aller.
Avec un dernier regard en arrière pour s’assurer que nul ne la suivait, Tany emprunta le chemin sinueux qui menait des écuries à l’aile ouest du palais. La sente de terre serpentait le long de la colline plus qu’elle ne la grimpait à la manière des escaliers de pierre qui faisaient face à la cité. Doucement l’allée escaladait la butte, louvoyant sur son flanc sans pour autant se découvrir, plongée dans le noir le plus total. Tany atteignit le sommet un long moment après avoir entamé son ascension, maudissant l’architecte qui avait conçu ce chemin.
Au sommet elle découvrit une petite porte de bois. Elle s’assura qu’aucun bruit ne lui parvenait depuis l’autre côté de la cloison, l’ouvrit avec précaution et entra. Son intrusion en ces lieux était d’une facilité déconcertante, tel que Tany en prit mentalement note. Tout cela lui serait utile, si jamais ses plans se déroulaient sans encombre… et sans intervention impromptue d’une certaine Magicienne supposée décédée.
Tany s’avança de quelques pas avant de s’arrêter soudainement lorsqu’elle aperçut une lueur flamboyante au fond du couloir où la porte débouchait. Elle tendit l’oreille un instant puis, ne percevant rien de plus, elle reprit son avancée d’un pas léger. Arrivée au bout du couloir, elle glissa un œil dans la salle où ce dernier menait. Des plans de travail immenses encombraient la pièce, jouxtant nombre de fourneaux de taille moyenne, tous éteints. Marmites, casseroles et autres ustensiles de cuisine étaient accrochés aux murs tandis que plusieurs plaques de métal s’empilaient à côté du plus grand fourneau, demeuré allumé pour les possibles besoins de la nuit.
Nul ne se trouvait dans les environs, ce qui était plus que surprenant dans la mesure où le dîner devait certainement avoir lieu à cette heure. Et avec l’arrivée de Moréla et de ses Magiciens, les cuisiniers devaient nourrir de plus nombreuses bouches que celle, habituellement esseulée, de leur seigneur. Tany profita cependant de l’absence du personnel de cuisine pour se glisser dans les ombres de la pièce.
Elle longea les murs silencieusement et gagna la première porte qu’elle croisa sur son chemin. Quelle chance fut la sienne qu’il ne s’agit pas du cellier mais d’un nouveau couloir qui, lui-même, la mena à une ribambelle d’autres passages, tout cela pour finalement déboucher sur l’allée principale, au cœur même du palais.
Désarçonnée par l’absence totale de serviteurs, Tany chemina dans le castel avec prudence. S’attendant à quelque embuscade à chaque croisement, elle guetta attentivement le bruit de pas pressés d’un domestique au labeur. Mais rien ne survint, ce qui augmenta d’autant plus son angoisse de se faire prendre.
Tany ne connaissait guère les lieux. N’ayant pu mettre la main sur un plan de la bâtisse, elle explora au hasard les divers recoins du rez-de-chaussée à la recherche de la grand-salle, sans quoi il lui faudrait aller dans les étages supérieurs poursuivre ses recherches. Et plus elle errait en ces lieux, plus les chances de se faire repérer augmentaient, ce qui n’augurerait rien de bon ni pour elle ni pour les habitants du palais.
Enfin, et semblait-il par miracle, Tany trouva la grand-salle. Elle se trouvait à une distance assez impressionnante des cuisines, chose totalement incompréhensible si l’on souhaitait manger chaud. Deux soldats armés de piques en gardaient l’entrée close, droits et immobiles tels des piliers de pierre, leur uniforme céruléen et argent parfaitement ajusté, sans le moindre pli. Tany les observa depuis l’angle du mur où elle se dissimulait. Impossible d’approcher discrètement, elle se ferait repérer au moment même où elle quitterait son abri.
Pour ce qui était d’entrer subrepticement, son plan prenait fin ici. Tany avait bien évidemment prévu cette éventualité, mais elle aurait tout de même préféré ne pas avoir à en arriver là. Outre le fait que son arrivée ne ferait que lui attirer les foudres d’une certaine Magicienne antipathique et de ses oisillons, Tany avait quelque sympathie pour les soldats chargés de la sécurité de leur souverain et qui se verraient mis à l’écart avant même d’avoir pu donner l’alerte.
Tany compta environ vingt mètres entre elle et la grand-salle. Elle pensa pouvoir parcourir la première moitié avant que le garde le plus proche ne la remarquât. Le temps qu’il réagît, elle serait presque sur lui. Elle aurait même probablement le temps de s’occuper de lui avant que le deuxième ne fasse le moindre mouvement. Tout se passerait en l’espace de quelques battements de cœur à peine.
Elle inspira profondément pour se préparer mentalement à ce qui allait suivre. Elle prit le temps d’invoquer la magie qui coulait dans ses veines et la concentra dans la paume de ses mains. Cela fait, elle se redressa et sortit d’un pas vif de sa cachette. Comme anticipé, elle eut le temps de traverser la moitié de la distance qui la séparait des gardes avant que le plus proche des deux ne réagît au son de ses pas et tourna la tête dans sa direction. À la vue de ses yeux si traîtres, il se figea un instant, pris de stupeur.
Trop lent.
Tany arriva à sa hauteur. Il abaissa sa pique. D’un mouvement leste, elle écarta l’arme de la main gauche et posa la droite sur la poitrine de l’homme. Ses yeux s’écarquillèrent. Tany libéra la magie conservée dans sa paume. Un choc violent frappa le soldat, qui partit valser à plusieurs pieds de là. Il s’écrasa lourdement sur le sol, inconscient. La jeune femme profita de son élan pour pivoter vers le deuxième garde. Plus jeune que son camarade, il n’avait pas encore pris l’expérience nécessaire pour répliquer à temps. Tany posa la main sur sa poitrine. La peur crispa son visage. Le choc provoqué par la libération de la magie le frappa de plein fouet. Dos aux portes de la grand-salle, il se retrouva propulsé contre ces dernières. Les battants cédèrent sous la force du coup. D’un pas toujours vif, Tany entra à la suite du soldat, sa magie toujours prête à agir en cas, très probable, de conflit.
Vide de personnel était la grand-salle, ce qui lui facilitait grandement la tâche. Nul autre soldat, outre ceux qui se trouvaient à terre, ne pourrait ainsi aller prévenir la garde royale. Seule trônait au centre de la pièce une table immense en bois de noyer, vide de tout plat ou d’ornement décoratif. L’entouraient seize personnes, comprenant ainsi Moréla, ses oisillons, et la raison même pour laquelle Tany avait pris autant de risques pour venir en ces lieux, Jasper. Manquaient à l’appel les deux garçonnets qu’elle avait entrevus plus tôt dans la journée. Tous semblaient s’être levés dans la précipitation, leur regard tourné vers l’entrée. Vers Tany.
Quelques secondes à peine s’écoulèrent avant qu’ils ne prissent conscience de ce qui se passait. Les jeunes Magiciens que Tany avait précédemment aperçus se figèrent d’un seul coup, les yeux grands écarquillés. Surprise. Incompréhension. Nulle peur dans leurs yeux. Pas encore. De même s’écarquillèrent ceux de Moréla et de Jasper lorsqu’ils reconnurent Tany. Celle-ci tourna les yeux vers ce dernier.
Elle le reconnut à peine tant il avait changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu, à l’époque où ils n’étaient encore que des enfants. Dorénavant, Jasper était nettement plus grand que sa sœur, pourtant de deux ans son aînée, et possédait un corps mince et élancé, quelque peu maladroit. Son visage autrefois rond était devenu aussi fin que celui de son père, la mâchoire saillant sous sa peau fine et diaphane. Ses cheveux couleur de blé, autrefois coupés courts, étaient dorénavant suffisamment longs pour qu’il les attachât en un catogan rigoureux. Ses yeux étaient plus étroits qu’auparavant, néanmoins le bleu céruléen qui les colorait demeurait toujours le même. Presque doux. Innocent.
« Toi ! »
Le cri de colère de Moréla arracha Tany de ses pensées et la ramena dans le moment présent, quelques secondes après son entrée fracassante dans la grand-salle. Plus vive que les jeunes qui l’accompagnaient, la Magicienne se détacha du groupe, invoqua sa magie à une vitesse époustouflante, et envoya sur la nouvelle venue une salve de magie plus puissante certainement que celles des autres Magiciens réunis, à l’exception peut-être de son frère.
Un léger sourire étira les lèvres de Tany.
Toujours aussi vive.
La Magicienne avait certainement dû s’entraîner avec rigueur, pour maintenir son niveau malgré le passage des ans.
Tany leva une main face à elle, prête à dissiper l’attaque. Ce fut alors que Jasper apparut à ses côtés, plus vif encore. À la surprise de la jeune femme, il s’interposa entre elle et Moréla. De son bras il dessina un arc de cercle, créant ainsi un bouclier magique d’une luminescence dorée qui encaissa la salve de sa sœur dans un bruit sourd qui se répercuta dans toute la pièce.
« Non ! » s’exclama-t-il tandis que les derniers échos magiques s’atténuaient.
Moréla eut un mouvement de recul, stupéfaite par la réaction de son frère. Puis, la colère revenant, le visage de la Magicienne se durcit, ses yeux noirs de fureur.
« Tu protèges cette Sorcière ?! s’écria-t-elle avec rage, la magie crépitant autour d’elle, prête à un nouvel assaut.
— Tany est mon alliée, expliqua Jasper avec calme — et cette dernière lui fut reconnaissante de l’appeler par son nom, à l’inverse de sa tendre sœur.
— Pardon ?!
— Cela fait plusieurs mois déjà que Jasper et moi correspondons, intervint Tany. Ton cher frère, Moréla, a besoin de mon aide. »
L’affirmation n’était pas tout à fait exacte. Tany avait autant besoin de Jasper que lui d’elle. Mais qu’importe.
Indignée, presque trahie, la Magicienne jeta un regard furibond à Jasper, lui demandant silencieusement des explications, espérant certainement qu’il infirmerait les propos de Tany. Quelle déception fut la sienne.
« C’est vrai, affirma Jasper. Tany m’a proposé ses services et je les ai acceptés. »
Il se redressa, défia sa sœur du regard. Puis il se détourna d’elle sans un mot de plus, s’agenouilla aux côtés du soldat inanimé que tous avaient oublié et tâta son cou, visiblement peu soucieux de la fureur de sa sœur.
« As-tu oublié tout ce qu’elle a fait ? C’est une Sorcière ! s’insurgea Moréla, comme si ce dernier fait pouvait tout justifier.
— Quelle est la chose la plus importante à tes yeux ? lui répondit son frère alors qu’il levait les yeux vers le simulacre du deuxième soldat. Enfermer une Sorcière et la condamner pour ses exactions ? Ou t’allier à elle, qui a connaissance de choses que tu ne peux pas même imaginer, afin d’arrêter Moridus et la guerre de surcroît ? »
Tany haussa les sourcils devant la maturité des propos de Jasper. Il était loin, l’enfant qu’elle avait connu autrefois et qui se cachait derrière les jupes de sa mère…
Moréla fut de même soufflée par ce discours. Elle ne s’attendait certainement pas à une telle réplique de la part de son jeune frère. Près de sept ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, et la voilà se retrouvant face à un étranger qu’elle devait apprendre à connaître, elle qui avait certainement rêvé tout ce temps du jour de leurs retrouvailles.
Devant le silence contraint de sa sœur, Jasper leva les yeux dans sa direction et l’observa d’un regard bien trop adulte pour ses quinze ans.
« Tant que je règnerais, finit-il par ajouter, Tany demeurera sous ma protection. »
Ses propos interpellèrent la principale concernée.
Si l’on en croyait les lois sur l’héritage, seul l’aîné d’une famille se voyait octroyer les biens de ses parents, en l’occurrence le trône de Syracuse, exception faite si l’héritier en question était mort ou supposé l’être. Moréla disparue, il était dans l’ordre des choses que Jasper ait récupéré le trône vaquant pendant toutes ses années. Mais maintenant que la Magicienne était de retour, elle héritait légitimement du titre de feu son père.
À moins qu’elle n’y renonçât.
Voilà qui intriguait la Sorcière.
« Arnaud, Sloe, Antoine, pouvez-vous m’aider à les transporter chez le guérisseur ? »
L’interpellation de Jasper sembla rompre la froideur de sa déclaration. Sans un mot, trois jeunes Magiciens se détachèrent du lot de leurs confrères. Deux d’entre eux se chargèrent du soldat qui se trouvait dans le couloir tandis que le troisième aida Jasper à transporter l’autre.
De toute l’opération, Moréla ne lâcha pas Tany des yeux, la dévisageant avec une froide colère. Lorsque les quatre jeunes hommes eurent disparu et que l’on n’entendît plus le bruit de leurs pas, les paupières de la Magicienne se plissèrent davantage.
« Que peux-tu donc savoir que j’ignore ? questionna-t-elle, suspicieuse. J’ai traqué Moridus pendant sept ans, tu ne peux rien savoir de plus que moi ! »
Ainsi était-ce donc ce qu’elle avait fait durant toutes ces années… Tany n’en était pas véritablement étonnée, elle avait d’ores et déjà songé à l’éventualité d’une vengeance viscérale pour expliquer la disparition de l’héritière du trône de Syracuse. Cependant, l’entendre l’avouer avait quelque chose de perturbant. De presque malsain, en réalité.
« Et qu’est-ce que mon frère t’a promis en échange de ton aide ? Mise à part ton immunité, continua la Magicienne d’une voix acerbe.
— Nos accords ne te regardent en rien, Moréla, répliqua la Sorcière.
— Tout ce qui concerne mon frère me regarde !
— Un frère que tu as abandonné. »
La Magicienne se figea. La fureur envahit son regard, étira ses traits en une grimace immonde. Elle leva la main devant elle, visa la Sorcière de sa magie…
« Ma sœur. »
Elle arrêta son geste, les doigts crispés telles les serres d’un oiseau de proie.
« Il libérera ma sœur. »
Cette fois-ci, ce fut une tout autre expression qui marqua le visage de la Magicienne.
La peur.
Elle l’a donc vu, pensa Tany.
Elle ne pouvait que trop bien comprendre les sentiments de la Magicienne. Et elle ne pouvait qu’être admirative devant la capacité de celle-ci à avoir maîtrisé suffisamment longtemps la chose pour être à même de l’enfermer. Toute logique indiquerait de la laisser là où elle était, sa sœur avec elle. Mais Tany avait fait une promesse, longtemps oubliée, qu’elle se devait à présent d’honorer. Et cela passait par la libération de Sally. Même si pour cela la chose devait être libérée avec elle.
« C’est hors de question, finit par lâcher Moréla lorsqu’elle eût suffisamment repris le contrôle de ses émotions. Je ne le laisserai pas faire.
— Cela ne dépend pas de toi, Moréla. En tant que souverain, seul Jasper a droit de regard sur cette décision. Tu ne peux rien y faire.
— Et je ne reviendrai pas sur ma parole », ajouta celui-ci, qui revenait tout juste.
Immobile, il semblait à nouveau braver Moréla du regard tandis que les trois Magiciens qui l’accompagnaient regagnaient leur place parmi les leurs. En silence, le jeune suzerain défia sa sœur de le contredire. Ce qu’elle ne fit pas. La parole d’un monarque avait force de loi, particulièrement s’il s’agissait du royaume de Syracuse. Moréla aurait beau s’insurger, elle savait parfaitement qu’elle ne pourrait rien y redire. Certainement, en cet instant, devait-elle amèrement regretter d’avoir cédé le trône à son cadet.
« Il commence à se faire tard, dit Jasper après un long silence. Nous en reparlerons demain à la première heure. Tany, je serais ravi que tu demeures au palais, si cela ne te dérange bien évidemment pas.
— Aucunement.
— Alors c’est décidé. Suis-moi, je vais te donner une chambre. Moréla, mes chers amis, je vous souhaite une bonne nuit. »
Ainsi, le roi avait parlé. Moréla courba la tête en signe d’acceptation au moins temporaire. Sans attendre davantage, Jasper fit signe à Tany de le suivre et sortit de la grand-salle. La Sorcière le suivit sans tarder, trop heureuse que le jeune homme ait ainsi mouché la Magicienne. Tous deux regagnèrent le couloir principal du palais, désert de toute activité, et poursuivirent leur avancée.
« Je ne m’attendais pas à ta venue, dit Jasper. Je dois avouer que tu m’as grandement pris au dépourvu. »
Un léger sourire habillait ses lèvres, enlevant tout reproche que pouvaient contenir ses mots.
« Oui. Certains… événements m’ont poussé à venir plus tôt que ce dont nous avions convenu. Cela te met dans une situation délicate, je le sais. J’en suis désolée. »
Le jeune homme haussa les épaules.
« Je saurai m’occuper du Conseil, répondit-il d’un ton léger. Ils comprendront bien vite tout l’intérêt de ta présence, je peux te l’assurer.
— Ce n’est pas leur tolérance quant à ma présence qui m’inquiète réellement.
— Alors quoi donc ?
— … Il vaudrait mieux que nous n’en parlions pas ici. »
Jasper hocha la tête. Ils déambulèrent en silence, s’enfonçant un peu plus dans les méandres du palais. Après de longues minutes, Tany reprit la parole.
« Je dois dire que le retour de Moréla m’a beaucoup surprise. »
Cette fois, ce fut un sourire affligé qui habilla les lèvres du jeune souverain.
« Oui… Je dois dire que ce n’est pas quelque chose que je pensais voir arriver un jour. Mais cela est pour le mieux, j’imagine.
— Elle n’est pas revenue seule non plus.
— En effet. Les cieux m’offrent nombre de surprises, ces temps-ci.
— Ces Magiciens, entonna la jeune femme avec prudence, ils ne sont que des novices, n’est-ce pas ? »
Jasper courba légèrement la tête. Un sourire contrit s’étira discrètement sur ses lèvres.
« Cela se voit tant ? Qu’est-ce qui les a trahis ?
— Leur temps de réaction. Moréla a été la seule à m’attaquer. Ils viennent d’Aslavie ?
— Tu es bien informée, commenta le jeune homme avec un petit rire désabusé. D’un village appelé Arc’nyd, plus précisément.
— Moréla n’aurait jamais dû pouvoir s’y rendre… comment a-t-elle fait ?
— Elle a utilisé un Voyageur, pour l’aller comme pour le retour. Es-tu familière de la magie des Elfes ?
— Pas vraiment, non.
— C’est un objet fabriqué à sa base d’une pierre de cristal. Cela ressemble à une bille de verre à peu près aussi grosse qu’une noix. Les Voyageurs permettent d’ouvrir une sorte de portail qui peut mener quiconque où bon lui semble. Tout ce qu’il reste à faire est d’indiquer sa destination. Mais personne, pas même les Elfes, n’imaginait que leur magie pouvait effectuer un tel voyage. Il semblerait que les barrières magiques qui séparent nos mondes n’ont aucun pouvoir sur les Voyageurs.
— Ou qu’elles n’en ont plus.
— C’est une possibilité, en effet.
— Si Moréla a utilisé un Voyageur pour revenir en Quatrième Terre, pourquoi ne pas être directement revenue à Syracuse ? questionna Tany, réellement intriguée. Et où est-elle allée chercher des Ara’ak ?
— Le Voyageur qu’a utilisé Moréla était fendu. Kisumi dit que seule une très ancienne magie peut altérer ainsi un objet fabriqué par les Elfes.
— Kisumi ?
— L’un des Elfes qui sont arrivés à Syracuse en même temps que Moréla. C’est une assez longue histoire… Tu ne l’as pas vu ce soir car lui et son confrère ont préféré demeurer isolés. Pour en revenir au Voyageur, Moréla a bien choisi Syracuse comme destination, mais le portail les a menés à Arébie.
— Qui est tenu par Moridus…
— C’est exact. Grâce à l’héritier qu’il tient en otage, Moridus est parvenu à faire ployer Dëmony et à obtenir de lui tout ce dont il a besoin.
— Arébie était donc un piège. »
Jasper hocha la tête.
« Malgré le fait que Dëmony ait ployé devant Moridus, Moréla s’est mise en tête qu’il leur viendrait en aide. Elle pensait que s’il la voyait, notre oncle reconnaîtrait notre mère en elle et se rangerait de son côté. Au nom de la famille, se disait-elle.
— Mais il les a trahis.
— Surprenamment, ce fut tout le contraire. Dëmony prit son parti et lui indiqua discrètement comment prendre la fuite. Les Ara’ak viennent de lui. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours entendu dire qu’il avait la réputation d’avoir une passion étrange pour ces créatures. Malgré leur tempérament farouche et leur nature, il est parvenu semble-t-il à en dresser quelques-uns. C’est grâce à eux qu’ils ont tous pu fuir. »
Le récit du jeune homme laissa Tany silencieuse. Elle comprenait aisément que Dëmony eût décidé de se plier à la volonté du Sorcier, mais elle l’avait toujours pensé trop lâche pour un jour se soulever contre lui. Il fallait croire qu’elle s’était trompée.
« Que va-t-il arriver au prince d’Arébie ? demanda-t-elle.
— Pas grand-chose, j’en ai peur. Cela fait des années que nous pensons que Ryann est mort, mais Dëmony n’a jamais voulu le croire. À présent, qu’il le soit ou non ne change plus rien. »
Tany hocha la tête.
Moridus ne devait certainement pas apprécier d’avoir perdu l’un de ses plus grands atouts. Des représailles de sa part devaient être envisagées. Le Sorcier ne supportait guère que l’on lui tînt tête, encore moins les trahisons. Il se montrerait d’autant plus hostile à présent, ce qui n’aidait en rien les plans de la jeune femme.
À force de discuter, Tany ne s’était pas rendue compte que Jasper l’avait menée jusque dans les étages. Elle n’en prit conscience que lorsque le jeune homme s’arrêta devant une porte blanche. D’un geste de la main, il lui indiqua que ce serait ici qu’elle logerait, et l’informa par la suite qu’en prévision il s’était permis de faire monter quelques vêtements propres, ainsi qu’un bain et un plateau de nourriture, tous deux probablement tièdes à cette heure.
« Si cela te convient, j’aimerais que nous discutions demain, dit-il alors.
— Il y a beaucoup de choses dont nous devons parler », agréa la Sorcière.
Un sourire franc se dessina sur les lèvres du jeune roi. Sans une hésitation, il tendit une main, paume ouverte. Tany plongea son regard dans le sien, ne vit que sincérité au fond de ses yeux. Alors, à son tour sans la moindre hésitation, elle s’empara de sa main et scella son alliance avec lui.
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