Chapitre huit
Cela ne lui plaisait pas. Pas du tout.
Voir cette Sorcière vagabonder dans son palais rendait déjà Moréla suffisamment folle. La voir seule à seul avec son frère l’épouvantait. Fort heureusement, rien ne semblait être arrivé. Cette fois-ci, tout du moins. Il n’y avait cependant aucune garantie que cela reste ainsi dans les jours à venir.
On ne peut pas lui faire confiance.
On ne pouvait faire confiance à un Sorcier. Encore moins s’il s’agissait d’un Merig. Leur réputation n’était plus à faire. Tous le savaient. Son frère le savait.
Alors pourquoi ?
Pourquoi accorder une telle confiance en une Merig ? Cela dépassait Moréla. Elle avait beau se poser cette question, encore et encore, elle ne comprenait pas. La logique de Jasper lui échappait complètement. Elle songea un instant à l’incident qui avait eu lieu sept ans auparavant. Son frère en était ressorti avec des blessures physiques qui jamais ne le quitteraient. Peut-être, aussi, avait-il perdu une certaine notion de la réalité…
Elle regretta immédiatement sa pensée. Jasper était loin d’avoir perdu l’esprit. Bien au contraire. Elle le savait parfaitement. C’était peut-être ce qui l’angoissait autant dans cette situation. Que son frère ait consciemment, et en toute connaissance de cause, pris cette décision.
Elle leva les yeux vers lui.
À quelques pas devant elle, Jasper avançait d’une démarche assurée, les épaules droites, la tête haute. S’il n’avait porté le catogan, il aurait aisément pu passer pour Père. Ils avaient le même regard, la même certitude, une fois leur décision prise.
Moréla réprima un léger sourire. Il était loin, son petit frère. Il était presque un homme, aujourd’hui. Elle s’en rendait bien compte. Ces dernières années l’avaient forgé d’une manière que Moréla n’aurait pu apprendre si les choses étaient demeurées telles quelles. Moréla aurait appris en suivant l’étiquette. Jasper avait appris par la force de la nécessité. En y repensant, cela en avait été de même pour Père.
Peut-être est-ce ainsi que les grands souverains naissent.
Elle l’espérait, pour son propre bien.
Comme un vieux réflexe, elle jeta un regard par-dessus son épaule.
Quelques pas derrière eux, Tany les suivait en silence. Elle n’avait pas dit mot depuis son arrivée, la veille au soir. Pour la millième fois en ces quelques heures, Moréla se demanda quelles raisons pouvaient justifier la présence de la Sorcière. Elle garda ses pensées pour elle. Jasper lui avait promis des explications. Elle espéra qu’il tiendrait parole.
Il ne leur fallut que quelques minutes pour rejoindre la grand-salle. À leur arrivée, certains de ses apprentis étaient déjà présents. En réalité, peu manquaient à l’appel. Elle balaya la salle de son regard, posa les yeux sur chacun d’eux.
Il était difficile d’imaginer qu’elle avait devant elle d’anciens paysans. À peine plus de cinq mois s’étaient écoulés depuis qu’elle les avait découverts et leur avait révélé leur magie. Hier encore transparaissaient cruellement leurs origines simples. Ce matin cependant, nul n’aurait pu deviner qu’ils étaient nés du peuple. Leurs vêtements élimés avaient complètement disparu — grâce aux cieux ! —, remplacés par les atours du palais. Tous à présent étaient vêtus de blanc et d’azur, et bien que leurs habits ne soient pas parfaitement mis, au moins avaient-ils davantage l’apparence de vrais Magiciens. Ce n’était d’ailleurs pas la seule chose qui avait changé chez eux. La visite d’un barbier, au matin, leur avait également fait le plus grand bien.
Moréla approuva d’un hochement de tête.
C’était à cela qu’on reconnaissait un Magicien.
Comme au matin, le déjeuner se déroula majoritairement dans le silence. Jasper tenta bien d’entamer la conversation, ici et là. Les réponses étaient simples, brèves. Nul ne semblait avoir à cœur de s’engager ainsi. Moréla ne pouvait que les comprendre. Elle pouvait ressentir leur malaise. Cela s’arrangerait avec le temps.
Le déjeuner terminé, tous suivirent Jasper jusqu’à la salle du Conseil où, comme promis, il leur révélerait enfin les raisons pour lesquelles Tany se trouvait ici. Moréla ne pouvait s’empêcher de ruminer ses propres questions. Elle ne voyait aucune raison qui pousserait son frère à s’allier avec… cette Sorcière. La chose était déjà inconcevable pour elle. Aucune raison au monde ne pouvait le justifier.
Marchant aux côtés de son frère, elle jeta un regard par-dessus son épaule. La Sorcière paraissait calme, presque sereine. Elle ne semblait pas particulièrement inquiétée par l’animosité que lui portait Moréla, elle l’ignorait même. Jusqu’à présent, elle n’avait rien fait qui put attirer la suspicion. Pourtant, Moréla ne pouvait s’empêcher de se méfier.
En connaissance de cause, sa méfiance vis-à-vis de la Sorcière était entièrement justifiée.
Et pourtant…
Jasper avait choisi de lui faire confiance. Moréla voulait croire en la clairvoyance de son frère. S’il s’était agi de n’importe quel autre Sorcier, le problème n’existerait probablement pas. Mais une Merig… Jasper était-il désespéré à ce point ?
Moréla se demanda ce que Père aurait fait. En soi, la situation de Jasper et de leur père se ressemblait beaucoup. Jobré Sarteryön avait lui aussi hérité du trône alors qu’il n’était encore qu’un enfant, dans un monde où les conflits entre les royaumes ne cessaient de faire couler le sang. L’apparition de Moridus avait mis un terme à ces conflits, tous trop préoccupés par le Sorcier pour penser encore se faire la guerre. Les différents royaumes s’étaient même alliés un certain temps. Moréla se rappela alors que cela n’avait été possible que grâce à Père. Ce fut lui qui, le premier, avait fait le pas de la paix.
Moréla leva les yeux vers son frère. À époque désespérée…
Jasper ouvrit la porte de la salle du Conseil, les laissa tous le précéder à l’intérieur. Par tradition, la pièce était très peu décorée, pour que le regard ne se perdît pas sur les détails pendant les débats. Seuls l’habillaient les portraits des souverains passés, ainsi qu’une large table. Ronde, celle-ci permettait que tous pussent se voir facilement, sans que personne ne soit occulté pendant les débats.
Après que tous furent entrés, Jasper referma la porte. Il les invita à s’installer autour de la table, prenant lui-même la place qui lui revenait. Moréla quant à elle s’installa à sa droite, comme elle avait pris l’habitude de le faire, et supporta en silence la présence de Tany à la gauche de son frère. La voir si près de lui, à une place si privilégiée de surcroît, répugnait la Magicienne. Elle s’abstint toutefois de tout commentaire.
À quoi bon ?
Alors que ses apprentis prenaient place, Moréla tourna les yeux vers les murs. Les souverains du passé les toisaient de leur majesté. Derrière le siège royal trônait le portait, immense, du premier souverain de Syracuse et Créateur de la Quatrième Terre, Rogę Azyel. À ses côtés reposaient ses successeurs. Les Azyel laissèrent rapidement place aux Fo, qui eux-mêmes furent succédé par les Sanvan, puis les Metimyon, les Sanya, les Valmar, les Sarteryön enfin. La plupart des tableaux étaient des portraits, quelques-uns représentaient les souverains assis à leur trône, leur épouse ou époux en arrière d’eux, la main posée sur leur épaule. Un seul dépeignait le souverain et son épouse côte à côte.
Moréla repensa avec nostalgie à Père, amusé devant cette toile, lorsqu’il lui avait raconté l’anecdote de sa conception. Les membres du Conseil avaient fait tout un scandale de ce positionnement. Jamais épouses et époux n’avaient été mis sur le même pied que les souverains. C’était inconcevable, contre la tradition. Mais Jobré Sarteryön n’avait jamais vu Maléna Myrnor comme autre chose que son égale, et c’est ainsi qu’il voulait la représenter. La tradition pouvait bien brûler aux Hypogées.
Moréla se souvint de la fierté qu’elle avait éprouvée pour Père. Il suivait ses principes, envers et contre tout. C’est ce qu’il lui avait appris. Suivre ses principes. Une fois encore, elle tourna les yeux vers Jasper. Il avait toujours été plus calme qu’elle, même enfant. Plus réfléchi. Plus prompt au pardon.
Envers et contre tout.
« Mes amis, entama Jasper d’une voix calme et posée une fois que tous se furent installés. Je pense que le moment est venu à chacun d’être convenablement introduit. Je vous présente donc Tany Merig. Comme vous avez pu le constater, Tany est une Sorcière. Cependant elle est ici pour nous venir en aide. Aussi demanderais-je à chacun d’entre vous de vous montrer courtois avec elle. »
Ses yeux dérivèrent légèrement vers sa sœur. Celle-ci serra les poings, cachés sous la table. Les jeunes Magiciens, quant à eux, se contentèrent d’un simple hochement de tête poli, se gardant de faire le moindre commentaire.
« Moréla, si tu voulais bien faire les présentations… ? »
La mâchoire serrée, la Magicienne posa les mains à plat sur la table, se leva. Elle décida de commencer par sa propre droite, et présenta ainsi ses Magiciens les uns après les autres. Arnaud Halris. Len Sararic. Ervey Rah. Sloe Zaharya. Henri et Antoine Alaekyn. Abigail Staynhal. Ciselle Leerol. Jonathan, Lilia et Ael Damyon. Rose Tohm. Christyl et Ashley Netsy.
Tany ne dit rien, ne fit pas le moindre geste. Elle se contenta de suivre du regard le cercle des Magiciens au fur et à mesure des présentations. À chaque nom elle planta son regard de sang dans les yeux du Magicien concerné, le scruta le temps de quelques secondes, puis passa au suivant.
Elle les étudie.
Pourquoi ?
Moréla n’eut pas le temps de se poser plus de questions. Jasper se leva à nouveau et sortit un papier de sa poche. Non pas. Il s’agissait de vélin, quelque peu usé par le temps, maintes et maintes fois plié et déplié. Jasper le déploya avec délicatesse et le posa au milieu de la table. Tous se levèrent, Tany exceptée, et se penchèrent sur le vélin.
Il s’agissait d’une carte de la Quatrième Terre. Moréla y posa un œil interrogatif. À première vue, elle ne paraissait guère particulière. Mais, plus elle l’observait, plus elle se rendait compte de la minutie avec laquelle elle avait été tracée.
« Qui l’a dessinée ? demanda Moréla, admirative.
— Moi, répondit la Sorcière sans cacher sa fierté.
— Que représentent les symboles ? demanda Ael, les yeux pleins de curiosité.
— Ceci, répondit Jasper, est la raison de la présence de Tany parmi nous. »
Les têtes se levèrent, se tournèrent vers cette dernière. Elle se leva enfin et, de l’index, indiqua un amas conséquent de symboles rouges du côté du royaume de Xilora.
« Chaque symbole rouge représente les adeptes de Moridus, qu’ils soient prêcheurs, soldats, commandants ou simples cuisiniers. Pour les novices ici présents, Xilora est un royaume “conquis” où Moridus garde un nombre élevé de ses troupes, ce pourquoi le rouge y est quasiment omniprésent. Comme vous pouvez le constater, ses armées sont également présentes aux royaumes de Miroito, Somréto, Féracier, Arcelor, Crétaska, Arébie et dans le Mor ».
» Les verts représentent les Sorciers, qui se concentrent essentiellement sur l’Île Perdue, où est notre terre d’exil.
— Mais alors… pourquoi y en a-t-il également sur le Continent ? » demanda Henri.
Pour toute réponse, la Sorcière esquissa un fin sourire. Moréla tourna des yeux interrogateurs vers Jasper, qui fit mine de ne pas la voir et garda les yeux braqués sur la carte.
« Les orange, reprit Tany, symbolisent les Guerriers, des êtres magiques dont les origines remontent loin avant la Création. Après celle-ci nous n’avons plus trouvé aucune trace de cette communauté, jusqu’à aujourd’hui. Comme vous pouvez le voir, il en existe quatre connus, à Miroito, aux Rocheuses, et hypothétiquement à Syracuse.
— Ça n’a aucun sens ! protesta Moréla.
— Les bleus, continua la Sorcière en ignorant superbement la Magicienne, évoquent les Cavaliers, eux aussi de très anciens êtres magiques disparus peu de temps après la Création. Il en existe deux aujourd’hui, aux Rocheuses et à Mönra.
— Tany, tu…
— Enfin, les mauves incarnent les Magiciens.
— Par tous les cieux, Tany ! s’exclama Moréla, à bout de nerfs. Qu’est-ce que tout cela ? Les Guerriers et les Cavaliers ne sont que de vieilles légendes, rien de plus ! Quant aux Magiciens, les seuls connus à ce jour sont des membres des familles royales et ceux qui se trouvent autour de cette table. Il n’y en a pas d’autres. Il ne peut y en avoir d’autres.
— C’est là que tu te trompes, répliqua la Sorcière dans le plus grand des calmes, ses yeux plantés dans ceux de la Magicienne. Les Cavaliers et Guerriers ne sont pas que des légendes, et ces autres Sorciers et Magiciens en sont de véritables, crois-moi. La magie de ces derniers ne s’est manifestée qu’il y a peu, une dizaine d’années environ.
— Aucun être né dépourvu de magie ne peut soudainement en avoir, protesta Moréla. C’est l’une des lois fondamentales de la magie, et tu le sais parfaitement.
— Les lois sont faites pour être transgressées, Moréla. La règle du “cela a toujours été ainsi, et il en sera toujours ainsi” est une notion inconnue de la magie, car justement elle ne se soumet à aucune règle, pas même à celles qui la régissent. Si l’on en croit ces fameuses règles, seuls les descendants directs de détenteurs de magie peuvent à leur tour en hériter, et pourtant on recense de nombreux cas de naissances de Magiciens parmi le commun des petites gens au cours de notre histoire.
» La magie n’a pas de règles et suit les aléas de son bon vouloir, et c’est par ces aléas que ces Sorciers et Magiciens en sont devenus alors qu’ils étaient nés dépourvus de toute magie, tout comme la renaissance des Guerriers et des Cavaliers a été rendue possible. Cesse donc de vouloir me contredire à tout prix et écoute. C’est pour cela que je suis ici.
» Je dois retrouver ces êtres magiques, quoi qu’il m’en coûte. Ils pourraient tout aussi bien être d’un soutien incommensurable dans cette guerre qu’une faiblesse impardonnable si jamais le Sorcier les trouvait avant nous. Moridus a connaissance de leur existence et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour leur mettre la main dessus. S’il les trouve, il pourra aisément se servir d’eux contre nous.
— Des Sorciers supplémentaires parmi ses rangs représenteraient un atout considérable pour lui, ajouta Jasper, qui savait visiblement de quoi la Sorcière parlait — aussi Moréla comprit que c’était probablement de cela qu’ils avaient tous deux parlé, plus tôt dans la journée. Les Guerriers sont réputés pour être invincibles, et vrai ou non leur légende parlera pour eux. Quant aux Cavaliers, ils seraient les seuls à pouvoir chevaucher des dragons. Ils apporteraient une force de frappe incommensurable à l’armée de Moridus. Quant aux Magiciens…
— Ils signeraient votre échec, poursuivit Tany. Des Magiciens se retournant contre les leurs… Cela aura comme conséquence la perte de toute confiance en vous, et Syracuse de surcroît. Ne pouvant plus faire confiance en Syracuse pour les protéger, les royaumes se tourneront inévitablement vers Moridus pour signer leur reddition et la paix de leurs peuples. Si le Sorcier parvient à retrouver ces êtres magiques avant nous, alors nous aurons perdu la guerre avant même d’avoir eu l’occasion de nous battre. »
Moréla baissa la tête. Tany n’avait rien de plus à ajouter pour la convaincre. Malgré elle, la Magicienne reconnaissait le vrai dans les paroles de la Sorcière. Syracuse avait toujours fait office de symbole de paix, et de celui de la résistance dans les moments les plus sombres de leur histoire. Si le royaume perdait cette symbolique qui était la sienne, le peuple perdrait espoir. Et le désespoir pousse les gens à commettre les plus grandes folies. Cela, Moréla le savait parfaitement.
« Comment as-tu découvert tout cela ? souffla Moréla du bout des lèvres.
— Je ne peux pas te le dire.
— Pourquoi cela ?
— Cela n’a aucune importance », coupa Jasper.
Moréla leva les yeux vers son frère.
Lui a-t-elle dit, à lui ?
« Que devons-nous faire ? » demanda Ashley qui, Moréla venait de s’en rendre compte, n’avait pas ouvert la bouche depuis leur arrivée en Quatrième Terre.
Tany s’apprêtait à lui répondre lorsque la porte de la salle du Conseil s’ouvrit. Entra alors un jeune homme à peine plus âgé que Moréla, dont le teint de porcelaine contrastait avec l’encre de ses cheveux et de ses yeux. Vaguement lui rappela-t-il quelqu’un. Il portait l’uniforme blanc et argent des serviteurs, toutefois il ne donnait pas l’impression d’en être un. Il s’arrêta à distance respectueuse de l’assemblée et s’inclina.
« Votre Majesté, princesse Moréla, messers Magiciens, Maître, les salua-t-il à tour de rôle — et Moréla fut surprise qu’il connût le titre que s’octroyaient les Merig, habituellement inconnu des petites gens.
— Lenny ? s’étonna Jasper. Approche, je t’en prie. »
Le dénommé Lenny s’exécuta d’un pas vif.
« Maître Meladrod m’envoie vous rappeler que vous avez oublié ceci, ce matin. »
Il tendit alors une petite fiole translucide, dans laquelle un liquide mauve s’agitait doucement. Jasper s’en empara vivement, la glissa dans sa poche.
« Merci beaucoup, Lenny. »
Le jeune homme — que Moréla imagina donc être l’un des assistants de Meladrod, le guérisseur — s’inclina à nouveau, puis s’en alla comme il était venu.
Un silence pesant tomba sur l’assemblée. Moréla fixa Jasper avec insistance. Il ignora son regard, se tourna à nouveau vers la carte.
« Tany, reprends je te prie. »
La Sorcière hocha la tête et s’exécuta.
« Ce que je vais faire, dit-elle pour répondre à Ashley, c’est partir à la recherche de ces êtres magiques, avec Syracuse comme support diplomatique, et les ramener ici.
— Si tu dois partir, entonna Moréla d’une voix faible, les yeux baissés, je partirai également.
— Je n’en doute pas, répondit la Sorcière.
— Comment fait-on pour ceux à Syracuse ?
— Selon mes informations, deux sont à Jurpo. Il s’agit des Magiciens. À toi de voir comment tu souhaites t’organiser.
— Et les deux autres ?
— Portés disparus.
— Comment sommes-nous censés les retrouver s’ils ont disparu ?
— En posant des questions. Quelqu’un les aura peut-être connus, et saura où ils sont. »
Moréla avait du mal à organiser ses pensées. La vision de cette fiole dont s’était saisi son frère lui hantait l’esprit. Une boule se forma dans son ventre, pesante. Pour la millième fois, elle repensa à ce jour où elle était…
Elle secoua la tête.
« Nous allons nous séparer en quatre groupes, finit-elle par déclarer, et fouiller Jurpo de fond en comble. Avec notre magie, il nous sera facile de repérer les deux Magiciens. Quant aux Guerriers… nous aviserons.
» Je pense aussi qu’il serait préférable que tu restes entre ces murs, ajouta la Magicienne à l’intention de Tany. Le peuple n’est pas encore prêt à voir une Sorcière vagabonder dans ses rues. »
Tany hocha la tête sans protestations.
L’assemblée mit au point quelques détails supplémentaires quant à la manière d’aborder les êtres magiques qu’ils recherchaient, et de la manière de les rallier à leur cause. Après quoi Moréla décida de laisser quartier libre à ses jeunes Magiciens, qui soupirèrent de soulagement. Autant les laisser se reposer autant que possible, tant qu’ils étaient à Syracuse…
Jasper referma la porte de la salle du Conseil, salua la troupe et s’éloigna. Moréla hésita l’espace de quelques secondes, puis se décida à le rattraper.
« Jasper, l’appela-t-elle alors qu’elle le rejoignait à pas vifs. J’aimerais te parler.
— Moréla, je suis fatigué…
— S’il te plaît », insista-t-elle.
Il fit mine de ne pas l’entendre. Elle avança de quelques pas et lui barra le passage, le forçant à lui faire face.
« Jasper, qu’est-ce que cette fiole ?
— Moréla, vraiment…
— Dis-le-moi.
— Que penses-tu que ce soit, Moréla ?! »
Elle recula d’un pas. La colère qui transparaissait dans la voix de son frère la prit au dépourvu. Ses yeux eux-mêmes s’étaient assombris.
« J’aurais pu mourir ce jour-là, poursuivit-il, sa voix vibrant d’une aigreur que Moréla ne lui connaissait pas. Meladrod lui-même n’était pas sûr de pouvoir me sauver. Et même si j’ai survécu, cela ne veut pas dire que j’en suis ressorti indemne. Mes blessures étaient si profondes qu’elles ont mis des semaines — des semaines ! — à se refermer. Je suis resté alité des mois durant pendant que tu vagabondais je ne sais où. Aujourd’hui encore, parfois, mes blessures se rappellent à moi.
» Ce remède m’aide à avoir une vie presque normale. Il atténue mes douleurs, il contient mes blessures. Il me maintient en vie.
— Jasper… Je suis désolée… J’aurais dû…
— Oui, tu aurais dû. Et Mère aurait dû vivre. Et Père aurait dû vivre. Mais rien de tout cela ne s’est fait, et il faut à présent vivre avec cela. »
Il lui jeta un dernier regard plein de colère, puis il la contourna et s’éloigna, la laissant seule avec un poids dans le ventre et un goût amer dans la bouche.
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