Chapitre onze
« Je suis désolé que tu sois obligée de rester enfermée entre ces murs… s’excusa Jasper, un sourire contrit sur les lèvres, en s’asseyant à son bureau où la paperasse s’accumulait.
— Cela pourrait être pire, répondit Tany. Je pourrais être enfermée aux cachots. »
La plaisanterie sembla détendre quelque peu le jeune souverain, dont les épaules jusque-là tendues se relâchèrent.
« Mauvaise nuit ? poursuivit Tany, qui voyait bien que quelque chose perturbait le jeune homme.
— Disons que… j’ai été contraint d’avoir une conversation que j’aurais préféré éviter. »
La Sorcière ne posa pas plus de questions, se contentant de hocher la tête.
« Tu peux aller où bon te semble, poursuivit Jasper sur un autre sujet. Le palais t’est entièrement ouvert. Je veux que tu sois ici comme une invitée.
— Merci, cela me touche. »
Il sourit quelque peu.
Ses traits étaient tirés par l’épuisement. Tany ne savait si c’était dû au poids de son titre, à cette fameuse conversation qu’il aurait préféré éviter, aux conflits en cours ou à autre chose, ou même à tout cela à la fois, mais elle ne put s’empêcher de penser qu’il était bien trop jeune pour paraître soudainement si accablé.
Tany décida de le laisser, avec le maigre espoir qu’il en profiterait pour se reposer. En ce qui la concernait, elle avait un Magicien à trouver. Elle avait beau le savoir plus proche de Jasper que ses nouveaux compagnons pouvaient s’imaginer, elle ignorait pourtant comment le débusquer et, surtout, par où commencer. Le garçon pouvait ne plus travailler au palais, ou avoir quitté la ville. En manque d’idées, elle décida de se fier au souvenir dont elle avait rêvé cette nuit pour refaire le chemin que le garçon avait fait, sept ans auparavant, jusqu’aux jardins royaux, là où tout avait commencé.
Elle sortit donc des appartements de Jasper et…
Elle s’arrêta sur le seuil, la poignée de porte toujours dans la main. Accoudé au mur, les bras croisés sur la poitrine, l’un des jeunes Magiciens se tenait là, face à l’entrée. Plutôt grand, longiligne, une masse désordonnée de cheveux roux clair, un visage fin constellé d’une multitude de taches de rousseur, des yeux ambrés. Sloe Zaharya, se rappelait-elle. Il avait aidé Jasper à transporter les gardes inconscients jusqu’au guérisseur, le soir de son arrivée. Il ne paraissait pas bien fort, à première vue, pourtant Tany se rappelait l’avoir vu soulever le buste du soldat sans effort.
Elle referma la porte des appartements derrière elle, faisant toujours face au Magicien. Il se redressa, ne la quittant pas des yeux. Un sourire étira ses lèvres.
« Bonjour Tany. Tu permets que je t’appelle “Tany” ?
— Je pensais Moréla partie juste après le déjeuner, répliqua cette dernière en guise de réponse.
— C’est le cas.
— Alors pourquoi es-tu encore ici ? »
Il sourit plus encore.
« Je serai ton chaperon pour le reste de la journée. »
Tany ne put retenir un grognement d’exaspération.
« De quoi a-t-elle peur ? Que je sorte du palais ? demanda la Sorcière, irritée.
— Elle n’aime pas vraiment te savoir seule avec son frère. »
Encore mieux.
« Je me suis porté volontaire. »
Tany le dévisagea avec dépit. Il affichait sur son visage une grande satisfaction qu’elle ne comprenait pas, visiblement fier d’être celui qui, toute l’après-midi durant, la suivrait comme son ombre.
Elle roula des yeux et entreprit son chemin jusqu’aux jardins. Comme attendu, il lui emboîta le pas. Il se positionna sur sa gauche, à même hauteur qu’elle, marchant à ses côtés comme un égal. C’était surprenant, et impétueux de sa part. Mais elle préférait cela à le voir évoluer en retrait, comme un maton surveillant un condamné. Ils marchèrent ainsi en silence pendant quelque temps. Tany jeta un regard en biais vers le Magicien. Il paraissait détendu, ne jetait pas même un regard vers elle. Il avait moins l’air de la chaperonner que de simplement l’accompagner. C’était déstabilisant. Pourtant, elle ne s’en plaignait pas.
Ils continuèrent ainsi de longues minutes, ne croisant pas âme qui vive en ces murs, jusqu’au détour d’un couloir où une femme se trouvait être en pleine discussion avec ce qui semblait être un petit garçon, à une centaine de pas d’eux. La femme était plutôt replète, bien qu’elle gardât une certaine prestance. Ses cheveux argentés s’accordaient intimement avec ses yeux d’orage. Le garçon quant à lui avait un teint laiteux, des cheveux rose pâle dont une longue et fine queue de guerrier venait habiller la base de son crâne, ainsi qu’un visage rond qui aurait pu être fort sympathique si ses traits n’avaient pas autant été tirés par la colère, de grands yeux d’un bleu de nuit, un nez étroit et des lèvres fines, presque indiscernables. Même si ses oreilles n’avaient pas été pointues, Tany n’aurait eu aucun mal à le reconnaître. Il s’agissait du deuxième « garçon » qu’elle avait aperçu lors de l’arrivée des Magiciens, celui qui accompagnait l’Elfe Kisumi.
« Ce sont Andromède, l’herboriste, et Ranoli », l’informa Zaharya.
Tany se demanda vaguement ce que l’herboriste et l’Elfe pouvaient se dire pour que ce dernier soit autant en émoi.
Les voyant approcher, les protagonistes coupèrent court à leur discussion. Andromède accorda un petit salut de tête à l’Elfe, puis tourna les talons et partit comme si de rien n’était. L’Elfe, en revanche, vrilla sur la Sorcière ses yeux de colère, ses lèvres se retroussant sur de fines dents pointues. Un frisson remonta le long du dos de la jeune femme. Sans un mot, l’Elfe leur tourna le dos et partit à son tour d’un pas lourd de rage. Tany ignorait ce qui le mettait le plus en colère, sa discussion visiblement envenimée avec l’herboriste ou sa présence en ces lieux.
Ne voulant guère se confronter à l’Elfe alors qu’il était si agité, le Magicien et la Sorcière attendirent qu’il se fût éloigné avant de reprendre leur chemin. Grâce au souvenir qu’elle avait acquis, Tany retrouva sans mal l’entrée des jardins. Elle s’arrêta un instant sur le seuil, quelque peu désorientée de les découvrir dégagés de toute opacité, tant le souvenir avait été vif. Elle prit quelques secondes pour reprendre ses esprits, puis poursuivit son chemin, Zaharya la suivant toujours à la trace.
Tany déambula dans les jardins d’un pas lent, s’orientant tant bien que mal aux quelques rares détails que le souvenir lui avait donnés. Après un temps qui lui parut être une éternité, elle trouva enfin le lieu où tout s’était déroulé. Il s’agissait d’une place vide de tout, tapissée d’une herbe grasse et verte avec, à son bout, la grande muraille de la cité. À droite, un pommier abritait sous sa ramure un banc de marbre qui faisait ainsi face au terrain découvert.
Tany resta silencieuse devant le lieu qui avait vu la mort de deux grands souverains. Zaharya lui-même retint son souffle, comme s’il pouvait sentir ce qui s’était passé en ces lieux. Après quelques instants, Tany tenta de se replonger dans le souvenir qu’elle avait acquis et d’en attraper un autre qui, peut-être, lui aurait donné le nom de celui qu’elle cherchait. Mais la pierre de lave qui ornait son cou resta silencieuse, refusant de lui révéler quoi que ce soit de plus. Dépitée, la jeune femme s’accorda un soupir d’agacement. Le Magicien tourna finalement les yeux vers elle.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— Je cherchais quelque chose, avoua cette dernière. Mais je ne l’ai pas trouvé.
— Qu’est-ce que tu cherchais ?
— Un souvenir », confessa-t-elle.
Il haussa les sourcils d’incompréhension. Tany ne trouva pas utile de lui expliquer davantage le fond de sa pensée, aussi elle tourna les talons et poursuivit son chemin à travers les jardins. Alors qu’ils cheminaient, la Sorcière remarqua du coin de l’œil que le Magicien la dévisageait.
« Un problème ? lui lança-t-elle, quelque peu agacée.
— Tes yeux, répondit-il de but en blanc. Je les aime beaucoup. »
Stupéfaite, elle s’arrêta. À son tour elle le dévisagea, incertaine s’il était sincère ou se moquait simplement d’elle. Le visage du Magicien était serein, sans trace de malice ni de mensonge. Son regard paraissait même surpris quant à la réaction de la Sorcière.
« Ce n’est pas… quelque chose que l’on me dit souvent », dit celle-ci après un instant, toujours déstabilisée.
Il haussa les épaules.
« C’est la première fois que je vois des yeux comme les tiens. »
Il était vrai qu’il n’avait jamais vu de Sorciers auparavant, Tany se rappelait en reprenant son chemin. Outre leur magie, c’était leurs yeux qui distinguaient le plus les Sorciers des autres, puisqu’il s’agissait là de la première chose que l’on voyait d’eux.
« Est-ce que tous les Sorciers sont comme toi ? poursuivit-il après quelques instants.
— À savoir ?
— Des meurtriers. »
Tany s’arrêta net, fit face au Magicien. Le sourire qu’il arborait naguère avait disparu, laissant place à une figure impassible. Son regard était profond, l’observant sans sourciller.
Un nœud se forma dans sa gorge.
« La plupart sont pacifistes, répondit Tany du bout des lèvres. Ils ne recherchent rien d’autre que la paix.
— Pas toi ?
— Il y a des choses que je dois mener à terme, et si pour cela je dois tuer alors soit. »
Un mince sourire s’étira sur les lèvres du Magicien. Cela laissa la Sorcière décontenancée.
« Cela n’a pas l’air de te perturber plus que cela, dit Tany, quelque peu suspicieuse.
— La ville est remplie d’affiches avec ton visage, difficile de les manquer.
— Alors pourquoi m’avoir posé la question ?
— Pour voir si tu dirais la vérité. »
La Sorcière haussa les sourcils, plus décontenancée encore. Elle ignorait comment considérer ce Magicien qui lui faisait face, ou même s’il était sain d’esprit. Elle en doutait quelque peu. Toutefois, après mûre réflexion, cela pouvait ne pas être une mauvaise chose. Bien au contraire. En vérité, il pouvait même s’avérer être un atout. Tany décida de parier sur ce fait.
« Que sais-tu des Sorciers ? lui demanda-t-elle.
— Rien, répondit-il avec franchise.
— Rien ?
— Rien. Moréla ne nous a jamais rien dit d’autre que comment vous reconnaître dans la foule, et c’est tout. »
Tany fronça les sourcils. Elle se tourna, se saisit d’une branche d’un bosquet qui se trouvait là et la brisa, sans égard aucun pour les jardiniers qui en avaient certainement pris grand soin.
« Prends ça, dit-elle au Magicien en lui tendant la branche. Quelle est la nature de ta magie ?
— Le Feu.
— Alors voilà ce que tu vas faire : mets le feu à cette branche, mais uniquement de manière superficielle, de sorte que les flammes la parcourent sans pour autant la brûler. Compris ? »
Il hocha la tête et, bien que Tany voyait sa suspicion, il s’exécuta sans protestation. Il se concentra plusieurs secondes durant, les yeux fixés sur la branche qu’il tenait au creux de sa main. Lentement, des langues de flammes vinrent lécher la branche, s’enroulèrent autour d’elle sans pour autant la consumer. Zaharya jeta à la Sorcière un regard interloqué, ne comprenant guère où elle voulait en venir avec cet exercice. Après un instant, celle-ci tendit la main vers la ramille afin de la récupérer. Le Magicien mit fin à sa magie et lui tendit la tige, parfaitement intacte, pas même chaude.
« Observe. »
Il ne lui fallut pas même une seconde pour concentrer sa magie et la projeter sur la branche. Des zébrures rouges commencèrent à la parcourir et créèrent sur leur passage nombre de brisures dans le bois, calcinant l’écorce où elles passèrent. Tany n’arrêta qu’une fois la brindille semblable à un charbon et la brisa en deux, découvrant aux yeux du Magicien son cœur encore intact, préservé de la magie de la Sorcière.
« Voilà ce qui arrive lorsque j’utilise ma magie. Maintenant, vois ce qui se passe si je souhaite en atteindre le cœur. »
Une seconde encore suffit pour que le cœur du branchage devînt noir et, après un bref instant, il se brisa en une gerbe de cendres noires. Les yeux du Magicien s’écarquillèrent d’étonnement avant de se lever vers Tany.
« La magie originelle se base sur les éléments, expliqua-t-elle en époussetant ses mains. La terre, le feu, l’eau, l’air, la foudre, la lumière, la glace, l’ombre aussi – bien plus rare et plus complexe que toutes les autres. Chacun de ces éléments, une fois réunis, forme un équilibre qui aide à maintenir le monde tel qu’il est. Et pour chacun d’eux, ou tous à la fois, existent des créatures et des êtres chargés d’être les porteurs de cet équilibre. Les Magiciens en font partie, de même que les Elfes.
» Le fait est que si l’on se base uniquement sur ce que les Magiciens et les Elfes peuvent faire, alors nous n’avons qu’un côté de la balance, car les êtres et créatures tels que vous faîtes partie de la création. Et aucun équilibre ne peut être maintenu si tout est fait, mais rien défait. C’est là qu’arrive la deuxième partie de la balance : la destruction. Car tout ce qui peut être créé peut également être détruit, suivant les mêmes principes fondamentaux que sont la vie et la mort.
» Et c’est là que s’inscrivent les Sorciers. Tandis que vous créez, nous détruisons, et chacun de nous aide ainsi à maintenir la balance. C’est pour cette raison que Magiciens et Sorciers s’affrontent continuellement — pour preuve, l’Histoire de notre monde. Chacun de nous représente une vision opposée de l’autre, ce qui mène immanquablement à des conflits, mais chacun de nous représente également les facettes différentes d’une même pièce, qui ne pourraient exister l’une sans l’autre.
— C’est une vision plutôt fataliste…
— Ainsi va la magie. C’est une règle à laquelle ni être ni créature ne peut déroger.
— Il n’existe donc aucune possibilité de paix entre Magiciens et Sorciers ?
— Tout dépend de ce que tu entends par « paix ». La paix est une notion très subjective. Pour les Magiciens, la paix est de vivre sur une terre que les Sorciers ne peuvent fouler. Pour les Sorciers, la paix serait de sortir de leur exil et de retrouver ce qu’ils considèrent comme leur revenant de droit. Les Magiciens veulent que ce qui est reste. Les Sorciers veulent que ce qui est change. Sachant ceci, lequel est le plus légitime ? Les deux, et aucun à la fois. Parce qu’encore une fois, tout dépend de là où l’on se place.
— Toi, où te places-tu ?
— Du côté du changement.
— Et Moridus ?
— Du changement également.
— Si vous partagez tous deux la même vision, pourquoi t’opposer à lui ?
— Question légitime, mais je ne partage pas sa vision. Je souhaiterais voir les choses changer, il est vrai. Mais ma vision du changement et la sienne sont très différentes l’une de l’autre.
— Mais tu le comprends.
— Je le comprends, oui. »
Il resta pensif un instant, les sourcils légèrement froncés.
« Et moi ? demanda-t-il finalement. De quel côté je me place ?
— Ça, c’est à toi d’en décider. »
Ses sourcils se froncèrent plus encore. Tany se détourna de lui et reprit sa marche. Par automatisme, le Magicien la suivit, silencieux. Tany lui jeta un regard. Il paraissait pensif, ruminant certainement ce qu’elle lui avait dit. Bien. Au moins cherchait-il à apprendre. Et, tant qu’il était dans ses pensées, au moins ne lui poserait-il plus de questions. Elle pourrait se concentrer.
Comme précédemment, elle porta son attention sur le pendentif qui ornait son cou. Elle se concentra, bien plus qu’elle ne le faisait habituellement. Elle tendit un doigt de magie vers lui.
L’Œil demeura désespérément silencieux.
Elle poussa un soupir d’exaspération.
Le Magicien tourna les yeux vers Tany. Celle-ci garda les siens devant elle, et poursuivit son chemin.
Les minutes passèrent, toujours dans le silence de l’Œil. De plus en plus, Tany sentait la frustration la gagner. Elle avait beau déambuler ou tenter d’attirer l’attention de la pierre qui ornait son cou, celle-ci demeurait obstinément froide.
Peut-être le garçon ne travaille-t-il véritablement plus ici…
Cela lui avait semblé des plus improbables de prime abord, mais à défaut de trouver quelque indice, c’était une possibilité qu’elle ne pouvait plus rejeter. À nouveau, elle songea que peut-être celui qu’elle cherchait avait quitté Jurpo, ce qui expliquerait le silence de la pierre.
Non.
Elle secoua la tête, catégorique.
Il est ici. Il n’y a aucun doute.
Il ne pouvait y en avoir.
À défaut d’attirer l’attention de l’Œil, elle décida de se replonger dans le souvenir, une fois encore, à la recherche d’un indice qui, peut-être, lui indiquerait ce que le garçon était devenu. Une fois de plus, elle le suivit dans les couloirs du palais tandis que son oncle lui apprenait les secrets du castel. Ensemble ils sortirent d’entre les murs de marbre blanc, traversèrent la cité, passèrent les grandes portes qui la gardaient, longèrent la muraille qui protégeait la ville.
« Vois, disait Jonal, comme chaque pierre a été posée avec précision. Pierre après pierre, la muraille fut bâtie. Plus haute, plus épaisse, plus solide. Et c’est ce que nous sommes aussi, chacun à notre manière. Une pierre posée à l’édifice, le rendant plus solide, le rendant plus fort, pour que rien ne s’écroule et que tout perdure. C’est cela notre véritable travail. »
Le garçon leva les yeux vers son oncle, le cœur empli de respect et d’admiration. Son monde semblait tourner autour de l’homme qui se tenait à ses côtés. Jonal Vinsere était comme un père pour lui, il représentait tout ce qu’il possédait, tout ce qu’il voulait avoir et pourrait jamais détenir. Des désirs simples, pour une vie simple et bien rangée.
Ce fut alors que son oncle se figea, que son regard se porta vers l’horizon, qu’il vit l’ombre rouge approcher de la muraille, qu’il s’enfuit, entendit les cors de détresse, monta en courant les marches de la colline, l’explosion, la poussière grise, partout, le silence, le silence mortifère, les silhouettes brisées, le râle d’agonie, les yeux, les yeux emplis de mort et son monde qui s’effondrait.
Tany fut brutalement arrachée au souvenir. Alors que les sentiments du garçon l’envahissaient encore, elle ressentit une gêne qui, celle-ci, lui appartenait bel et bien. Un picotement remonta le long de son dos tandis que les poils de sa nuque se hérissèrent. Elle sentit alors la chaleur douce de l’Œil sur sa peau. Il luisait d’une faible lueur orangée, et la lave presque immobile qui l’habillait se mouvait avec paresse. Elle leva les yeux, ne vit personne devant elle, personne à gauche…
Là.
Sur sa droite, un peu derrière elle, un jeune jardinier s’occupait des haies. Elle ne voyait de lui que son uniforme, un grand chapeau protégeait sa tête des aléas du soleil. Il n’y avait personne d’autre alentour.
Tany retint son souffle. En quelques secondes, elle rassembla sa magie et l’étendit vers le jardinier. À sa grande surprise, elle ne ressentit rien. Rien d’autre que sa présence mortelle. Elle fronça les sourcils. L’Œil ne se serait pas agité pour rien, de cela elle était sûre. Alors, suivant son instinct :
« Vinsere ! l’interpella-t-elle.
— Oui ? »
Le jardinier se retourna, un sourire sur les lèvres. Il se figea lorsqu’il reconnut la Sorcière. Son sourire disparut. Son visage était jeune, et plutôt pâle. Ses yeux de jais ressortaient comme deux pierres brillantes, s’accordant parfaitement aux quelques mèches sombres qui tombaient sur son front. Il devait être à peine plus jeune que Tany.
Il lui ressemble.
Des souvenirs que Tany gardait de lui, elle retrouvait les traits de Jonal Vinsere dans ceux du jeune jardinier.
Tany s’approcha de lui à grandes enjambées. Le garçon se crispa mais n’osa pas bouger.
« Comment tu t’appelles ?
— … Anthony, Maître. »
Elle l’observa plus attentivement. Elle fronça quelque peu des sourcils. Il lui ressemblait, c’était un fait. Cependant…
Cependant…
Il avait l’air trop jeune par rapport à l’âge que devait avoir aujourd’hui celui à qui appartenait le rêve.
Elle fronça des sourcils plus encore, soudain incertaine.
« Tu es bien le neveu de Jonal Vinsere ?
— Son… ? Non, Maître. Je suis son fils. »
Son fils ?
Elle ignorait que Jonal eût un fils.
Quoi qu’il en soit, cela confirmait ce qu’elle craignait. Ce n’était pas lui, le garçon du rêve. Mais cela signifiait aussi que ce dernier n’était pas très loin. Après tout, il s’agissait de son cousin.
Un regard vers le garçon lui confirma ce qu’elle pensait. Il avait détourné les yeux, et fixait le sol. Il évitait délibérément de rencontrer son regard. Car le garçon du rêve était là, quelque part dans le palais. De cela, elle en était désormais certaine.
À cette réflexion, Tany se souvint soudainement avoir vu un autre jeune homme qui ressemblait trait pour trait à celui qui se trouvait devant elle. Des cheveux de jais, des yeux tout aussi sombres, un teint de porcelaine. Elle l’avait croisé pas plus tard que la veille, dans la salle du Conseil.
« Lenny, l’assistant du guérisseur. »
Cette fois, le jeune jardinier releva les yeux vers elle, un air de panique sur le visage. Il n’y avait plus de doute à avoir.
« Conduis-moi à lui. »
Le ton n’était pas menaçant, mais l’invective était claire. Il n’y aurait pas de négociation possible. Le jeune homme resta immobile quelques instants. Puis, à contrecœur, il obéit.
La tête baissée, il tourna les talons et les guida. Très vite ils sortirent des jardins et déambulèrent dans les trop nombreux couloirs du palais, en direction du cabinet du guérisseur. Le garçon était visiblement tendu, ses épaules étaient raides sous sa tunique, et il jetait de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule. Toutefois, malgré son agitation, il ne sembla pas douter un seul instant du chemin à prendre. Tany se fit alors la réflexion que, malgré son âge, il devait certainement travailler au palais depuis de nombreuses années déjà.
Après plusieurs minutes, ils atteignirent finalement le cabinet du guérisseur. L’officine était au moins aussi vaste que la grand-salle avec, sur le mur du fond, les mêmes fenêtres arquées. De lits était-elle remplie, dont les tentures pliées laissaient à découvert les matelas blancs et vides de tout occupant. Aux autres murs s’étiraient de grandes tapisseries représentant des scènes de cultes divers, des créatures magiques, des lieux inconnus des hommes. Les couleurs qui les teintaient variaient, alternant entre des colorations claquantes et d’autres beaucoup plus pâles, très certainement passées avec les ans. Un décor des plus surprenants pour une apothicairerie, s’il en est.
À droite de l’entrée, une table de travail tranchait avec la présence des lits, occupée par nombre de volumes plus ou moins anciens et traitant — si les yeux de la Sorcière ne la trompaient pas — de diverses méthodes utilisées dans le grand art du soin, des plantes thérapeutiques jusqu’ici répertoriées, des maladies connues à ce jour. Accompagnant les livres se trouvaient des rouleaux de vélin eux-mêmes paraissant très anciens, ficelés avec soin et posés en une pyramide à l’équilibre précaire. De luxuriantes plumes, enfin, finissaient d’habiller la table de travail, qui posées de travers entre deux pages ouvertes ; qui rangées avec soin dans un pot de verre avec d’autres consœurs, associées ici et là à un ou deux encriers noirs ou de couleur.
Derrière la table de travail se tenait une commode, droite sur ses positions, semblant fière de ce qu’elle préservait en son sein. Sa couleur passée la laissait supposer aussi ancienne que tout ce qui ornait le reste de l’officine, sans toutefois être négligée. Bien entretenue, elle était ainsi prête à tenir des siècles encore après leur visite en ces lieux.
Enfin, sur un pan de mur derrière cet amas de savoir, se tendaient vers le plafond plusieurs croquis de plantes, dessinés avec une minutie toute particulière, aux couleurs si bien choisies que les herbes qu’ils représentaient paraissaient réelles.
Au fond de l’officine, un jeune homme s’occupait de changer les draps des derniers lits. Sa tenue d’une blancheur impeccable ne laissait planer aucun doute quant à son rôle en ces lieux. Pris dans sa besogne, il ne paraissait pas avoir entendu les nouveaux arrivants.
Le jeune jardinier lança un regard inquiet vers Tany, regard qu’elle ne prit pas le temps de lui rendre, trop occupée à vriller des yeux l’assistant du soigneur. Une boule peu à peu se forma dans sa gorge, créée par une frustration qu’elle n’avait encore jamais ressentie jusqu’à aujourd’hui.
Rien. Elle ne percevait rien. Ni essence, ni magie. Le vide absolu seulement comblé par la trace de sa présence mortelle. Mais rien de plus. Comme cela avait été le cas pour son cousin.
Pourtant, Tany ne pouvait pas s’être trompée. La pierre lui avait transmis le souvenir de l’un de ces êtres magiques qu’elle cherchait tant, et il se trouvait juste là, devant elle. C’était lui, son souvenir. Elle n’avait même aucun doute sur le fait que le jardinier lui-même devait également être l’un de ces êtres magiques. C’était indéniable.
Alors pourquoi ne percevait-elle d’eux que leur présence mortelle ? Pourquoi ne percevait-elle aucune essence magique, comme cela aurait normalement dû être le cas ? Cela voulait-il dire que…
Non. Elle refusait de penser à cette éventualité.
Pourtant, Tany savait également qu’elle était la seule justification possible à pareille situation. Cela expliquerait aussi pourquoi ni Jasper, ni Moréla, ni aucun des jeunes Magiciens n’avaient réussi à les découvrir jusque-là.
C’était comme si ces deux garçons si étranges ne possédaient aucune magie.
Tany aurait un mal fou à expliquer une chose pareille sans avoir à mentir.
Alors qu’elle était plongée dans ses réflexions, Lenny quant à lui n’avait pas cessé ses tâches. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, posa tour à tour les yeux sur son cousin, Tany et le Magicien qui l’accompagnait. Son visage n’exprima aucune émotion. Il acheva ses tâches en silence puis, une fois le dernier lit fait, il se retourna sans se départir de son visage de marbre et fit face aux nouveaux venus. Il s’inclina poliment, tel qu’il se le devait.
« Maître, messire Magicien… que puis-je pour vous aider ?
— Tu es bien Lenny Vinsere, neveu de Jonal Vinsere ? »
Le visage de Lenny se referma quelque peu.
« En effet, Maître. »
Tany hocha la tête.
« Nous sommes à la recherche de deux êtres magiques, deux Magiciens selon toute vraisemblance. J’ai ouï-dire que tu travaillais ici depuis longtemps. Aurais-tu, par hasard, quelques informations à ce sujet ? »
Du coin de l’œil, Tany vit le jardinier pâlir plus encore, puis jeter un regard furtif à son cousin. Lenny ne lui rendit pas son regard. Il ne lâcha pas la Sorcière des yeux.
« Je me demande, répondit le jeune homme avec un aplomb extraordinaire, ce qui vous fait penser que je puisse avoir de telles informations, Maître. Après tout, je ne suis que serviteur au palais.
— On m’a informé que tu pourrais m’aider.
— Je regrette, mais sauf votre respect je pense que vous avez été mal renseignée. Je ne possède aucune information concernant la présence de quelque être magique entre les murs de Jurpo hormis, bien entendu, celles de Sa Majesté le roi, Son Altesse la princesse Moréla, les Magiciens nouvellement arrivés ainsi que la vôtre, Maître.
— Voilà qui est regrettable. Eh bien, j’imagine que l’on n’y peut rien.
— Maître. »
Il s’inclina.
Tany tourna les talons. Elle jeta à nouveau un regard au jeune jardinier. Il soupirait de soulagement.
Quelle erreur.
Elle s’arrêta soudainement, se retourna d’un mouvement brusque et, d’un geste vif de la main, elle envoya une salve de magie en direction du jardinier. La réaction du jeune homme fut immédiate. Sans réfléchir, il leva le bras et, dans un mouvement d’arc de cercle, il matérialisa une colonne de glace qui encaissa l’attaque de la Sorcière et se brisa sous le coup.
Le temps se figea alors. Les yeux d’Anthony Vinsere s’écarquillèrent de terreur alors qu’il prenait conscience de ce qui venait de se passer. Lenny se crispa, plia légèrement les jambes et leva les mains, prêt à mener une attaque.
Tany leva ses propres mains, paumes vers le ciel, les doigts écartés.
« Je ne suis pas là pour ça, dit-elle alors. Je ne vous ferai aucun mal. »
Elle se tourna vers Zaharya, qui était resté muet depuis leur dernière conversation dans les jardins. Il demeurait figé, les yeux écarquillés.
« Va chercher Jasper. Maintenant. »
Il s’exécuta sans un mot.
En silence, ils écoutèrent les pas du Magicien s’éloigner de plus en plus. Lorsqu’ils n’entendirent plus un bruit, Tany laissa retomber ses bras le long de ses flancs. Lenny Vinsere plissa les yeux, méfiant.
« Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton agressif.
— Que vous nous rejoigniez, tous les deux, répondit calmement la Sorcière.
— Pourquoi le ferions-nous ?
— Moridus doit être arrêté. Plus nous serons nombreux, plus nos chances de réussite augmenteront. De plus, vous êtes visiblement entraînés pour cela. Bien plus que ne sont les aslaviens. Vous serez un atout considérable pour nous. »
Une grimace déforma le visage du jeune homme.
« Tout ce que vous voulez, c’est vous servir de nous. On ne sacrifiera pas nos vies pour vous.
— Alors peut-être le ferez-vous pour vous-mêmes ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je sais que vous n’êtes pas nés Magiciens. »
Anthony jeta un regard oblique vers son cousin. Celui-ci demeura impassible.
« En vérité, poursuivit Tany, je suis même prête à parier que votre magie n’a commencé à se déclarer qu’il y a environ douze ans. »
Cette fois-ci, les yeux de Lenny s’écarquillèrent.
« Comment le savez-vous ? » demanda-t-il du bout des lèvres.
Un sourire naquit sur les lèvres de la Sorcière.
Plusieurs minutes s’étaient écoulées depuis que Tany s’était tue. Les cousins Vinsere n’avaient pas dit un mot. Le plus jeune des deux gardait les yeux baissés au sol, vides. Lenny en revanche avait le regard sombre, les mains serrées en deux poings tremblants. Tany l’observait en silence. La résolution qui peu à peu naissait dans ses yeux lui rappelait ce jour maudit où elle avait elle-même pris la décision que le jeune homme s’apprêtait à prendre.
Quitte à servir d’arme, pourquoi ne pas en profiter pour se venger ?
Lenny serra plus encore les poings. Pour la première fois depuis la venue de la Sorcière en ces lieux, il se tourna vers Anthony. Sentant le regard de son aîné sur lui, celui-ci releva les yeux et croisa son regard. Après un instant d’hésitation, il hocha la tête. Lenny se tourna alors vers la Sorcière.
« Parfait. »
Parfait.
※ ※ ※
« C’est insensé ! s’écria Moréla. Comment a-t-elle pu les trouver ?! Ils n’ont aucune essence magique Jasper, aucune ! Ni toi, ni moi n’aurions été capables de les découvrir, et encore moins une Sorcière. Alors comment a-t-elle pu savoir qu’il s’agissait d’eux ? Comment ?!
— Je l’ignore, répliqua son frère, une pointe d’agacement perçant dans sa voix.
— C’est insensé ! »
Tout l’était, depuis que cette Sorcière était apparue. De son discours sur des êtres magiques venus d’on ne savait où, suivit de… de ça.
Comment a-t-elle pu ?
Par nature, les Sorciers ne pouvaient sentir la présence magique de personne d’autre que des leurs. Cela en allait de même pour les Magiciens. C’est ce qui différenciait, en partie, les êtres des créatures magiques. De par sa nature même, Tany aurait donc dû, quoi qu’il arrive, être incapable de reconnaître un Magicien dans la foule.
Mais là…
Là, les choses étaient encore plus différentes.
Des êtres magiques… sans essence.
Cela allait envers et contre toutes choses.
Tous ceux qui possédaient un tant soit peu de magie possédaient également une essence, une trace unique qui les identifiait pour ce qu’ils étaient. Cette trace se traduisait habituellement par une sorte de parfum, un parfum que l’on pouvait sentir avec ses sens magiques. Et chaque être et créature possédait un parfum avec ses propres notes. Pour les Magiciens, c’était une notre sucrée. Pour les Sorciers, Moréla avait ouï-dire que leur essence était acide.
Mais pour ce qui était des cousins Vinsere…
Rien.
Le vide absolu.
Je n’ai rien ressenti…
Comme s’ils ne possédaient aucune magie.
Et pourtant…
Pourtant, elle avait vu de ses yeux la magie qui était la leur. Manipulateurs de la Terre et de la Glace, les cousins Vinsere leur avaient montré leur véritable nature.
À cette heure, Moréla ignorait ce qui la déstabilisait le plus. L’absence d’essence magique des deux serviteurs, ou le fait qu’ils étaient des Vinsere.
Moréla avait connu Jonal toute sa vie. Plus que le conseiller personnel du Roi, il était avant tout l’ami le plus proche de Père. Toujours présent, à chaque instant de leur vie, jusqu’au dernier jour. Pourtant, malgré les nombreuses années passées les uns si proches des autres, Moréla ignorait qu’il avait une famille. Jonal s’était toujours gardé d’évoquer un mot à leur sujet. Au vu de la nature plus qu’étrange des garçons Vinsere, la Magicienne comprenait aisément la facilité avec laquelle Jonal était parvenu à les cacher.
Mais pourquoi l’avoir fait ?
C’était là ce qu’elle comprenait le moins. Il avait été l’ami de Père…
Alors pourquoi ?
Pourquoi ce secret ?
Soudain, une nouvelle interrogation se formula dans l’esprit de Moréla.
« Comment a-t-il fait pour les entraîner ? » dit-elle à voix haute.
Jasper tourna des yeux interloqués vers sa sœur.
« Jonal, précisa celle-ci. Comment a-t-il pu entraîner son fils et son neveu ? Il ne possédait aucune magie, il aurait dû en être incapable.
— En effet, acquiesça son frère. Mais je ne pense pas qu’il soit important de le savoir.
— Pourquoi cela ?
— Qu’importe comment il s’y est pris. Ils sont entraînés, c’est tout ce qui compte. Au moins pourront-ils suivre le même entraînement que les aslaviens, sans avoir à reprendre tout depuis le début. C’est un gain de temps incroyable, qui nous sera favorable.
— Alors tu ne veux pas creuser plus leur histoire ?
— Je n’en vois pas l’intérêt.
— L’intérêt, s’obstina Moréla, est de découvrir comment tout cela est possible. Si nous arrivons à comprendre comment il a pu les former à un art qu’il ne possédait pas, nous pourrons peut-être comprendre pourquoi ils n’ont aucune essence magique. N’est-ce pas quelque chose d’important ?! »
Exaspéré, Jasper s’arrêta et fit face à sa sœur.
« Arrête ! s’exclama-t-il. Tu ne cesses de poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre. Et même si des Magiciens sans essence magique sont effectivement quelque chose de préoccupant, il va pourtant nous falloir mettre cette question de côté pour le temps présent. Qu’importe la réponse, elle ne nous aidera en rien à faire ce que nous devons faire. Ce qui est réellement important maintenant, c’est que tu te prépares à ton départ. »
Une boule se forma dans la gorge de la Magicienne.
« Mon départ… ?
— Ton départ, oui. Il me semblait que tu avais l’intention de suivre Tany dans sa quête ? Elle n’a jamais eu l’intention de rester à Syracuse plus que nécessaire, et maintenant qu’elle a trouvé les Magiciens qu’elle cherchait, elle n’a aucune raison de retarder son départ. Ce qui veut dire que toi et les Magiciens allez bientôt partir également.
— Je… je pensais que, peut-être, nous pourrions attendre quelques jours de plus avant de…
— Ce n’est pas envisageable, non. On ne peut pas se permettre de perdre davantage de temps. »
Le cœur de Moréla se serra. Elle baissa les yeux.
« Je sais que tu m’en veux, dit-elle à voix basse, pour ce que j’ai fait. Ou, plutôt, pour ce que je n’ai pas fait. Et je sais que tu ne me pardonneras probablement jamais. Et je n’espère pas que tu le fasses un jour. Je ne le mériterais pas. Mais, malgré cela, j’espérais que nous pourrions nous retrouver. Comme un frère et une sœur. »
Jasper soupira, las.
« Tu as raison, répondit-il. Je ne pense pas pouvoir te pardonner un jour. Mais je ne te hais pas pour autant. Moi aussi, j’aurais voulu que nous puissions nous retrouver. Malheureusement, le temps nous est compté. Depuis bien trop longtemps Moridus sévit, sans plus personne pour le défier. Il est temps que cela cesse. On ne peut plus attendre. Vous devez partir au plus vite, avant que le Sorcier ne comprenne ce que nous faisons. C’est cela, notre priorité.
» Cependant… Une fois que tout sera fini, j’aimerais moi aussi que nous nous retrouvions. Comme une sœur, et son frère. »
La gorge sèche, Moréla acquiesça d’un hochement de tête.
Ils ne dirent rien pendant quelques instants, puis Jasper tourna les talons et s’éloigna. Les affaires du royaume, elles non plus, ne pouvaient pas attendre. Puis, après quelques pas, il s’arrêta à nouveau et fit face à Moréla.
« J’ai écrit à Lina. »
Surprise, Moréla redressa la tête.
« Comment va-t-elle ?
— Je ne sais pas trop, avoua Jasper du bout des lèvres. Je n’ai plus aucune nouvelle depuis plusieurs mois déjà. J’essaie de lui écrire aussi souvent que possible, mais elle ne me répond que très rarement. Je doute même qu’elle lise la plupart de mes lettres…
— Mais… pourquoi ?
— Lina… n’est plus la même depuis ce jour. Elle est restée à mes côtés le temps de ma convalescence, mais dès que Meladrod a déclaré que je pouvais retrouver mon autonomie, elle est partie s’installer dans l’ancien manoir. Elle n’est pas revenue à Jurpo depuis, et je n’ai jamais réussi à trouver le temps de lui rendre visite.
» Alors, si jamais vous passez à proximité, j’aimerais que tu ailles la voir pour moi. Au moins pour t’assurer qu’elle aille bien. Et je suis sûr qu’elle serait heureuse de te revoir.
— Je te le promets. »
Cette promesse, cette fois-ci, serait facile à tenir.
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